Venezuela : comment Caracas a piégé les néoconservateurs de Washington

vendredi 3 mai 2019

Dans une mise en scène filmée le 1er mai en face de la base aérienne militaire de La Carlota, Juan Guaido, le « président » auto-proclamé du Venezuela, a annoncé le lancement de la « phase finale de l’opération liberté ». Après celle du 24 mars, cette seconde tentative de coup d’État contre le gouvernement Maduro au Venezuela a rapidement tourné en un lamentable échec, à tel point que Washington accuse Moscou d’en être responsable !

L’administration américaine, qui a soutenu l’opération sans demi-mesure, subit un discrédit international et y compris pour les ultra-durs, Pence, Bolton et Pompeo, qui apparaissent pour ce qu’ils sont : de piètres amateurs, même pas capable de faire un coup d’État !

Dindons de la farce

Une analyse attentive du déroulé des évènements permet de croire que le gouvernement Maduro a réussi à tendre un piège à Guaido et, par richochet, à ses maîtres américains. Le Washington Post fait remarquer que « les annonces des responsables de premier plan [du gouvernement] de Maduro à propos de leur volonté de changer de camp ne se sont pas matérialisées ».

Le scénario était pourtant très simple :

  • Guaido apparaît un matin sur une base aérienne près de Caracas, entouré d’une poignée d’hommes en uniforme.
  • Il appelle l’armée à le rejoindre
  • Trois hautes personnalités de l’État vénézuélien lui accordent alors son soutien :
    a) le ministre de la Défense Vladimir Padrino Lopez ;
    b) le commandant de la garde présidentielle Ivan Hernandez ;
    c) le chef de la Cour suprême Maikel Moreno.
  • L’armée lâche le président
  • Maduro s’enfuit à l’étranger.

Or, une fois lancée l’opération, les trois personnalités, au lieu de se déclarer en faveur d’un changement de régime, ont réaffirmé leur loyauté à l’horrible marxiste Nicolas Maduro !

C’est à ce moment-là que John Bolton — chose sans précédent pour un officiel aussi haut placé — a publié un tweet à l’intention des trois « traîtres attendus », disant : « Vous connaissez bien le rôle que vous avez joué pour planifier l’opération d’aujourd’hui pour la démocratie au Venezuela. Vous devez maintenant acter cela et faire ce qui est bon pour le Venezuela. Nous-mêmes, ainsi que le monde entier, vous demanderons des comptes pour ces Vénézuéliens qui sont blessés aujourd’hui ».

Tweet de John Bolton

En effet, selon le Washington Post, « un haut responsable d’Amérique latine affirme que des pourparlers avec Padrino et les deux autres étaient en cours ces deux dernières semaines, et qu’ils leur a été promis à tous trois qu’ils garderaient leurs postes s’ils apportaient leur soutien à ‘l’ordre constitutionnel’ devant amener Guaido à prendre le pouvoir ». Elliott Abrams, l’envoyé spécial de l’administration américaine au Venezuela, a lui-même affirmé tout cela publiquement mardi, à la veille de l’opération.

Le problème, comme nous l’avons dit précédemment, c’est que Padrino a rejeté le coup d’État une heure après l’appel de Guaido, de même que tous les autres. Le clan du président auto-proclamé et les néocons de l’administration se sont fait avoir comme des bleus.

« Bolton, Pompeo et Abrams, et bien sûr Donald Trump, passent ouvertement pour les dindons de la farces », estime Moon of Alabama, un site reflétant les vues de dissidents de la communauté du renseignement américain, dans un article repris sur le site du Ron Paul Institute ; « en dépit de leur position de force, ils ont été incapables d’organiser cette opération. Ils ont publiquement apporté leur soutien, par des douzaines de tweets et d’apparitions dans les médias, à ce qui s’est avéré n’être qu’une comédie d’amateurs. Les corps diplomatiques en riront encore dans dix ans ».

Jusqu’au boutisme

Au lieu de reconnaître ses erreurs, la Maison-Blanche a immédiatement reporté le blâme sur les autres, accusant la Russie d’avoir dissuadé Maduro de fuir le pays. On croit rêver. Cerise sur le gâteau, Bolton a osé suggérer que Maduro ne se maintenait au pouvoir que grâce à la présence au Venezuela de 20 à 25 000 Cubains, qui contrôleraient l’armée vénézuélienne et auraient empêché l’opération de réussir. Si parmi eux il y a des instructeurs militaires et du renseignement, l’immense majorité des Cubains au Venezuela sont du personnel médical envoyé par Cuba en échange de livraisons pétrolières dans des bonnes conditions.

Mike Pompeo a déclaré mercredi que les États-Unis se tenaient prêts, si nécessaire, à faire intervenir l’armée américaine au Venezuela. Le secrétaire d’État s’est entretenu par téléphone avec son homologue russe Sergueï Lavrov. Dans le même temps, la Federal Aviation Administration (FAA) a interdit tout vol en-dessous de 26 000 pieds dans l’espace aérien vénézuélien, mesure qui n’est habituellement prise qu’en cas de guerre. Plusieurs compagnies aériennes, comme la compagnie espagnole Air Europa, ont annulé l’ensemble de leurs vols vers Caracas.

Enfin, le secrétaire à la Défense Patrick Shanahan a annulé son déplacement en Europe, le communiqué du Pentagone précisant qu’il reste à Washington afin de mieux coordonner la situation au Venezuela avec le Conseil de sécurité nationale (le NSC, dirigé par Bolton) et le Département d’État (dirigé par Pompeo).

« Le problème, estime toujours Moon of Alabama, est que les généraux du Pentagone ne verront certainement pas d’un bon œil cette rhétorique guerrière. Le Venezuela est deux fois plus grand que l’Irak et 30 % plus grand que l’Afghanistan, et peu d’entre eux sont enthousiastes à l’idée d’envoyer l’armée américaine dans les jungles, montagnes et bidonvilles vénézuéliens où le gouvernement Maduro lui-même n’oserait pas envoyer ses propres soldats ».

« L’équipe B » qui veut la guerre

Cette affaire, en exposant l’amateurisme extrême des néocons de l’administration américaine, a rendu ces derniers plus dangereux que jamais, comme le tigre blessé devenant mangeur d’hommes. Mais elle a aussi le mérite de faire apparaître à la lumière le hiatus entre Donald Trump et les néocons.

Dans un article paru mardi dans The New Yorker, Mark Groombridge, qui fut l’assistant de John Bolton pendant quinze ans, affirme que lorsqu’il briefe le président, « John pense : ‘tant que je peux modifier ou ramollir les actions du président, je le fais’. (…) Au fond de lui, il considère le président comme un demeuré ».

Le conflit entre Bolton et Trump évoqué par The New Yorker est résumé dans le propos d’un diplomate occidental anonyme : « le problème de Bolton est que Trump ne veut pas la guerre. Il ne veut pas lancer d’opérations militaires »

Le journal new-yorkais cite, également sous le sceau de l’anonymat, un autre ancien responsable ayant travaillé aux côtés de Bolton : « Bolton a une vision hobbésienne de l’univers – la vie est dure, brutale et courte ». [1]

Les pays pris pour cibles par ces néocons – Venezuela, Iran, Corée du Nord, Russie, Chine, etc – sont tout à fait conscients de la bataille interne qui se joue à l’intérieur de l’administration américaine. Dimanche dernier sur Fox News, le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a répondu au journaliste qui lui demandait s’il pensait que les États-Unis avaient l’intention d’imposer un changement de régime au gouvernement iranien : « Je ne crois pas que le président Trump veuille faire cela. Il a fait campagne en promettant de ne pas entraîner les États-Unis dans une autre guerre. Mais, a-t-il ajouté, il y a une ‘équipe B’, dont John Bolton, qui pousse Trump dans une politique de changement de régime, et même de guerre ».

La situation est très dangereuse. Toutefois, comme dans les pièces de Shakespeare, lorsque le grotesque se mêle au tragique, la porte de sortie n’est plus très loin. Toute la question est de savoir si Trump va sombrer avec les néocons de son administration, prenant le risque de conduire le monde au chaos, ou s’il va avoir le cran de se débarrasser d’eux afin d’ouvrir à la voie à une véritable politique de détente et de coopération avec la Russie et la Chine, entre autres, comme il s’y était engagé dans sa campagne.

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Fiasco du débarquement américain à Cuba en 1961

Trump devrait s’inspirer de JFK lorsqu’il remercia Allen Dulles

Le président John F. Kennedy décorant Allen Dulles, le patron de la CIA, avant de le limoger.
Beltmann/Corbis

L’amateurisme actuel du gouvernement américain dans sa tentative de renverser le régime vénézuélien n’est pas sans rappeler celui d’Eisenhower et son chef de la CIA Allen Dulles contre le régime de Fidel Castro à Cuba.

Le 19 janvier 1961, alors que Eisenhower reçevait le jeune John F. Kennedy qui allait prendre ses fonctions comme Président des États-Unis, ils discuterent ensemble des grands enjeux internationaux. Lorsque JFK lui demanda s’il fallait « soutenir des opérations de guérilla à Cuba », Eisenhower lui répondit : « jusqu’au bout (…) On ne peut plus accepter que ce gouvernement reste en place ».

Pourtant, en privé, Eisenhower avait avoué que la réussite de ce genre d’opération exige qu’elle soit préparée dans le plus grand secret. Or, au moment où il parlait à JFK, le New York Times avait déjà fuité les détails de l’opération et les Cubains se préparaient à toute éventualité. Du coté américain, plusieurs milliers de réfugiés cubains, après avoir été financés et formés au combat par la CIA, étaient prêt à s’y risquer.

Allen Dulles prévint alors à JFK que s’il annulait le projet d’invasion de Cuba, ce qui serait forcément perçu comme un renoncement collerait à son mandat et rendrait sa réélection hautement improbable.

JFK s’informa des détails du plan d’invasion auprès du général Richard Bissell, l’officier de la CIA en charge des préparatifs. Kennedy ne voulait en aucun cas que cette opération apparaisse comme une intervention militaire estampillée par le gouvernement américain. Il convainquit alors Bissell de choisir une plage cubaine abandonnée au lieu d’un endroit plus voyant, et il réduisit de seize à huit le nombre d’avions clandestins accompagnant les envahisseurs, juste ce qu’il fallait en réalité pour assurer que cela puisse échouer…

L’opération, connue comme « le débarquement de la baie des Cochons », démarra le 15 avril 1961 lorsque huit bombardiers américains B-26 peints aux couleurs cubaines (afin de faire croire qu’il s’agissait d’une rébellion cubaine et non d’une attaque américaine), en violation des conventions internationales, bombardèrent les aéroports et aérodromes du pays, détruisant une grande partie des avions au sol (civils et militaires).

Ensuite, le 17 avril une brigade d’exilés cubains débarque au fond et à l’entrée orientale de la baie des Cochons à 202 km au sud-est de La Havane sans obtenir le soutien de la population. Au large, des cargos et de nombreux autres bâtiments de guerre américains qui n’interviendront pas militairement, étaient destinés à consolider la tête de pont. L’intervention de la milice et des troupes de Fidel Castro mit les envahisseurs en déroute. Pour la CIA, le bilan fut lamentable : une centaine de morts et près de 1200 prisonniers.

Et lorsque Bissell sollicita JFK pour obtenir des renforts militaires, celui-ci refusa fermement.

Si le Président Kennedy accepta l’entière responsabilité de l’opération et de l’humiliation vécue par les États-Unis, il déclara qu’il souhaitait « casser la CIA en mille morceaux et les disperser dans le vent ». Il convoqua Allen Dulles à la Maison-Blanche et lui lança : « Dans un système parlementaire classique, c’est moi qui aurait été obligé de quitter mes fonctions, mais dans le notre, c’est toi qui partira ». Après avoir été décoré d’une médaille honorifique par le Président en personne (photo), Dulles fut remercié.

Suite au cafouillage criminel manifeste au Venezuela, JFK aurait sans la moindre hésitation limogé Pence, Pompeo et Bolton. Malheureusement, n’est pas Kennedy qui veut.

Karel Vereycken


[1Bolton avait exprimé sa vision bestiale de l’humanité dans une interview accordée à Fox News en décembre 2009 : « L’Homo sapiens est un animal enclin aux conflits violents, et nous n’allons pas éliminer les conflits violents tant que l’Homo sapiens n’aura pas cessé d’exister en tant qu’espèce distincte. Et toute l’idée que l’on pourrait même penser à l’éliminer, non seulement de notre vivant, mais aussi dans l’avenir, révèle une incompréhension fondamentale de la nature humaine ».