François Rabelais : sa fructueuse leçon d’économie politique

samedi 11 avril 2020, par Jacques Cheminade

Dans ce texte, paru le 26 novembre 1979 dans Nouvelle Solidarité (c’est par ici l’abonnement), Jacques Cheminade avait mis en lumière l’apport fondamental de cet humaniste à la science de l’économie politique.

Messere Gaster, maistre ès économie politique

par Jacques Cheminade, novembre 1979.

En faisant de Messere Gaster le « premier maistre ès ars du monde », et le montrant à l’œuvre, François Rabelais (1483-1553) nous donne dans son Quart Livre la plus fructueuse leçon d’économie politique.

Sa polémique met bas le masque hypocrite des « humanistes » abstraits qui étouffent l’univers dans un réseau de lois fixes, et montre que la vie n’est pas un équilibre nécessairement mortel mais le flux toujours amélioré de matières nutritives (« et pour la tripe » !) dont le corps alimente la mentation créatrice.

Le véritable humanisme consiste à maîtriser ce processus pour le porter à son niveau le plus élevé, l’économie politique étant la médecine qui administre au corps social le programme concret de développement nécessaire à sa santé — à sa « renaissance » intervenant à chaque moment décisif de l’histoire.

Il n’est pour cela pas de recette miraculeuse, mais un principe invariant de création : Messere Gaster incarne le courant incessant d’inventions qui est la loi naturelle du développement de notre espèce exprimée dans chaque domaine particulier de notre activité, « en toutes ars, toutes machines, tous mestiers, tous engins et subtilitez ».

L’histoire de l’humanité, telle que Rabelais l’enseigne par ses métaphores éducatrices, est celle du combat continu de géants émules de Gaster contre l’ordre féodal et l’irrationalité des forces qui veulent contrôler un monde de ressources finies sans se soucier qu’un tel monde se condamne lui-même à un auto-cannibalisme suicidaire.

C’est ainsi un engagement moral, incarné pour Rabelais dans le Christianisme évangélique érasmien, qui détermine les formes d’action les plus matérielles et anime l’image provocatrice de Gaster inventant « les moyens d’avoir et de conserver le grain », c’est-à-dire d’y veiller.

Il est grave qu’aujourd’hui, en une période de profonde crise économique et de pillage financier croissant des ressources existantes, le sens et l’importance primordiale de ce passage soient si peu et si mal compris. Pour vous en instruire, lecteurs qui en avez tant besoin, il faut le replacer dans le contexte du développement de l’économie politique aux XVe et XVIe siècles comme science républicaine de l’Etat-nation.

La religion naturelle

La vérité sur l’économie politique, c’est qu’elle n’est pas née et n’aurait jamais pu naître de l’analyse des lois d’un marché où l’on achète bon marché pour revendre cher, mais que sa source se trouve dans la religion naturelle.

La compréhension de ce point est essentielle, car sans l’existence de cette conception, l’humanité, restée au stade de clans et de sectes se disputant entre eux des ressources finies jusqu’à leur épuisement, aurait rapidement fait naufrage.

L’idée qu’un être humain se définit d’abord par le perfectionnement continu de ses facultés créatrices est en effet originellement une idée religieuse. L’homme est identifié dans cette conception à un être qui participe à l’œuvre de Dieu en créant pour le bien de son espèce et en reproduisant ses propres pouvoirs créateurs chez ses semblables.

Le fondement de la religion n’est pas ainsi la peur de violer une loi fixe ou la connaissance d’un secret particulier, mais l’engagement d’œuvrer à sa création. Tel est le sens du fameux Livre du gentil et des trois sages (le juif, le musulman et le chrétien) de Raymond Lulle (1232-1316), et des Heptaplomères de Jean Bodin (1530-1596), où sept hommes de croyances religieuses formellement différentes mais tous monothéistes engagent un dialogue platonicien pour déterminer le principe commun qui les anime, et le découvrent dans la raison en mouvement à l’œuvre dans leur propre dialogue.

Cette conception de la religion naturelle aboutit directement à la nécessité d’une loi naturelle orientant concrètement la libre volonté des hommes sur terre, et s’oppose ainsi aux cultes de la prédestination ou aux « exercices spirituels » du courant anti-humaniste alimenté par Calvin, Luther et Loyola.

Pour la conception humaniste, le salut ne peut se faire par l’obéissance aveugle à un homme ou à une « discipline » imposée de l’extérieur, mais se gagne en élevant les couches les plus larges de la population au niveau de la raison pour assurer l’avenir de l’espèce humaine.

L’économie politique est la science qui permet de créer les conditions morales et matérielles de cette élévation.

L’opposition entre religion naturelle et les mythologies sectaires qui abaissent l’homme au niveau d’une « âme de bronze » prisonnière de ses passions animales [1] est mise en scène par Rabelais dans sa fameuse métaphore de la tempête.

La Tempête

Frère Jean admoneste Panurge pour sa couardise.

Alors que Panurge recommande le salut de son âme aux pieuses prières des moines (dont Rabelais énumère à plaisir les diverses sectes), Pantagruel « tient le gouvernail fermement et fortement agrippé » et Frère Jean fait sa religion en animant la lutte de l’équipage du navire « comme un corps uni pour le salut commun ».

Panurge le Jésuite, qui croit aux « pratiques magiques », est paralysé par la peur face au danger et va jusqu’à souhaiter devenir « pourceau sur le plancher des vaches » plutôt que de mourir.

Frère Jean, utilisant le même langage que le général de Gaulle tenait aux Français abusés et humiliés par l’OTAN, traite alors Panurge de « veau » et faisant même meilleur mesure que de Gaulle, de « veau gueulard, cornard et écorné ».

Panurge est en effet de l’espèce qui se couche devant « Tempeste », ce célèbre principal du Collège de Montaigu qui engendra Ignace de Loyola et Jean Calvin pour le compte de ses maîtres banquiers génois dont le but était de réduire l’espèce humaine à un ramassis de Panurges manipulables à merci.

Frère Jean et l’équipage sont au contraire dans le camp irréductible des « coopérateurs avec Dieu », qui peuvent et savent lutter contre la mort car le principe d’action qu’ils se sont donné est lui-même immortel.

Gastrolâtres et engastrimythes

Rabelais pousse encore plus loin la polémique contre les sectes en décrivant les « gastrolâtres » et les « engastrimythes » qui parasitent le domaine de Messere Gaster et que Pantagruel a « en grande abomination ».

Les gastrolâtres sont les anabaptistes du XVIe siècle et les écologistes anti-nucléaires d’aujourd’hui : incapables de voir le principe créateur qui anime l’œuvre de Gaster, eux-mêmes restent « tous ocieux, rien ne faisans, point ne travaillans » et ne sont capables que de contempler leur nombril, ne « sacrifiant qu’à moy et à cestuy mon ventre, le plus grand de tous les Dieux ».

Rabelais les traite de « fainéans à la grande gueule » et de « coquillons » — terme exact dont se sont aujourd’hui eux-mêmes baptisés les écolo-fascistes américains de la « Clamshell Coalition », « Coalition de palourdes » formée contre la centrale nucléaire de Seabrook (New Hampshire).

Les socialistes et les cédétistes de notre pays feraient bien, quant à eux, de méditer sur l’image que leur renvoie le miroir de Maître François et d’être incités par ce spectacle à dépasser leur identification infantile aux besoins de leur « petit moi » qui les livre pieds et poings liés aux joueurs de flûtes engastrimythes.

Les engastrimythes, « devins, enchanteurs et abuseurs du simple peuple », sont les grands prêtres qui contrôlent les stupides gastrolâtres en « parlant du ventre » par émission de pronostications manipulatrices, aujourd’hui appelées « scénarios ».

L’on reconnaît ici les cercles de « prospective » ou les « futuribles », qui au nom d’une pseudo-science confisquée par une élite imposent la vision géopolitique du monde concoctée dans la Cité de Londres et à Wall Street : le retour « démocratique » à la terre des gastrolâtres (en clair, le régime de Pol Pot) contrôlé par la télématique de l’élite engastrimythe.

En France, c’est Herr Trippa Poniatowski qui, après Bertrand de Jouvenel, Gaston Berger et leurs maîtres jésuites teilhardiens, s’est fait une spécialité de parler du ventre, comme l’illustre sa création récente d’un Institut de Prospective vaticinant pour « un an perpétuel » hélas plus connu sous le nom de deuxième millénaire.

L’absence de religion naturelle, terreau sur lequel poussent gastrolâtres et engastrimythes, est précisément ce qui paralyse les impulsions vers un processus authentique de croissance économique dans de nombreux pays du Tiers-monde qui en ont « objectivement » atteint le seuil.

Le fondamentalisme de certains croyances orientales — cultivés sous serre par les engastrimythes londoniens — sont ainsi des obstacles majeurs à la loi naturelle de l’économie politique.

Ainsi l’avaient bien compris certains « missionnaires » jésuites qui ont ramené ce « modèle oriental » en Occident pour y combattre, par l’irrationalisme sectaire et le culte physiocratique de la terre, l’humanisme enrichi par la Renaissance arabe — Rabelais lui-même est un médecin avicénien — et développé dans la République chrétienne.

Et c’est ainsi également qu’en pleine France du XXe siècle un Roger Garaudy s’efforce de répandre le message criminel et anti-scientifique de ses « bons pères », soutenu par la grande presse pronostricatrice anglo-américaine, de Paris Match au Nouvel Observateur.

Les gastrolâtres dont se moque Rabelais étalent les écologistes malthusiens et hédonistes de l’époque. Bruegel nous en donne ici une représentation (« La Luxure », l’un des « sept péchés capitaux »).

La loi naturelle de l’économie

A l’époque de Rabelais comme à la nôtre, il était particulièrement nécessaire de choquer en mettant Messere Gaster au poste de commande de l’humanisme.

La polémique de Rabelais vise ici un pseudo-humanisme « delphique » — fondé sur des « pronostications » pareilles à celles de l’oracle de Delphes, d’où l’ironie du « mot paronaculaire » livré par la Dive Bouteille — que les ennemis de l’humanisme développaient à Florence et à Padoue en y attachant un « amour » aliéné à des formes fixes et un jeu de récompenses académiques formelles réduisant les intellectuels à autant de Panurges.

Cette féroce attaque contre l’intellectuel qui « n’est pas conduit d’une bonne lanterne » — qui, par lâcheté, ne s’identifie pas à la lumière supérieure de ses propres pouvoirs créateurs — est essentielle pour traiter le véritable mal français, le formalisme aristotélicien et l’amoralisme existentialiste qui condamnent à ne rien comprendre à l’économie politique.

L’authentique intellectuel — les Colbert, les Monge et les Carnot — est l’âme d’or qui accomplit la loi naturelle en réalisant un programme concret susceptible d’accroître la maîtrise de l’homme sur l’univers. Il est celui qui « ne lui chaut point que la cour fasse ou que le peuple sie » pourvu que son œuvre donne au corps les moyens de « mestre l’esprit en bransle » : c’est en effet les données programmatiques concrètes qui mobilisent les âmes d’argent et de bronze dans la voie républicaine. Incarnée en pratique humaine, la loi naturelle jette ainsi les bases d’une République humaniste séculière dont les réalisations successives permettent de dépasser les affrontements stériles entre dogmes, religieux ou autres.

La « légitimité » de l’œuvre accomplie ne peut dans ces conditions être donnée par un rituel fixe – droit romain ou droit canon – mais par la création continue des lois (droit des gens) les plus appropriées au développement de toute l’espèce humaine aux divers moments de l’histoire. L’intellectuel authentique représente cette autorité légitime, qui a pour source le processus d’avancement universel de la raison. C’est en ce sens que contre la loi écrite et la somme des intentions des Français, l’acte légitime-type de la République fut, dans la France du XXe siècle, l’appel du 18 juin 1940.

Le grand dessein

Le grand dessein de l’économie politique est ainsi la continuité d’actes transformant le monde pour l’espèce humaine, et le programme économique républicain celui qui fournit aux citoyens la capacité politique de maîtriser leur environnement pour développer leurs facultés cognitives.

C’est à partir de ce principe directeur que Jacques Cœur, Louis XI, Jean Bodin, Philippe Duplessis-Mornay, Sully et Henri IV mirent en œuvre les mesures très concrètes propres à nourrir leur grand dessein politique, et jetèrent ainsi les bases de l’état-nation. Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de « nationalisme » au sens étroit, mais de l’œuvre d’hommes universels conscients de transformer le monde — de véritables intellectuels enrichissant la saveur de leur temps.

Pour Louis XIcomme pour Henri IV, le dirigeant n’était pas l’addition d’une pluralité de passions individuelles — la conception ligueuse et occamiste de la démocratie, aujourd’hui incarnée par le Parti socialiste — mais le premier serviteur d’un état sous la règle du droit naturel. A la grande rage des Fugger — contrôleurs de Luther — et des financiers lombards et gênois — contrôleurs des Jésuites et de la Genève calviniste — pour Louis XI comme pour Henri IV la qualité primordiale d’un Prince était le volontarisme dirigiste républicain. Leur œuvre fut tout entière vouée à créer l’environnement économique — les modes d’accroissement des ressources — appropriée à l’élévation des couches les plus larges de la population au niveau de la raison.

L’invention du service public

Leur conception du « pouvoir » était celui d’une agence directrice définissant l’ordre des initiatives privées pour le bien public de la nation et détruisant systématiquement l’anarchisme régionaliste féodal.

La création d’un système douanier unique, d’un système postal, d’un système unique de poids et de mesures, la création d’institutions publiques finançant le développement des arts et manufacturiers par des prêts à bas taux d’intérêts et à long terme, la conception d’une politique internationale d’alliance de républiques souveraines contre le pillage financier monétariste, la nécessité de fondre les échanges mondiaux sur une référence monétaire unique et solide : voilà ce que nous devons très concrètement à ces hommes qui agissaient dans la pratique quotidienne en fonction de leur engagement moral.

Leur « grand dessein » était bien plus qu’un aspect particulier de leur politique ; il visait à englober à divers moments de l’histoire des points de transformation technologique et à être ainsi l’enveloppe de la ligne de progrès menant l’homme à son perfectionnement.

Le secret de la joie

C’est là tout le secret de la joie que Messere Gaster prend à inventer. Louis XI et Henri IV n’étaient pas non plus de tristes sires, car ils vivaient dans la joie d’élever leurs semblables. Le devoir que représente la réalisation d’une économie politique authentique ne peut en effet être vécu comme un mandat, une épreuve imposée par la destinée, mais est cet acte joyeux de création, ce rire qui court dans toute l’œuvre de François Rabelais et qui surgit dans toute initiative d’homme qui se refuse à être un veau.


[1Rabelais reprend ici la métaphore développée dans La République, où Platon, pour décrire le métal en lequel la volonté de chaque individu est forgé, distingue les âmes d’or, d’argent, de fer ou de bronze (415a).