On peut sans beaucoup se tromper comparer ce qui passe aujourd’hui pour de l’expertise économique à la méthode qui consisterait à enfiler son pantalon par la tête avant de le remonter par les jambes. Si l’on s’en tient à l’ABC de l’économie physique, ce qui mérite d’être connu dans les manuels d’économie actuels peut être réduit à environ une semaine de cours. Il n’est pas diplomatique de le dire, mais c’est l’entière vérité. En conséquence, nous ne consacrerons qu’un chapitre de ce livre aux mystères supposés de la théorie monétaire. La théorie monétaire actuelle.
Tout d’abord, qu’en est-il de la théorie monétaire contemporaine ?
Ce qu’on nous présente aujourd’hui pour de l’« économie », dans les manuels et les journaux spécialisés, n’est essentiellement rien de plus que de la théorie monétaire. Certains des sujets essentiels de l’économie physique sont ignorés, ou, au pire, volontairement écartés. Et lorsque par exception il s’y réfère, l’enseignement officiel utilise tout un attirail approximatif composé de bribes empruntées ici à un dogme physiocratique réchauffé, là à quelque auteur marxiste. Pour autant que l’on s’intéresse de cette manière à l’économie physique, c’est toujours sous l’égide d’un dogme monétariste. « Achetez bon marché, vendez cher » : voilà la base axiomatique du monétarisme ; tout y est considéré du point de vue de l’association fraternelle du marchand de poissons avec son banquier.
La théorie monétaire contemporaine est entachée de deux types d’erreurs complémentaires, que l’on retrouve implicitement dans les « doctrines sur la moralité » enseignées par David Hume, Adam Smith et Jeremy Bentham. La première est de vouloir expliquer toutes les facettes du processus économique à partir de la théorie des prix, en invoquant la « Magie du Marché ». Une telle tentative, outre le fait qu’elle soit monstrueusement complexe, rend impossible toute description précise des processus économiques de la vie réelle. La deuxième erreur est de s’efforcer de présenter différentes formes d’usure comme des pratiques économiques normales, qui seraient des caractéristiques incontournables de l’ensemble du processus économique. Cela fausse et alourdit encore davantage les tentatives d’analyse descriptive.
Par sa nature même, l’économie physique exclut le premier type d’erreurs.
Le deuxième type est évité en rendant la pratique de l’usure illégale, ce qui permet d’éliminer à la source les difficultés théoriques qui se présentent lorsqu’on veut en justifier les effets quotidiens. Les principes de l’Economie Physique sont en effet conformes au vieil héritage augustinien qui veut que toute forme d’usure — sous forme de prêts, de rente foncière et de spéculation sur les marchandises — soit immorale et aille à l’encontre du bien-être général. En procédant de la sorte, nous réduisons la théorie monétaire à quelques principes qu’un traité d’économie peut développer en un chapitre.
La théorie monétaire apparaît en Amérique avec les écrits de Mathers et la proposition de Benjamin Franklin (1706-1790), basée sur ses travaux [1], visant à créer une monnaie pour les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Elle fut fut intégralement mise en œuvre sous la présidence de George Washington, comme en attestent les rapports du Secrétaire au Trésor Alexander Hamilton [2] (1755-1804) au Congrès sur le crédit et les banques. Mathew Carey (1760-1839) [3] et Henry C. Carey [4] (1793-1879) approfondirent le sujet. La Constitution américaine reprend quelques éléments fondamentaux de cette théorie dans son Article 1, Sections 8 et 9.
Les éléments de la théorie monétaire sont les suivants.
La quantité de monnaie mise en circulation (salaires et revenus non salariaux), est une fonction de l’ensemble constitué par les coûts correspondant à l’énergie du système. La quantité effective d’argent mise en circulation peut pour plusieurs raisons s’en écarter : soit par la fluctuation des prix, soit par l’orientation des flux monétaires vers des dépenses de Frais Généraux qui n’ont pas de relation fonctionnelle avec le cycle de production. Pour autant que les paiements soient déterminés par le cycle de production, la croissance des ressources financières procède comme nous venons de l’exprimer ci-dessus. La production en tant que telle ne génère cependant pas de ressources financières suffisantes pour pouvoir effectuer les achats correspondant à la partie d’énergie libre résultant du processus de production. Certains parlent du « problème de retour sur investissement » (« buy-back problem »).
L’intervention de la puissance publique constitue la solution à ce problème. Afin que suffisamment d’argent circule pour permettre l’achat des biens physiques correspondant à la part d’énergie libre, soit les pouvoirs publics taxent les flux financiers, notamment la part des Frais Généraux correspondant à des dépenses anti-économiques (usure, rente foncière, revente spéculative), soit ils créent de la monnaie. Ces deux mesures peuvent être combinées en une seule.
La méthode par laquelle le gouvernement doit créer du crédit est l’émission de monnaie fiduciaire gagée sur les réserves-or de son Trésor, de préférence sous forme de crédits disponibles au sein du système bancaire national. Les émissions de monnaie rentrent en circulation à travers ces crédits bancaires. Etant donné que ces crédits sont pour leur plus grande partie garantis, la valeur de la monnaie ainsi mise en circulation s’appuie sur cette garantie. Le gouvernement est en fait redevable de la part de ces émissions monétaires qui ne se trouverait pas correctement couverte par les garanties de crédits à émettre. C’est principalement pour rééquilibrer la balance des paiements extérieurs que le gouvernement devra ainsi s’engager ; étant donné qu’il n’existe pas de devise internationale pour parer à cette éventualité — et qu’aucune république souveraine [5] ne saurait le tolérer — les déficits de la balance des paiements extérieurs sont régularisés par le Trésor, sous forme de règlements en or monétaire [6].
Tel est, dans les grandes lignes, un système monétaire à réserve-or.
Les deux doctrines monétaires les plus connues, à l’opposé du système à réserve-or, sont d’une part le système à étalon-or, instauré à Londres à la fin du XIXe siècle et, d’autre part, le système actuel à « taux de change flottants » dérivé de Bretton Woods (avec le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, le GATT, etc).
Dans le cadre d’un système à étalon-or, le Trésor américain émettrait exactement un dollar en papier-monnaie pour chaque dollar-or en dépôt dans ses coffres, sous forme de pièces ou de lingots. De même, tout établissement, banque privée ou banque régionale d’un Etat de l’Union, pourrait être autorisé à émettre sa propre monnaie à hauteur de l’or qu’il détient, de telle sorte que toute personne présentant du papier-monnaie au comptoir de l’agence émettrice puisse librement l’échanger pour sa valeur en pièces d’or ou en lingots [7].
L’étalon-or limite la quantité de monnaie en circulation à la quantité d’or en dépôt au Trésor et/ou dans les banques autorisées à émettre. La nation américaine, soumise à ce traitement via le U.S. Specie Resumption Act à la fin des années 1870, eut à subir une crise sociale douloureuse sur fond de dépression économique persistante. Durant cette période, et dans les années qui suivirent, les non résidents purent acquérir pour trois fois rien des pans entiers des actifs, notamment immobiliers, détenus par l’Etat et les citoyens américains. Pire encore, étant donné que les dépôts en or auprès du Trésor américain s’épuisaient en conséquence des mesures liées au Specie Resumption Act, des nations moins productives que les Etats-Unis et des intérêts privés détenteurs d’avoirs en or furent à même de piller massivement le gouvernement fédéral et les particuliers, en achetant avec du papier-monnaie sans contre-partie comparable en termes de production physique disponible.
Insistons ici sur un point crucial : s’agissant de théorie monétaire, le système à étalon-or est pire que l’absence totale d’émission de papier-monnaie. Dans un tel système, il n’existe pas de relation fonctionnelle entre les niveaux de production de biens physiques et la quantité de monnaie en circulation. Dans le système à réserve-or décrit plus haut, au contraire, la garantie essentielle de l’émission de monnaie n’est pas l’or, ce sont les actifs à forte valeur physique, les biens utiles. Qui plus est, si le système à réserve-or fonctionne correctement, la quantité de monnaie disponible correspond approximativement aux biens en circulation. Dans un système à étalon-or, la quantité de monnaie disponible est largement inférieure à la quantité de biens mis en vente par les producteurs : pour cette raison, le système à étalon-or est facteur de dépressions économiques souvent de grande ampleur
L’efficacité du système à réserve-or dépend des politiques de crédit régissant émissions monétaires. Les critères suivants sont requis pour assurer une efficacité optimale.
1. Les crédits par émission monétaire doivent être exclusivement orientés soit vers l’investissement dans la production de biens physiques, soit vers l’investissement dans le développement des infrastructures économiques de base, essentielles à la production de biens physiques. Les autres prêts doivent se faire à partir de l’épargne privée, en monnaie ou en lingots, déposée auprès des institutions de crédit.
La monnaie doit être émise en faveur d’investissements visant à produire des biens physiques nouveaux, de préférence de nouveaux biens d’équipement ; elle peut être exceptionnellement émise afin de permettre l’acquisition à crédit de biens de consommation, mais à titre strictement temporaire et pour stimuler ponctuellement une économie en dépression. Les prêts à l’origine de création monétaire ne doivent pas être destinés à l’achat de biens usagés, ni au refinancement, ni pour couvrir des Frais Généraux, si ce n’est à titre exceptionnel, et sans dépasser le strict minimum nécessaire à la mise en place de prêts émis principalement pour l’acquisition de nouveaux biens d’équipements destinés à la production de biens physiques ou à l’infrastructure de base.
Le but est de stimuler l’investissement dans la production de biens physiques en s’assurant que les obligations implicites contractées par le gouvernement, quand il émet de la monnaie soient garanties par des investissements engendrant, à leur tour, des revenus issus de la production de biens physiques pour l’emprunteur.
2. Les prêts doivent être orientés en priorité vers des investissements portent sur des technologies de pointe incorporées dans le secteur des biens d’équipement, et tout particulièrement vers la production de biens d’équipement, machine-outils en tête.
3. On donnera la préférence aux prêts qui, tout en respectant ces conditions, font également appel à l’épargne privée.
Le troisième critère devra être mis en œuvre de la manière suivante :
3a. Les émissions devront être afficher des taux de réescompte sensiblement inférieurs au coût du crédit sur le marché alimenté par l’épargne privée, c’est-à-dire de l’ordre de 2% à 4% l’an. Les banques privées seront autorisées à prendre une petite marge sur les prêts qu’elles accorderont à partir de cette émission monétaire. Les établissements privés obtiendront les conditions les plus favorables en « pondérant » dans un même prêt le crédit à partir de l’émission monétaire publique et le crédit à partir de leurs propres dépôts. Si pour participer à ce mécanisme d’émission monétaire, les établissements privés doivent effectuer une telle « pondération », c’est avec un double avantage : ils amélioreront leur compétitivité en matière de crédit et maximiseront le rendement de leurs dépôts et de leur capital ; en outre, cette participation leur permettra d’accroître leur capacité de prêt sur le marché et donc d’obtenir un taux de croissance de leurs revenus supérieur à celui des autres détenteurs de fonds privés .
3b. Plus le gouvernement est en mesure d’attirer l’épargne privée vers ces catégories privilégiées d’investissement, plus il est à même d’atteindre ses objectifs.
Le mécanisme est simple : une banque privée soumet à l’agence ad hoc de la Réserve Fédérale (par exemple), agissant en la matière pour le compte du Trésor, un projet de contrat de prêt avec un entrepreneur, en vue d’un investissement relevant de l’une des catégories prioritaires. Une fois le projet accepté, la Réserve Fédérale tire un chèque gagé sur l’émission monétaire mise en dépôt par le Trésor sur ses comptes. Ce chèque est émis à l’ordre de la banque prêteuse. Il est déposé sur le compte de l’emprunteur domicilié dans cette banque ; l’emprunteur est ensuite autorisé à tirer des chèques sur ce compte, contresignés par l’agent accrédité de la banque, pour régler les achats rentrant dans le cadre des investissement spécifiés dans l’accord de prêt. La monnaie ainsi émise circule entre les mains des prestataires de biens et de services des catégories spécifiées ainsi que de leurs salariés. L’émission monétaire se trouve ainsi mobilisée pour que l’énergie libre générée par l’économie nationale puisse circuler.
Ce système étant à réserve-or, il doit intégrer deux contraintes de nature à la fois distincte et reliée. Premièrement, les émissions monétaires utilisée directement pour l’importation de biens aboutissent à une dette du Trésor. Deuxièmement, on peut également importer en utilisant la monnaie déjà émise (circulation secondaire), le résultat étant le même.
La réglementation des changes permet de gérer cette contrainte extérieure. Les règlements des importations se font généralement dans la devise du pays exportateur, l’acheteur américain (par exemple) devant se procurer la devise étrangère auprès du système bancaire national en échange de dollars gagés sur or (par exemple). L’achat de devises étrangères revient de ce fait à une autorisation d’importer, le système bancaire national (y compris le Trésor) fixant le montant de chaque devise qu’il accepte d’acquérir. Le système bancaire national prend pour référence la position de la balance des paiements avec chacune des nations concernées. Ce mécanisme doit être complété par l’adoption d’un texte prévoyant que les Etats-Unis (par exemple) ne régleront les soldes de leur balance des paiements qu’avec les nations ayant signé une convention réciproque dans le cadre du système à réserve-or.
En promouvant les exportations, on crée la possibilité d’accroître les importations. A cet effet, le gouvernement remplit principalement trois rôles. D’abord, il favorise les accords qui facilitent les exportations de produits matériels. Ensuite, il soutient les fonctions de prêt à l’import-export qui servent au financement des exportations américaines sur les marchés internationaux, selon les mêmes principes de préférence économique employés pour orienter, à l’intérieur, les crédits par émission de monnaie, en promouvant en particulier les exportations de biens d’équipement comme ces principes l’impliquent. Enfin, le gouvernement, avec la coopération du système bancaire national, négocie les déficits et les surplus sous forme de reconnaissance de dettes publiques et privées envers des partenaires commerciaux assortis, afin que les passifs et les actifs des positions sur les monnaies étrangères soient compatibles à la fois avec la sécurité des positions de la réserve-or américaine (par exemple) et les besoin s du gouvernement et des intérêts privés de la nation en ce qui concerne le commerce international.
Il faut ajouter à cela les fonctions économiques du gouvernement. Dans la mesure du possible, le gouvernement devrait limiter ses fonctions économiques directes au développement et à la maintenance de l’infrastructure économique de base pour l’agriculture et l’industrie. Autant que faire se peut, il est souhaitable que les autres fonctions économiques relèvent des investissements privés. Dans le domaine des fonctions économiques du gouvernement, incluant dans notre exemple l’administration fédérale des Etats-Unis, celle des Etats et des collectivités locales, la puissance publique pourvoit directement à l’infrastructure économique de base ou bien la fournit à travers les entreprises publiques qu’elle contrôle. Ceci inclut la gestion de l’eau, les transports publics (les ports, les docks, les grands moyens de transports tels que les chemins de fer, les autoroutes, le transport routier, le trafic aérien), le production et la distribution d’énergie, le développement et la gestion des ressources naturelles, et l ’infrastructure industrielle municipale, y compris les traditionnels services municipaux de base.
Il serait prudent que l’Etat n’accumule de dette, à moyen ou à long terme, qu’en dépenses d’investissement dans ces fonctions économiques. Les achats du gouvernement qui relèvent de ces fonctions devraient être de la forme (S’ + C), de par leur nature même et leur impact sur l’économie. Ces achats peuvent être mobilisés par émission monétaire sous forme de crédits exclusivement destinés à ce genre de dépenses d’investissements. Ceci permet au gouvernement de stimuler la réalisation de l’énergie libre de l’économie, pas seulement en effet net sur le niveau global des achats de biens physiques, mais aussi de façon sélective. Puisque, pour une large part des investissements infrastructurels qu’il a décidés, le gouvernement dispose d’une marge de manœuvre en jouant sur l’année où ils sont engagés et sur l’allure à laquelle ils sont réalisés, l’utilisation avisée de cette marge peut permettre la stimulation sélective des domaines de production de biens d’équipement au moment où cette stimulation peut avoir un effet décisif. En procédant ainsi, le gouvernement ne dépense rien d’autre que ce qu’il doit dépenser dans tous les cas, et l’impact de cette dépense est garanti quant à ses effets nets sur la santé globale de l’économie. De plus, en utilisant les émissions de monnaie ainsi définies pour financer l’investissement en capital, par des crédits à faible taux et à long terme, le niveau et le coût de gestion des charges de la dette publique sont maintenus au minimum possibles.
Le principal critère de conduite de la politique monétaire est l’effet précalculable qu’elle aura sur le développement de l’économie physique, comme nous l’avons jusqu’ici défini. Aussi, la politique monétaire est une extension et un corrélatif de la fonction mathématique de l’économie physique. Le rôle du gouvernement consiste principalement à gérer ses propres fonctions économiques et monétaires en vue de former dans sa totalité l’environnement économique et monétaire de l’investissement privé, en conformité avec le dessein commun.
Du point de vue de la science économique, la distinction habituelle entre politique monétaire et politique fiscale est une illusion. La capacité du gouvernement à lever des impôts, particulièrement celle du gouvernement national, ainsi que le lien entre la politique fiscale et la gestion de la dette publique, fait immédiatement partie intégrante de la politique monétaire, avec un impact profond sur la direction dans laquelle l’économie se développe.
L’imposition a une double fonction. Elle doit satisfaire les engagements de paiement du gouvernement en cours, mais également distribuer le poids de l’imposition sur l’économie en taxant moins lourdement les activités relativement les plus souhaitables, et plus lourdement celles qui le sont moins. Là encore, l’analyse des principes de l’économie physique fournie dans ce texte est un guide général pour l’élaboration d’une stratégie politique.
Par exemple, les taux d’imposition devraient frapper très lourdement les activités indésirables telles que l’usure sous toutes ses formes, et les secteurs des Frais Généraux de l’économie qui se situent aux frontières de l’immoralité. Le « péché » est à balayer ou à taxer jusqu’à l’agonie. En revanche, une charge fiscale trop lourde sur les ménages ouvriers (par exemple) est à la fois immorale et économiquement perverse dans ses effets. Bien que la capacité de payer doive être en principe proportionnelle à l’importance des avantages obtenus par l’activité au sein de la nation, il est souhaitable de maintenir des taux élevés d’investissement des capitaux privés ; taxer punitivement les hauts revenus uniquement parce qu’ils sont hauts revient donc à céder à une démagogie aveugle. C’est la façon dont le revenu est employé qui représente le critère moral et économique à appliquer. Si les revenus sont épargnés, et que cette épargne soit investie ou prêtée en vue de promouvoir des investissements utiles en capital, utilité conforme aux principes de l’Economie Physique, il serait sage de prévoir une forme ou une autre de crédit d’impôt sur la part des revenus qui est investie, et par conséquent, automatiquement, de faire reposer plus lourdement la charge fiscale sur les revenus des gaspilleurs.
Pour ce qui est des flux de crédit servis par les institutions financières et du flux d’achats provenant des revenus, si un secteur de l’économie souffre alors que l’autre est favorisé par les effets de débits différentiels de ces flux, ce différentiel va modeler la structure globale de l’économie nationale pour le meilleur et pour le pire, pendant tout le temps où il prévaudra.
Nous abordons ici une question de droit naturel, sur lequel Nicolas de Cuse, parmi d’autres, fait encore autorité aujourd’hui. Selon ce droit, la définition du terme équité est l’ensemble des droits naturels de chacun et de tous. Le droit essentiel de l’individu est un droit de l’homme, c’est-à-dire reposant sur la qualité qui distingue l’homme et la femme de l’animal : le pouvoir de raison créatrice. Le développement des pouvoirs de raison chez tous les jeunes individus, jusqu’à l’accès aux niveaux correspondant à la maîtrise de la technologie moderne, est un droit de l’homme. Le droit, et l’obligation, de l’individu à poursuivre le développement de ces pouvoirs est un droit de l’homme. La liberté d’utiliser ces pouvoirs ainsi développés de telle façon que la vie d’un individu, une fois arrivée à son terme, ait produit quelque chose de durable pour tous, est un des plus fondamentaux des droits de l’homme : autrement, la valeur de l’être humain s’évanouirait dans sa tombe comme s’il s’agissait d’une bête. Il appartient au droit de tous et chacun que la vie humaine soit considérée, en pratique, comme sacrée et qu’elle soit vécue de telle manière que ses contributions à la société soient constamment bénéfiques pour les générations futures de l’humanité. Chaque fois qu’un autre genre de droit se trouve en conflit avec ce principe fondamental du droit humain, il doit céder et s’effacer, car il s’agit ici du principe d’équité selon le droit naturel. En vertu du droit naturel, aucune définition contraire ne peut être tolérée.
Etant donné que l’économie et l’Etat sont les instruments dont dépend la réalisation des droits de l’homme, pour chacun et pour tous, les fonctions de l’économie et de l’Etat qui sont indispensables pour réaliser le principe d’équité bénéficient aussi de la protection de ce principe. A chaque fois que la réalisation de quelque autre droit ou privilège viole les droits ainsi élargis par le principe d’équité au processus économique et à l’Etat, cet autre droit se trouve annulé.
Citons un célèbre exemple du principe d’équité dans le droit naturel : si le remboursement d’une créance par un débiteur entraîne la perte d’une vie humaine, ou une autre violation du principe d’équité, le créditeur ne doit pas obtenir le repaiement dans ces conditions, et si aucun aménagement de date et d’autres termes du remboursement ne peut effacer la faute, les prétentions au remboursement du créditeur se trouvent annulées au regard du droit naturel. Telle est la doctrine appliquée à Shylock dans le Marchand de Venise de Shakespeare. [8]
Le principe d’équité, tel qu’il est sommairement décrit ci-dessus, définit directement ou implicitement tout ce qui est relatif à la moralité publique, que ce soit dans l’exercice de la puissance publique, ou dans la pratique d’institutions et de personnes privées. Le poids de la responsabilité de garantir ce qui est protégé par ce principe est proportionnel au pouvoir relatif de l’institution ou de la personne impliquée dans le problème d’équité en question. [9] La responsabilité ultime revient à la puissance publique.
Si l’on soutenait qu’un tel principe d’équité sort du domaine de l’économie politique, on démontrerait simplement que cet argument est non seulement faux mais immoral. Simplement, le principe d’équité est une autre façon de définir la valeur économique en Economie Physique : ou, plutôt, la preuve de cette définition de la valeur économique, par sa construction même que nous donnons ici, est la forme que prend le principe d’équité en économie politique.
C’est de là que le gouvernement tire le droit moral, l’obligation morale, de répartir l’impact de l’impôt sur la société de la façon qui respecte au mieux le principe de la valeur économique en Economie Physique, à condition que cette application soit également cohérente avec le principe d’équité, dont est dérivé le principe de la valeur économique.
Nous avons ainsi passé en revue tous les points essentiels d’une théorie monétaire moralement acceptable. Toute théorie monétaire contraire à ces principes est immorale, non seulement par l’intention qui l’inspire mais surtout par les conséquences de son application à la politique de la nation. Pour illustrer cette différence, il suffit de revenir sur le point de vue de Hume, Adam Smith, et Bentham ; la preuve de ce que nous avançons découle implicitement et clairement de leurs écrits.
Ces trois personnages du XVIIIème siècle ont déployé de nombreux efforts afin de justifier une doctrine politique britannique essentiellement immorale. [10] L’argumentaire en faveur de cette immoralité fut établi par Hume. La ligne directrice de son œuvre se trouve définie dans son voltairien Traité sur la nature humaine (1734), il lui donna un caractère dogmatique plus général dans ses Essais sur l’entendement humain (1748) [11] et ses Essais sur les principes de la morale (1751). La doctrine morale de Hume inspira directement l’élaboration de la doctrine d’Adam Smith dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), ainsi que la théorie de la « main invisible » dans ses Recherches sur les causes de la Richesse des Nations (1776). Les principaux travaux de Bentham (1748-1831) en économie politique sont En défense de l’Usure (1787) et Introduction aux principes de la morale et de la législation (dans son édition de 1789). L’essence de la doctrine d’économie politique de ces trois personnages, et d’autres à leur image, est parfaitement résumée par un passage de la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith :
« L’administration du grand système de l’univers (...) le souci du bonheur universel de tous les êtres rationnels et sensibles, est l’affaire de Dieu et non celle de l’homme. A l’homme est confiée une tâche beaucoup plus humble, mais beaucoup plus accessible à la faiblesse de ses moyens, et à l’étroitesse de son esprit ; le soin de son propre bonheur, de celui de sa famille, de ses amis, de son pays (...) Mais bien que nous soyons doués d’un très grand désir nous portant à la réalisation de ces fins, il a été introduit au sein des déterminations lentes et incertaines de notre raison la nécessité de trouver d’abord les moyens propres à leur achèvement. La Nature nous y a, dans la plus grande part, dirigés au moyen des instincts originels et immédiats : la faim, la soif, la passion qui unit les deux sexes, l’amour du plaisir et la crainte de la douleur, nous incitent à appliquer ces moyens pour leur propre intérêt, et sans considération quelconque pour les fins salutaires que le grand Directeur de la Nature a voulu leur assigner. » (C’est nous qui soulignons) [12]
La soumission aveugle aux « instincts originels et immédiats » , définis par la recherche du plaisir et la fuite devant la douleur, relève de l’hédonisme irrationnel, exprimé dans la Bible par l’idée du « péché originel ». Ainsi, cette doctrine associée à Hume, Smith et Bentham est immorale. Mise en pratique par Hume, Bentham, etc. dans le domaine de l’économie politique, elle baptise « liberté » de cette conduite immorale et recommande de l’adopter contre toute entrave de la science ou du droit naturel. En résumé, elle dit : faites ce qui vous plaît à qui vous pouvez le faire, et évitez le déplaisir infligé par celui à qui vous ne pouvez résister. Cette doctrine, perpétuée par des personnalités du centre de Haileybury de la Compagnie des Indes Orientales telles que Thomas Robert Malthus (1766-1834), David Ricardo (1772-1823), James Mill (1773-1836) et John Stuart Mill (1806-1873), est connue sous l’appellation de « radicalisme philosophique britannique du XIXe siècle » ou « libéralisme britannique du XIXe siècle ».
La nature de ce libéralisme britannique se retrouve dans son application la plus stricte, la plus consciente, dans la politique coloniale britannique en Inde ; James Mill explicite d’ailleurs ce lien conscient entre le libéralisme britannique et son exercice en milieu colonial. [13] C’est sous cette influence, principalement, que Karl Marx (1818-1883), travaillant sous la direction d’agents britanniques tels que Friedrich Engels (1820-1895) et David Urquhart, [14] a élaboré sa théorie de la « lutte des classes ».
La question, comme Marx et d’autres l’ont perçue, est : que signifie, dans la mise en pratique consciente de leur doctrine par les libéraux, ce que Bentham appelle « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » ? Le Panoptique [15] ne saurait être négligé dans ce contexte, parce qu’il représente une application pratique de la doctrine du libéralisme, déduite comme telle par Bentham lui-même. Cette doctrine du libéralisme a un précédent historique que l’on trouve dans des sources comme l’Ethique à Nicomaque et la Politique d’Aristote (384-322 av. J-C.), et dans des exemples historiques tels que la loi de la Rome impériale et le « modèle oligarchique » de la doctrine politique impériale perse (Achéménide). C’est sur la base de ce dernier précédent classique [16], en reprenant les termes par lesquels elle se qualifie elle-même, que la doctrine du libéralisme britannique est dénommée oligarchisme, le « modèle oligarchique ».
A première vue, la perception du libéralisme britannique par Karl Marx n’est pas sans fondement. A première vue, le « plus grand bonheur pour tous » doit être interprété comme « le plus grand bonheur pour toute la classe dirigeante britannique », en particulier celui de l’« establishment » britannique dont le centre de gravité à l’époque était la Compagnie des Indes Orientales et la banque Barings. [17] Cependant, si nous examinons cette question plus profondément, nous devons admettre que Bentham se proposait de faire « le bonheur » de tous les êtres humains à condition que l’on accepte également le présupposé selon lequel les races, et les classes sociales au sein des races, sont pourvus de différences biologiquement déterminées la manifestation de leurs besoins instinctifs « originaux et immédiats », et que ces besoins découlent, logiquement, dans chaque cas, de des pratiques de la Compagnie Britannique des Indes Orientales et de ses complices envers chaque race et chaque classe au sein de cette race. Ce furent les principes et l’exercice politiques de l’Empire perse, de l’Empire romain et des empires assyrien et babylonien avant eux, et plus tard des empires ottoman, austro-hongrois, russe et britannique, ainsi que de cette province suisse que l’on appelle, par euphémisme, l’Empire français, et celle de cette concoction helvético-habsbourgeoise que fut l’Empire belge. Ceci est également caractéristique de l’Empire hollandais (la Compagnie des Indes Orientales), comme d’autres empires de même type. C’est une version de la doctrine connue aujourd’hui sous le nom de « relativisme culturel ». Chaque race, et chaque classe au sein de cette race, se voit gratifiée de besoins particuliers qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des autres classes et des autres races. L’élaboration de cette doctrine s’appuie habituellement sur l’interprétation de « coutumes » et de formes particulières de croyances religieuses, sélectionnées pour servir de telles entreprises « différencialistes ». En fin de compte, le rôle attribué par Marx aux coutumes et aux croyances religieuses du libéralisme britannique est assez juste. L’essentiel est qu’une « classe de maîtres », représentant les intérêts d’une race dominante, impose sa volonté arbitraire sur les races et classes (ou castes) au sein des races soumises à la loi des maîtres de cette race dominante. Ceci est le principe axiomatique sur lequel repose le dogme (« relativiste culturel ») du libéralisme britannique du XIXe siècle.
La première expression littéraire de cette doctrine connue en Angleterre fut l’œuvre de Guillaume d’Ockham. [18] Une thèse similaire fut soutenue par Bernard de Clairvaux (vers 1090-1153), principalement contre Pierre Abélard (1079-1144). Ceci reflète l’ascendant pris par la faction des Guelfes (Welf) sur le Vatican, de l’investiture de Hildebrand (Grégoire VII, 1073), jusqu’à l’époque de cette controverse. La doctrine de Clairvaux a influencé Martin Luther (1483-1546), notamment sur la question du divorce entre la foi et les œuvres. Cette doctrine de l’irrationnalisme provient, pour l’essentiel, des gnostiques et soufis orientaux, dont l’influence marqua le mouvement hésychaste byzantin, introduit à son tour au sein des ordres ecclésiastiques d’Europe occidentale par Sainte Catherine du Sinaï et la « Montagne Sainte » du Mont Athos, en Grèce. Elle reprit avec la résurgence des Guelfes Noirs, au cours des XVe et XVIe siècles, de même qu’elle fut promue par cette faction à la suite des guerres du XIIIe siècle entre Guelfes et Gibelins. Cette faction Guelfe prospéra en Angleterre avec l’avènement des Stuart et de leur suite : Francis Bacon (1561-1626), son secrétaire personnel Thomas Hobbes (1588-1679) et John Locke (1632-1704), sont, dans leur vision du monde, les prédécesseurs immédiats de Hume. C’est contre cette faction irrationnaliste, active en Grande-Bretagne, qu’au XVIIe siècle les forces qui dirigèrent plus tard la Révolution américaine fondèrent des colonies dotées d’une charte en Amérique du Nord. Il faut souligner que la lutte contre cette doctrine irrationnaliste a quasi-constamment pris la forme d’une lutte contre l’usure pratiquée par les promoteurs du dogme irrationnaliste.
La doctrine de Smith de la « main invisible », explicitement dérivée du dogme de l’hédonisme irrationnaliste dans sa Richesse des Nations est cohérente avec la deuxième loi de la thermodynamique ; les thèses de Smith, et de façon encore plus radicale encore, les prescriptions formulées par Bentham pour effectuer son « calcul hédoniste » (ou « calcul de félicité »), basées sur le même principe humien, reposent implicitement sur une version du « théorème ergodique » inspirée par l’application de cette deuxième loi à la théorie statistique des gaz (« théorie statistique de la chaleur issue des chocs »). Ce théorème abusivement extrapolé au comportement humain est le fondement sans lequel ces thèses ne pourraient exister. La doctrine de « l’utilité marginale », telle qu’elle fut développée par John Stuart Mill, était explicitement basée sur le « calcul de félicité » de Bentham, comme l’était la doctrine des néo-positivistes de Vienne, caractérisée par les prescriptions de John von Neumann pour « l’économie mathématique ». [19] Ainsi, l’on peut correctement identifier l’incompétence des travaux universitaires d’économie actuels comme relevant « de l’immoralité », châtiment attaché à une pratique inique.