Les frères John Foster et Allen Dulles - un siècle de guerre froide

mercredi 12 novembre 2014, par Karel Vereycken

[sommaire]

Quiconque se demande pourquoi les États-Unis ont fini par être autant détestés dans le monde devrait lire ce livre.

The Brothers, John Foster Dulles, Allan Dulles and Their Secret World War
Par Stephen Kinzer, Times Books (New York, 2013).

Ecrit par Stephen Kinzer, un ancien correspondant du New York Times, ce livre vient à point nommé. Pourquoi ?

Parce qu’il expose comment des individus ont sciemment mis en place dès les années 1950 la mécanique de guerre froide, qui fait à nouveau vaciller le monde au bord du chaos.

La nouvelle génération de journalistes aux commandes aujourd’hui, sans doute trop occupée pour étudier l’histoire, nous offre chaque jour des répliques caricaturales de rhétorique anti-russe, n’hésitant pas à présenter Vladimir Poutine comme le « fantôme de Staline », ce dictateur ayant fait des millions de victimes.

Nos médias (Libération, Canal+, etc.) regorgent de rapports de basse police, présentés comme des enquêtes sérieuses, sur les « réseaux de Poutine » qui infiltrent notre pays pour le soumettre à sa tyrannie.

La guerre froide, hier et aujourd’hui

A l’origine, si le sénateur américain Joseph McCarthy [1] occupait le devant de la scène avec ses discours anti-communistes enflammés, ce sont bien John Foster Dulles (1888-1959) et son frère Allen Dulles (1893-1969) qui menaient la danse.

Le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles (à droite) avec le Président Eisenhower en 1956.
Wikipedia Commons

Le président Harry Truman (1884-1972) avait ouvert le bal, mais c’est lorsque le président Dwight David Eisenhower (1890-1969) et son vice-président Richard Nixon (1913-1994) (tous deux républicains) prennent leurs fonctions, en 1953, que John Foster Dulles devient secrétaire d’Etat et Allen Dulles dirigeant de la CIA. John Foster Dulles restera à ce poste jusqu’à sa mort en 1959, Allen Dulles jusqu’en 1961. Tout deux étaient des avocats d’affaires du fameux cabinet Sullivan & Cromwell, le bras armé des intérêts coloniaux et cupides qui occupent la City et Wall Street. [2]

Grâce à ce gros plan sur le pire de ce qui a été fait au nom de l’Amérique, l’auteur permet au monde d’identifier ce qui nous conduit aujourd’hui à l’abîme. Car avec l’intervention en Libye, la guerre en Syrie et le coup de force occidental en Ukraine, où l’OTAN et l’UE se félicitent d’avoir installé au pouvoir des néonazis pour faire reculer la « menace russe », on vient de remonter dans le temps. Obama, lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU le 24 septembre, n’a-t-il pas déclaré que la Russie était l’une des trois menaces pesant sur le monde, avec l’Etat islamique et Ebola ?

Si la Russie et la Chine sont les premières cibles, c’est l’ensemble des pays des BRICS et leurs alliés qui sont aujourd’hui dans le collimateur. Contester le FMI et la Banque mondiale, vouloir échanger du gaz et du pétrole en d’autres devises que le dollar, comme le souhaitait Jean-Christophe de Margerie, et faire de la Russie et de la Chine des partenaires, est devenu désormais un péché mortel aux yeux de Washington et de Londres, dont les banques vacillent.

Si ce n’est pas la guerre froide, « ça y ressemble quand même beaucoup », estime Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut français de géopolitique : « On retrouve les mêmes protagonistes, le même axe est-ouest. » Et surtout, « on est clairement dans une situation hybride entre paix et guerre », la définition même d’une « guerre froide ».

Biberonné à l’impérialisme

Les frères Dulles sont nés du mariage du révérend presbytérien Allen Macy Dulles et d’Edith Foster. Dès leur petite enfance, ils sont initiés aux secrets de la politique mondiale par leur grand-père John Watson Dulles (1836-1917), le secrétaire d’Etat américain du Président Harrison, le premier à participer au renversement d’un gouvernement étranger, celui d’Hawaï. Il créa l’embryon d’un service de renseignement militaire.

L’autre grande référence pour les deux adolescents fut leur « oncle », Robert Lansing (1864-1928), le beau-fils de John Watson Dulles. Lansing fut lui aussi secrétaire d’Etat, mais pour le président démocrate Woodrow Wilson, un autre interventionniste. Lansing, qui prit les deux frères sous sa protection, créa un petit service de renseignement, le Bureau of Secret Intelligence, ancêtre de l’actuelle Diplomatic Security Service.

Sullivan & Cromwell, les avocats du diable

Lorsque Foster décide, contrairement à la volonté de ses proches, de ne pas se faire prêtre mais de se lancer dans une carrière d’« avocat chrétien », sa mère « avait le cœur brisé », affirmait-il. Avec des bonnes notes en philosophie, Foster gagne une bourse pour suivre les cours d’Henri Bergson à la Sorbonne à Paris. En 1911 il est embauché par le plus prestigieux cabinet d’avocats de Wall Street de l’époque : Sullivan & Cromwell, domicilié au 48, Wall Street.

William Nelson Cromwell (1854-1948).

En 1882, les avocats Algernon Sullivan (1826-1887) et William Nelson Cromwell (1854-1948) avaient monté Edison General Electric Company. Sept ans plus tard, pour son client JP Morgan, S&C fusionne 21 producteurs d’acier dans une seule entreprise : National Tube. Et en 1891, S&C organisa la fusion entre National Tube et sept autres firmes pour fonder la firme US Steel, capitalisée en bourse pour un milliard de dollars, une somme énorme à l’époque.

S&C, n’hésitait pas à intervenir dans la politique. Par exemple, lorsque le Congrès américain adopta une loi pour construire le canal interocéanique du Nicaragua (projet actuellement repris et financé par la Chine), Cromwell, payé par le polytechnicien français Philippe Bunau-Varilla en charge de la construction du canal de Panama, réussira à les convaincre d’annuler leur décision au profit du projet de Panama.

S&C devenait rapidement le centre opérationnel où se décidait l’avenir du monde financier et économique et John Foster Dulles était chargé de défendre leurs clients : les investisseurs dans les chemins de fer brésilien, les mines péruviennes et les banques cubaines. Lorsque la première guerre mondiale éclate, il se rendait en Europe pour promouvoir les intérêts de Merck & Cie, l’American Cotton Oil Company et l’Holland America Line.

En 1917, lorsqu’à Cuba les libéraux se révoltent contre les conservateurs qui ne veulent pas accepter leur défaire électorale, les treize clients de S&C, dans le sucre, les chemins de fer et les mines, se tournent vers John Foster Dulles pour une protection. Foster se rend alors au plus vite à Washington.

Portail d’entrée de l’ancien siège de l’United Fruit Company à la Nouvelle Orléans aux Etats-Unis.
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Lors du petit déjeuner avec « oncle Bert » [le secrétaire d’Etat Lansing], il suggère l’envoi de deux destroyers pour rétablir l’ordre. Lansing les fait partir l’après-midi même et des Marines américains débarquent pour réprimer les contestataires. Ils y resteront pendant cinq ans.

Lansing confie alors une mission à son neveu John Foster : « nettoyer » l’Amérique centrale de l’influence allemande. S&C avait joué un rôle clé dans la création de l’Etat de Panama et le représentant légal du régime.

L’autre client de la firme était la fameuse société United Fruit Company spécialisé dans la production des bananes dans qui avait financé le coup d’Etat du dictateur costaricain Federico Tinico (on comprend d’emblée l’origine de l’expression « une république bananière »). Au Panama, Foster convainc le gouvernement de déclarer la guerre à l’Allemagne. En cas de refus, les États-Unis pourraient réduire les 250 000 dollars qu’ils versent chaque année pour l’utilisation du canal.

Woodrow Wilson

Le président démocrate Woodrow Wilson (1856-1924).
startribune.com

En 1918, le président américain Woodrow Wilson (1856-1924), décide de se rendre à la conférence de Paris pour y promouvoir sa vision de l’ordre d’après-guerre. Premier président américain à quitter le territoire de son pays lors de son mandat, Wilson compte y prôner le droit à l’indépendance et à l’auto-détermination... mais seulement pour les peuples des Empires ottomans et austro-hongrois.

Ce double langage fera éclater des émeutes dans quatre pays colonisés, au printemps de 1919 : la Corée qui se révolte contre l’occupation japonaise, l’Égypte, l’Inde (Gandhi) et la Chine en guerre contre l’Empire britannique. Sun Yat-sen attribuait ces émeutes à la rage provoquée par la déception suivant le refus des grandes puissances d’autoriser l’auto-détermination.

Le grand « démocrate » Woodrow Wilson, confirme Kinzer, était un admirateur du Ku Klux Klan et considérait la ségrégation comme quelque chose de « pas humiliant mais profitable ». En tant que président il ordonna de ségréguer la bureaucratie fédérale et le système des transports de la capitale. Lors de son mandat, les États-Unis sont intervenus plus que sous tout autre mandat présidentiel précédent : Cuba, Haïti, la République dominicaine, le Mexique, le Nicaragua et même en URSS.

De gauche à droite : John Foster Dulles, Winston Churchill, le financier Bernard Baruch et le patron de la Chase Manhattan Bank Winthrop Aldrich en 1943 lors de l’élaboration du plan Baruch.
AP

A Washington, Foster fait grande impression sur un des plus grands financiers de l’époque, Bernard Baruch. Ce dernier sera délégué américain à la conférence sur les réparations de guerre. Comme conseiller de Baruch, Foster élabore les conditions, très favorables aux clients de S&C, imposées aux vaincus, c’est-à-dire le désastreux Traité de Versailles.

Lorsque, pour ses propres raisons, John Maynard Keynes met le monde en garde contre les conséquences du traité, Baruch paye 10 000 dollars à John Foster pour écrire une réfutation. De retour d’Europe, William Nelson Cromwell récompense John Foster en en faisant son partenaire en affaires. Les clients de John Foster sont alors, à part JP Morgan, la banque Brown Brothers (voir ci-dessous), Lazard Frères, Goldman Sachs et First National Bank of Boston.

Lors de la conférence de Paris, Wilson fustige le « poison du Bolchevisme » et son secrétaire d’Etat Lansing décrit le communisme comme « la chose la plus hideuse et monstrueuse que l’esprit humain n’a jamais conçu » que seul « les criminels, les dépravés et les incapables mentaux » sauraient soutenir. Ses cousins, ne disaient rien d’autre.

Allen Dulles et l’Empire britannique

Allen Dulles (1893-1969).
bhavanajagat.com

Lansing va également forger la carrière de l’autre frère, Allen Dulles, en le présentant au capitaine Alex Gaunt, un agent des services secrets britanniques basé à Washington. « Je pense que la meilleure chose pour toi, c’est de devenir responsable du renseignement » lui dit oncle Bert qui le déploie d’abord à Vienne et ensuite à Bern en Suisse. Dès son enfance Allan était fasciné par le roman de Rudyard Kipling, Kim, dont le héro est un orphelin irlandais en Inde où il devient un agent secret des Britanniques, ces derniers considérés comme ceux qui veulent que « justice soit faite ».

En 1922, Allen Dulles, qui y travaille depuis 1916, est promu chef du service des affaires moyen-orientales du Département d’État américain, à l’époque très occupé à promouvoir les intérêts du géant pétrolier Standard Oil appartenant à la famille Rockefeller. En 1926, pour gagner plus d’argent, il quitte l’administration pour aller rejoindre S&C.

De Bergson, John Foster retiendra le concept que l’histoire est un combat éternel entre des forces « dynamiques » et des forces « statiques », un concept qu’il appliquera ensuite à la politique. Dans les années 1930 il commence par décrire la France et l’Angleterre comme des forces statiques alors que l’Allemagne, l’Italie et le Japon (les pays de l’axe) étaient des forces dynamiques…

Les Dulles et le nazisme

En vérité, John Foster Dulles fut un homme clé pour l’économie allemande sous le nazisme. Foster avait participé à l’élaboration du plan Dawes de 1924 qui ouvrait un marché énorme aux banques américaines. Les banques allemandes empruntaient aux banques américaines. Avec l’argent ils payaient la dette de guerre à la France, la Belgique, l’Italie, etc. Ces dernières, remboursaient en retour leur propre dette aux banques américaines, l’ensemble des transactions étaient abusivement favorables aux dernières. Foster vendait des obligations allemandes aux États-Unis.

S&C vendait notamment les obligations émises par le géant de l’acier allemand et supporteur d’Hitler, Krupp A.G. Le plus grand client de Foster était l’International Nickel Company basé au New Jersey dont Foster étaient l’avocat et l’actionnaire. Au début des années 1930, la société forma un cartel avec des partenaires canadiens et français et en 1934, John Foster fera entrer le géant de la chimie allemande IG Farben dans le cartel. Ce dernier produira le gaz zyklon B utilisé dans les camps d’extermination.

Aussi bien John Foster qu’Allen Dulles étaient amis avec Hjalmar Schacht, d’abord à la tête de la Reichsbank et ensuite ministre de l’économie d’Hitler. Schacht, avec le gouverneur de la banque d’Angleterre Montagu Norman créa la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle, un système de banques centrales « indépendantes », qui continue à ce jour de faire valoir les diktats de l’oligarchie financière en mettant les États hors jeu. A la tête de la BRI, une banque privée globale bénéficiant d’une l’immunité juridique totale, un ami d’Allen Dulles, l’américain Thomas McKittrick. [3]

En 1933, fraichement élu, le Président Roosevelt envoya Allen Dulles à Berlin pour interroger le chancelier allemand Adolf Hitler. Ce dernier, bien briefé sur le fait que Dulles représente les milieux d’affaires et de la finance se plaint de l’injustice faite à l’Allemagne par les réparations de guerre tout en plaidant pour le désarmement universel. Quand un autre diplomate américain l’interroge sur l’attitude excessive des autorités allemandes à l’encontre des contestataires, Hitler réplique qu’il cherche simplement à maintenir l’ordre « pour protéger les millions de capitaux étrangers investis en Allemagne ».

Lorsque Roosevelt déclare la guerre aux cartels et cherche à réguler la finance américaine, les frères sont outrés. Alors que JP Morgan finança une tentative d’assassinat contre Franklin Roosevelt, John Foster conseille ses clients à ne pas appliquer la nouvelle loi encadrant la titrisation. « Résistez à la loi avec tous vos forces et bientôt tout rentrera dans l’ordre ».

Le Council on Foreign Relations (CFR)

Le siège du Council on Foreign Relations (CFR) de New York.
blogs.cfr.org

En 1926, Dulles et une poignée de proches mettent sur pied le « Council on Foreign Relations » (CFR), une version américanisée du Royal Institute for International Affairs (RIIA ou Chatham House) de Londres.

Son premier président se nomme Norman Davis, l’ancien secrétaire d’Etat adjoint sous Wilson. Parmi les membres fondateurs, Elihu Root, le secrétaire d’Etat à la Guerre de Wilson et d’autres conseillers de Wilson comme Archibald Coolidge qui deviendra l’éditeur en chef de la revue du CFR, Foreign Affairs. Après la mort de Coolidge, c’est un proche d’Allen Dulles, Hamilton Fish Armstrong, qui dirigea la revue pendant un demi-siècle alors qu’Allen présidera le CFR. Opérant dans le quasi-secret, ce think-tank et club de rencontre de l’élite anglo-américaine sera rapidement surnommé « le gouvernement secret ». Le CFR adressa plus de six cents mémorandums secrets au département d’Etat américain. Aujourd’hui, sans surprise, ce think-tank de référence menace la Chine et les BRICS.

The Room

Allen Dulles créa aussi un autre club ultra-secret, ancêtre du Bilderberg, appelé The Room (la chambre) qui se réunissait dans un immeuble anodin à New York permettant surtout à des banquiers comme Winthrop Aldrich, pdg de la Chase Manhattan Bank ou Vincent Astor, « le garçon le plus riche du monde » de s’entretenir avec les responsables des services secrets pour promouvoir leurs affaires.

Ce qui frappe dans les carrières des frères Dulles, c’est le conflit d’intérêt manifeste et assumé. Ce qui est considéré aujourd’hui une faute éthique et dans le domaine de l’illégalité, étaient parfaitement accepté à l’époque. Aux États-Unis, personne n’était appelé à déclarer ses revenus et peu s’étonnaient qu’une personne publique profitait d’une occasion qu’offrait sa fonction publique pour s’enrichir à titre personnel.

Business as usual

Le fait que certaines élites anglo-américaines ont alimenté et soutenu la prise de pouvoir d’Hitler n’est pas un secret. A part s’enrichir, l’objectif géopolitique était d’assurer que l’Allemagne et la Russie se détruisent mutuellement et qu’ensuite un gouvernement mondial sous le contrôle anglo-américain puisse régner sur terre. C’est leurs serviteurs en France qui incitaient à la collaboration en lançant le slogan : « Mieux vaut Hitler que le Front populaire ! »

En 1922, l’homme d’affaires démocrate W. Averell Harriman décide de créer une banque pour son ami et partenaire, le baron de l’acier allemand August Thyssen (1842-1926), dont le fils Fritz sera dès 1923 membre du parti nazi et un des parrains d’Hitler. Son groupe sidérurgique deviendra la colonne vertébrale économique du régime nazi.

Avec le représentant néerlandais de Thyssen, H.J. Kouwenhoven, qui préside la Bank van Handel en Scheepvaart (BHS) à Rotterdam, Harriman & Cie va fonder l’Union Banking Corporation (UBC), en réalité une société écran pour la banque néerlandaise entièrement aux mains de Thyssen. En finançant UBC et BHS, les anglo-américains pouvaient discrètement apporter un soutien financier décisif au régime de Berlin.

Prescott Bush (à droite) avec son protégé, le vice-président d’Eisenhower, Richard Nixon (au centre).
democraticunderground.com

Les présidents d’UBS étaient le banquier George Herbert Walker ainsi que son gendre Prescott Bush (1895-1972), le père du futur président et patron de la CIA George H. W. Bush et grand-père du président George W. Bush. Harriman & Cie fusionnera en 1931 avec le groupe britannique Brown Brothers pour former Brown Brothers Harriman dont Prescott Bush sera un des associés.

Ainsi, lorsque le 16 mars 1933, après la consolidation du pouvoir du Führer, Hjalmar Schacht reprend son poste de gouverneur de la Reichsbank, John Foster Dulles, en tant qu’avocat de Brown Brothers Harriman, Dillon Read, Kuhn Loeb, et d’autres banques d’affaires de Wall Street, se rend à Berlin pour convenir avec Schacht le financement du nouveau gouvernement.

Pour sa part, Allen Dulles, lui aussi avocat chez S&C, défend l’intérêt de ses principaux clients : la banque d’affaires britannique J. Henry Schröder de Londres dont il est un des directeurs et dont John Foster est le conseil, Thyssen, BHS et le baron Kurt von Schröder, directeur de la banque J.H. Stein de Cologne et principal financier de la Gestapo.

Ce dernier figurera comme un des directeurs de la BRI, aux cotés de Herman Schmitz, directeur d’IG Farben, Walther Funk, de la Reichsbank, et de l’économiste nazi Emil Puhl, les deux derniers ayant été personnellement nommés au conseil d’administration par Hitler.

Il est aujourd’hui reconnu que les quatre firmes qui ont le plus soutenu et profité de l’économie nazi sont les banques d’affaires Brown Brothers Harriman, Dillon Read et J. Henry Schröder & Cie, ainsi que leurs avocats chez Sullivan & Cromwell. Précisons qu’il s’agit du coeur de Wall Street, en tant qu’annexe de la City et de l’Empire britannique.

Comme le documente Glen Yeadon [4] :

« Ces liens étaient tellement étendus avec les nazis que 23 sociétés de [Prescott] Bush furent fermées au titre de la loi interdisant le commerce avec l’ennemi (Trading with the Enemy Act de 1917). Cinq d’entre elles furent fermées en 1942, les 18 autres après la guerre. (…) Avant leur liquidation, Bush embaucha deux avocats du cabinet Sullivan & Cromwell, les [frères John Foster et Allen Dulles pour maquiller le fait que ses sociétés étaient aux mains des nazis. Cette action délibérée a rendu tout déni de son implication impossible ; c’était de la trahison, aussi bien pour lui que pour les frères Dulles. »

Lorsque, après la guerre, la justice néerlandaise s’intéresse à la banque néerlandaise (BHS), elle interroge son PDG Kouwenhoven. Inquiété par la justice, ce dernier se précipite fin 1947 aux États-Unis pour s’en plaindre auprès de son ami et protecteur Prescott Bush. Bien qu’il était en excellente santé, Kouwenhoven meurt quinze jours plus tard d’une crise cardiaque... Prescott Bush sera le protecteur de Richard Nixon et un soutien assidu d’Eisenhower.

Office for Strategic Studies

Lorsque la guerre arrive, les frères Dulles se disputent. C’est uniquement par un vote du Conseil d’administration que John Foster, qui estime qu’il n’y pas de honte à faire des affaires avec l’Allemagne d’Hitler, accepte de fermer la filiale de Sullivan & Cromwell à Berlin, jugé un peu trop voyante par son frère.

Par ailleurs, Allen croit que son heure est venue de maitre espion et se fait embaucher par Bill Donovan, chargé en 1942 par le Président Franklin Roosevelt de créer dans l’urgence un service de renseignement digne de ce nom. Mais Roosevelt est parfaitement conscient que Dulles est un traitre et le fait nommer à un poste ou il est chargé d’enquêter sur... ceux qui collaborent avec Hitler, c’est-à-dire ses propres clients, tout en le mettant sous écoute téléphonique par l’équipe de Sir William Stephenson, un proche de Roosevelt.

Donovan crée ensuite l’Office for Strategic Studies (OSS) dont les premières équipes, faute de mieux, sont formées pour conduire des opérations « clandestines » contre les Nazis par le Secret Intelligence Service (SIS ou « MI6 ») britannique.

Allen Dulles, suite à des fuites, découvre qu’il est sous écoute. Donovan décide alors de le renvoyer en Suisse afin de le piéger là-bas. Coureur de jupons infatigable, Allen Dulles se lie à Bern à Mary Bancroft, qui lui présente son ami, le psychanalyste Carl Gustav Jung. De ce dernier, Allen tira des idées pour conduire des opérations de « guerre psychologique ». Une fois sa présence ébruitée par la presse, Allen Dulles attire comme un aimant magnétique tous ceux qui voulaient s’opposer à Hitler, y compris des criminels nazis, qui voyaient la fin venir et espéraient, en se recyclant au service des alliés, échapper au jugement qui les attendait. Dulles collecte alors des renseignements pour faire condamner des nazis à Nuremberg, tout en intégrant à son service Reinhard Gehlen, un des chefs du renseignement allemand à la tête d’un réseau de plusieurs centaines de nazis dans les pays baltes, en Roumanie (Les Gardes de fer), en Croatie (Oustachis) et en Ukraine (l’OUN-B de Bandera), etc., en vue d’aller en découdre avec les Soviets.

Avec l’Opération Paperclip, plus de 1500 nazis sont exfiltrés de l’Allemagne et protégés aux États-Unis et en Amérique du Sud par la CIA. Parmi eux, une poignée de scientifiques de très haut niveau, tel que Werner von Braun dont la contribution fut inestimable pour la mission lunaire américaine. Cependant, la plupart sont des vrais criminels de guerre que la CIA veut garder en réserve pour la lutte contre le bolchevisme.

Parmi eux, le tortionnaire nazi Klaus Barbie, recruté en 1947 par le 66e détachement du Counter Intelligence Corps (CIC) de l’armée américaine. En 1951, Barbie est exfiltré vers l’Argentine par Krunoslav Draganovic, un prêtre catholique croate. Cette fameuse « route des monastères » (appelé moins prosaïquement en anglais « ratline », c’est-à-dire « chemin des rats »), est organisée avec le concours actif du cardinal catholique new-yorkais Francis Spellman, un anti-communiste virulent et ami intime des frères Dulles. Interrogé par Klaus Barbie sur les raisons qui le poussaient à l’aider dans sa fuite, Draganovic répond :

Nous devons conserver une espèce de réservoir moral dans lequel nous pourrons puiser à l’avenir.

Selon des documents d’archives, Allen Dulles aurait également caché aux juges du tribunal de Nuremberg en charge de juger les crimes nazis, des informations à sa disposition en vue de protéger le général SS Karl Wolff, complice du meurtre de 300 000 juifs.

Effrayé par la tournure que prenaient les choses, Truman démantèle l’OSS en 1945, imposant une séparation temporaire entre les analystes qui furent rattachés au Département d’Etat et le « service action », mis sous contrôle du Ministère de la défense.

Séparation annulée en 1947, lorsque le même Truman crée la CIA avec à sa tête le même Allen Dulles ! Lorsqu’on demande à Dulles ce qu’est la CIA, il répond : « Le département d’État pour des pays non-amis ».

Dulles et l’Europe

En septembre 1946, Allen Dulles, nouveau président du Council on Foreign Relations, finance la création de l’Union européenne des fédéralistes (UEF), à Hertenstein (Suisse) autour de philosophes personnalistes, notamment Alexandre Marc et Denis de Rougemont, et de l’ancien chef du réseau de résistance Combat, Henry Frenay [5].

L’UEF mobilise l’opinion publique pour promouvoir l’intégration politique intégrale de l’Europe (c’est-à-dire la perte de souveraineté des États). Dans ce but, le sénateur Fulbright, avec Allan Dulles, met sur pied le Committee for a Free and United Europe (Comité pour une Europe libre et unie) et l’American Committee on United Europe (ACUE) créé le 5 janvier 1949 pour financer les mouvements pro-européens. Dans sa composition finale, c’est l’ancien directeur de l’OSS William Donovan qui en sera le président avec Allen Dulles comme vice-président. La première réunion du comité exécutif de l’ACUE s’est tenu... au bureau d’Allen Dulles, c’est-à-dire au 48, Wall Street, le siège de Sullivan & Cromwell.

En vérité, loin de l’idéal européen, l’objectif est une fois de plus géopolitique. En juillet 1947, Foreign Affairs, la revue du CFR publie un article anonyme, en réalité rédigé par le géopoliticien George F. Kennan. Il y décrit le danger de l’expansionnisme communiste et préconise la politique d’endiguement (containment). Sous Truman, le Conseil de sécurité nationale définit sa mise en œuvre :

  1. Fédérer tous les États d’Europe occidentale libérés par les Anglo-américains ;
  2. Dégager les Soviétiques (rollback) des États d’Europe centrale et orientale qu’ils occupent et les intégrer aux « États-Unis d’Europe ».

A cela s’ajoute, que dès 1952, la CIA entend faire du réseau de l’ancien nazi Gehlen le noyau dur du nouveau service de renseignement allemand, le Bundesnachrichtendienst (BND) dont Gehlen deviendra le directeur en 1956.

Le lancement, à Paris en 1952, par le Prince Bernhard et le diplomate polonais Joseph Retinger, du groupe du Bilderberg (nom de l’hôtel où se feront les premières rencontres au Pays-Bas à partir de 1954), s’inscrit dans la même perspective. Comme le raconte Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères français : « À l’époque, le but était de convaincre les dirigeants européens et américains de resserrer les liens et de ne pas baisser la garde face à la puissante Union soviétique ».

Et comme le précisait John Foster Dulles :

Le culot d’aller jusqu’au bord d’une guerre mondiale, sans la provoquer, fait partie de la règle du jeu.

En 1958, les frères Dulles favoriseront la nomination de Walter Hallstein comme premier président de la Commission européenne. Juriste pendant le IIIe Reich, Hallstein a déjà une expérience européenne : du 21 au 25 Juin 1938 il a représenté le gouvernement nazi pendant les négociations d’État avec l’Italie fasciste concernant la mise en place d’un cadre juridique de « la nouvelle Europe ».

Le soutien de l’ACUE au projet européen durera jusqu’en 1960, trois ans après le traité de Rome. Le 20 avril 1960, son président, William C. Foster, qui a pris la succession de Donovan, annonce à Robert Schuman qu’il s’apprête à suspendre les activités du comité et fermer ses bureaux à New York et Paris, a rappelé fièrement l’aide financière apportée au projet européen. Au moment de la suspension des activités de l’ACUE, son trésorier est John McCloy, un banquier proche des « sept sœurs » de la famille Rockefeller, dirigeant du CFR et ami personnel de Jean Monnet. Ce dernier avait travaillé à la fin des années 1930 aux Etats-Unis pour la banque américaine Blair & Cie et rencontré un des avocats le plus brillants de l’époque : John Foster Dulles.

Constantin Melnik, conseiller du Premier ministre Michel Debré pour la sécurité et le renseignement entre 1959 et 1962, se rappelle : « Les deux personnes qui ont joué le plus grand rôle en Europe pour financer la politique et les syndicats, c’est Allen Dulles et [le responsable de l’AFL-CIO] Irving Brown ». Un jour, Allen Dulles a demandé un rendez-vous au général de Gaulle.

Le Général a été furieux et l’a renvoyé vers Debré. Comme Debré ne s’intéressait pas au renseignement, c’est moi qui l’ai reçu. Allen Dulles et moi avons passé des soirées entières à discuter. Dulles me considérait un peu comme son fils spirituel, mais je donnais raison à de Gaulle qui pensait qu’on ne pouvait être soumis, même avec bienveillance (…) Dulles estimait avoir sauvé l’Europe à travers les contacts avec les politiques. Et il me citait notamment le rôle de Schuman et Monnet. Oui, Schuman et Monnet avaient des liens avec la CIA (…) De Gaulle voulait que les contacts avec la CIA soient concentrés au niveau des services et que les gens de la CIA cessent de voir directement Monnet et Schuman.

Au diable la souveraineté

John Foster Dulles, comme aujourd’hui Tony Blair et les néo-conservateurs américains, affirme que la société des Etats-nations qui a vu le jour à la suite de la Paix de Westphalie (1642) est devenue une « société de l’anarchie ». Pour lui, « le système des souverainetés ne résonne plus avec la paix et la justice ». Il qualifie donc d’évènement attristant la décision en France du 31 août 1954 lorsque l’Assemblée nationale rejette la Communauté européenne de défense (CED).

Dans les traces du futuriste anglais H.G. Wells et bien avant les architectes de l’euro comme Jacques Attali, John Foster estime qu’il faut une espèce de guilde supranationale au-dessus des nations pour l’intérêt de tous. Cette guilde émergera par étapes en commençant par « une union économique et financière dont découlera l’union politique comme un développement naturel ».

Avant la fin de la guerre, Franklin Roosevelt convoque les dirigeants mondiaux à San Francisco pour créer une nouvelle architecture de sécurité globale : les Nations Unies.

Lorsqu’on proposa John Foster pour y participer, Roosevelt répond :

Il le jouera à sa manière. Il organisera des fuites. Il sera une force disruptive. Je n’aime pas Foster Dulles. Je ne le veux pas dans cette affaire.

Mais les Républicains le forcent à l’accepter et FDR mourut peu de temps après. Ainsi, Foster Dulles avec ses équipes feront tout pour que les statuts des Nations Unies ne mettent pas en danger les intérêts des familles patriciennes anglo-américaines.

Big Brother

Le livre de Kinzer permet de comprendre que Big Brother n’est pas une invention du XXIe siècle. Le grand-père de Dulles et son oncle avaient déjà envisagé la chose et la NSA fut créée en 1952. Bien avant l’invention des drones, des avions U2 survolaient à haute altitude l’URSS et certains pays de l’OTAN pour les photographier à leur insu. Les photos ? Elles montraient que l’URSS voulait certes gagner en influence, mais n’avait pas la puissance militaire que les frères Dulles lui prêtaient. Mais bon, personne n’avait besoin de le savoir…

Ce n’est pas Obama qui inventa l’intimidation des journalistes. À côté d’Allen et Foster Dulles, les spin doctors d’aujourd’hui sont des enfants de cœur.

Claire et Henry Luce
Wikipedia Commons

John Foster et Allen ne négligeaient pas les médias. Ils créèrent Radio Free Europe et Radio Liberty, qui émettaient en Europe de l’Est et ils entretenaient d’excellentes relations avec le magnat de la presse Henry Luce dont la femme, Claire Boothe Luce fut ambassadrice des Etats-Unis à Rome de 1953 à 1956.

Avec un million d’abonnés à Time, quatre millions d’abonnés à Life et 18 millions d’auditeurs aux émissions radios des magazines, Luce était de loin le plus grand vecteur de propagande pour les frères Dulles.

En 1941, celui-ci publie dans Life un article intitulé The American Century, affirmant que les États-Unis, au nom de l’héritage des principes de la civilisation occidentale, ont le devoir de remplacer l’Angleterre comme gendarme du monde. Le thème du bon samaritain, du bon gars, qui, à contrecœur, se charge du sale boulot que personne ne veut faire, mais dont, en dernière analyse, tout le monde profitera, est un trait récurrent dans cet étrange mélange de calvinisme protestant et d’exceptionnalisme américain dévoyé.

Pour nous, disait Foster, il existe deux types de personnes dans le monde. Il y a les chrétiens, qui sont favorables à la libre entreprise, et il y a les autres.

Il est vrai que pour Calvin, « les chrétiens sont les armes dans la main de Dieu et les exécuteurs de sa volonté providentielle ».

Pour contrer ces dérives impériales et pseudo-chrétiennes, le vice-président de Franklin Roosevelt Henry Wallace, représentant une toute autre tradition américaine, s’offusqua en 1942 :

Certains nous parlent du ‘Siècle Américain’ : Moi je vous dis que le siècle dans lequel nous entrons – le siècle qui sortira de cette guerre – peut et doit être le siècle de l’homme commun. Partout l’homme commun doit pratiquement apprendre à construire ses propres industries, de ses propres mains. Partout, l’homme commun doit apprendre à accroître sa productivité afin que lui et ses enfants puissent payer à la communauté mondiale tout ce qu’ils ont reçu. Aucune nation n’aura de droits divins pour exploiter d’autres nations. Les nations plus vieilles auront le privilège d’aider les jeunes nations à se lancer sur la voie de l’industrialisation, mais il ne doit y avoir ni impérialisme militaire, ni économique. Les méthodes du dix-neuvième siècle ne seront pas de mise pendant le siècle du peuple qui va commencer. L’Inde, la Chine et l’Amérique latine jouent gros dans le siècle des peuples. Maintenant que leurs vastes populations commencent à lire et écrire, et qu’ils se transforment en mécaniques productives, leur niveau de vie doublera et triplera. La science moderne, quand elle se consacre de tout son cœur à l’intérêt général, porte en elle des potentialités dont nous n’osons pas encore rêver…

L’arme de la culture

En lançant avec Denis de Rougemont le Congrès pour la liberté de la culture (CLC), les Dulles feront de l’art moderne, de la peinture, de la musique et de la littérature, des armes de la guerre froide. Par le biais des fondations Fairfield, Ford et Rockefeller, ou encore des fonds secrets du plan Marshall, des millions de dollars iront à la National Students Association (NSA) américaine, à des syndicats non-communistes ou à « la gauche » non communiste européenne.

Documents déclassifiés sur l’Opération MK-Ultra
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Des prisons où l’on puisse torturer sans encombre car situées hors du périmètre du droit américain, ce n’est pas George Bush qui les inventa. Allen Dulles créa des prisons secrètes en Allemagne, au Japon et dans la zone du canal de Panama.

Utiliser des drogues telles que le LSD pour faire parler des individus ou en faire des tueurs ? Allen Dulles lança le fameux projet MK-Ultra. Des milliers de soldats et d’étudiants furent drogués à leur insu pour étudier in vivo le potentiel militaire de la drogue. La famille de Frank Olsen, un officier de la CIA qui se serait jeté par la fenêtre pendant les essais avec la drogue, conteste toujours la version officielle. En réalité, Olsen, troublé par ce qu’il avait découvert dans les prisons lors d’une tournée en Europe, aurait été liquidé par ses supérieurs à l’agence. En 1973, le directeur de la CIA Richard Helms ordonne la destruction de toutes les archives et après des révélations dans la presse, le Congrès américain décida d’arrêter les expériences.

Les équipes de Dulles (Richard Helms, Frank Wisner, James Jesus Angleton, William Colby, etc.) sont également à l’origine du programme Gladio (stay-behind) de l’OTAN, organisant des armées secrètes prêtes à en découdre si un pays de l’Alliance tombait aux mains d’une force politique indésirable.

Avant les BRICS, Bandung et les non-alignés

Deux événements marquants vont alors intensifier la frénésie et l’aventurisme des frères Dulles. Le premier est le mandat présidentiel de Mao en Chine en 1954, considéré (à tort) comme une avancée victorieuse du communisme mondial sous la direction de Moscou, et donc une défaite pour les idéologues de la guerre froide.

Ancêtre des BRICS, le sommet de Bandung (Indonésie) de 1955 fut la première rencontre entre 29 pays colonisés d’Asie et d’Afrique. De gauche à droite : Zhou Enlai (Chine), Soekarno (Indonesie) et Nasser (Egypte).
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Vient ensuite la conférence de Bandung, en 1955. Menés par l’Égyptien Nasser, l’Indien Nehru, l’Indonésien Soekarno et le Chinois Zhou Enlai, vingt-neuf pays se rencontrent dans cette ville indonésienne. Le Ghanéen Kwame Nkrumah (qui échappe à deux tentatives d’assassinats en 1962 et 1964) ainsi que le prince Norodom Sihanouk du Cambodge, y participent également. Prédécesseur des BRICS d’aujourd’hui, ils affirment alors leur non-alignement. Jamais autant de dirigeants de pays colonisés, représentant à l’époque la moitié de l’humanité, ne s’étaient ainsi réunis pour défendre leur cause commune.

Dans son discours de bienvenue, Soekarno appelle les puissances coloniales à abandonner leur interventionnisme pour adopter « le principe du vivre et du laissez-vivre. (...) Nous, les peuples d’Afrique et d’Asie, pouvons mobiliser toute la force spirituelle, morale et politique de nos deux continents à la cause de la paix », dit-il. Nehru déclare qu’il « ne croit pas dans l’approche communiste ou anti-communiste ». Pour Nasser, « le jeu des rapports de force où les petits pays sont instrumentalisés doit cesser ». Zhou Enlai affirma pour sa part que la Chine « ne souhaite pas une guerre avec les Etats-Unis ».

Bien qu’un député de Harlem lui ait demandé d’envoyer à cette conférence une délégation composée de blancs, de noirs, de juifs et de protestants pour montrer au monde que les États-Unis étaient une démocratie, Foster décida qu’aucun représentant américain ne devait y assister. Pour lui, aveugle ou hypocrite, il ne s’agissait que d’une tricherie, une ruse du camp communiste pour étendre le pouvoir de Moscou.

Six monstres à abattre

Le changement de régime, une invention de George Soros ? Kinzer rappelle qu’en 1821, le secrétaire d’Etat américain John Quincy Adams, qui lui incarnait l’impulsion anti-impériale authentique du « système américain d’économie politique » (Hamilton, Carey, Lincoln, etc.) opposée au libre-échange britannique, martelait que « les Etats-Unis n’allaient pas à l’étranger en quête de monstres à détruire ». Pourtant, c’est bien ce qu’ont fait les frères Dulles en ciblant des régimes qui dérangeaient leur idéologie et surtout leurs clients.

Bien que la liste de leurs cibles soit plus longue – surtout si l’on considère leur rôle dans l’arrestation de Jean Moulin, récemment évoqué par Jacques Cheminade, ou contre Nasser – Kinzer documente six opérations conduites par la CIA contre des « monstres à abattre » :

  • Iran, 1953, opération Ajax
    Mohammed Mossadegh (1882-1967)

    A la demande explicite des services de renseignement britanniques, la CIA finance un coup d’Etat contre le Premier ministre Mohammed Mossadegh qui vient de nationaliser l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC rebaptisée par la suite BP), qui était sous la direction d’un des principaux clients d’Allen Dulles, la banque Schroeder. Dirigé sur le terrain par l’agent de la CIA Kermit Roosevelt, le petit-fils du Président Theodere Roosevelt [6], le coup échoue techniquement, mais une foule enragée de trois cents personnes finit par prendre d’assaut le siège du gouvernement. Bien que pro-américain, Mossadegh aurait été « trop faible » pour résister à une éventuelle menace communiste. Le Shah d’Iran est installé au pouvoir et Mossadegh condamné à trois ans de prison.

  • Guatemala, 1954, PB Success
    Jacobo Arbenz 1913-1971)

    Après une campagne le décrivant comme un « dangereux communiste », orchestrée par le neveu de Freud et collaborateur des services américains, Edward Bernays, le président démocratiquement élu, Jacobo Arbenz Guzman fut renversé par les mercenaires de Castillo Armas. Dans son discours d’inauguration, Arbenz s’était fixé trois objectifs fondamentaux : transformer un pays semi-colonial en Etat économiquement indépendant, le sortir du féodalisme pour en faire un pays capitaliste moderne et en faire bénéficier la majorité de la population. Le capital étranger sera toujours bienvenu tant qu’il respectera les conditions du pays et la loi guatémaltèque. Evidemment, la réforme agraire qui en découlait menaçait la United Fruit Company, qui possédait tout le pays et dont les frères Dulles étaient actionnaires.

  • Vietnam, 1954
    Hô Chi Minh (1890-1969)

    Alors que les Etats-Unis finançaient la France pour faire la guerre au Vietnam (jusqu’à un milliard de dollars en 1954), après la défaite de Diên Biên Phu, Pierre Mendès France conclut les accords de Genève que les Etats-Unis refusèrent de signer. Après deux ans de séparation entre Nord et Sud-Vietnam, une élection nationale est prévue pour 1956. Pour empêcher la victoire hautement probable du communiste Hô Chi Minh, les Dulles, contre l’avis de Mendès France, imposent leur homme, Ngô Dinh Diem. Ce dernier, alors que le pays et majoritairement bouddhiste, est un catholique pratiquant. Soutenu par la CIA, il refuse d’organiser le référendum d’autodétermination prévu dans la déclaration finale des Accords de Genève. Lorsque Washington se rend compte que son choix fut une erreur, Diem est arrêté et liquidé en novembre 1963 sur ordre de la CIA. Comme le note Kinzer : « Si Foster avait accepté les accords de Genève et persuadé Eisenhower d’en faire autant », les Etats-Unis auraient pu éviter le bourbier du Vietnam.

  • Indonésie, 1958
    Soekarno (1901-1970)

    Une guérilla de plusieurs milliers de personnes, équipée d’avions financés par la CIA, tente de renverser le régime de Soekarno et même de démembrer le pays. Pour discréditer celui qui avait été l’inspirateur des pays non-alignés et l’organisateur de la conférence de Bandung, la CIA va même jusqu’à tourner un film pornographique mettant en scène un faux Soekarno, affublé d’un masque en latex !

  • Cuba, 1961
    Fidel Castro

    Avec l’arrivée de Fidel Castro, c’est une fois de plus, non pas le « monde libre », mais les banques et intérêts sucriers anglo-américains qui se trouvent menacés. Pour le déloger 1500 exilés cubains, entrainés et armés par la CIA et encadrés par les anciens qui avaient réussit le coup au Guatemala en 1954, tentent de débarquer en 1961 sur la plage cubaine de la « baie des cochons ». Bien qu’ils soient couverts par des bombardiers B26 repeints de la garde nationale de l’Alabama, l’opération échoue. Mais on envisage de recommencer ! Pour justifier une nouvelle invasion les Dulles imaginaient en 1962 l’Opération Northwoods, une opération de « faux drapeaux ». Il s’agissait de faire des attentats contre des militaires américains et d’en attribuer la responsabilité à Castro. Les frères Kennedy, ahuris, refusent.

  • Congo, 1961
    Patrice Lumumba (1925-1961)

    Le Congo fournit l’uranium pour les bombes nucléaires américaines. Allen Dulles envoie d’abord le Dr Sydney Gottlieb, le chimiste qui dirigeait le projet MK-Ultra de la CIA, qui met au point un dentifrice empoisonné pour éliminer le Premier ministre Patrice Lumumba. Initialement le projet échoue mais, afin d’empêcher que le nouveau président Kennedy n’arrête toute l’affaire, des Belges et des Congolais sous supervision de la CIA finissent par assassiner Lumumba.

"Glorieuse victoire", tableau du peintre mexicain Diego Rivera. Au centre, le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles, avec Allen derrière, serrant la main à Carlos Castillo Armas, le dictateur mis en place par les frères Dulles pour remplacer Jacobo Arbenz dont la réforme agraire menaçait l’United Fruit Company dont les frères étaient actionnaires.
twoworlds.me

Eisenhower et Kennedy

Comment le pouvoir politique a-t-il pu tolérer de tels agissements criminels ? On avait cru jusque-là qu’Eisenhower, qui avait été l’un des organisateurs du Débarquement de 1944 et avait fustigé le « complexe militaro-industriel » dans son discours de fin de mandat, avait été « victime » du système que représentaient les frères Dulles. Mais le livre de Kinzer apporte bien des nuances.

Certes, le général Eisenhower, qui avait vécu la Deuxième Guerre mondiale, s’opposait systématiquement à tout engagement terrestre des troupes américaines. Comme alternative, il décida de réduire les dépenses militaires tout en augmentant de façon conséquente l’arsenal nucléaire américain et surtout, dans le plus grand secret, le recours aux opérations clandestines qui le fascinaient. Si Truman avait montré la voie, affirme l’auteur, il ne donna jamais, contrairement à Eisenhower, son accord pour renverser ou éliminer des chefs d’Etat étrangers.

Tout cela n’est pas sans rappeler Obama, qui admet des frappes aériennes mais préfère l’« assassinat ciblé » par drone de tout individu soupçonné d’actes terroristes, qu’il soit américain ou pas, jugé ou pas. Chez Obama, comme chez Eisenhower, derrière un grand sourire se cache un homme capable du pire. De son côté, Hillary Clinton commenta ainsi la mise à mort de Kadhafi : « On est venu, on a vu, et il mourut. »

Robert Kennedy, assassiné le 6 juin 1968 à Los Angeles, n’a jamais cru que son frère, JFK, fut assassiné par un tueur isolé.
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Lorsque John Fitzgerald Kennedy arrive au pouvoir en 1961, il découvre l’ampleur de deux opérations en cours : l’assassinat de Lumumba et l’invasion de Cuba. Allen Dulles est remercié sur le champ mais continuera à diriger ses équipes à partir de son domicile. Après l’assassinat de Kennedy, le président Johnson, qui se plaignait en privé que la CIA ait créé « a goddamn Murder Inc. » (une putain d’équipe d’assassins) dans les Caraïbes, nomma... Allen Dulles à la commission Warren chargée de l’enquête, lequel l’enterra rapidement.

Robert Kennedy, en privé, n’a jamais jugé crédible à la thèse d’un tueur fou isolé. Pour l’ami de JFK, le député Neil Gallagher, son assassinat ne peut être que l’œuvre du patron du FBI Edgar Hoover et d’Allen Dulles.

Heureusement que la vérité est coriace. Aujourd’hui, les scandales qui cernent de toutes parts l’administration Obama pourraient bien, enfin, chasser les fantômes des Dulles de la Maison Blanche...


[1Son avocat, Roy Cohn, a été l’instigateur des campagnes de calomnie contre l’économiste américain Lyndon LaRouche.

[2On peut s’étonner du fait que, dans l’affaire de l’amande géante infligée à BNP Paribas, la banque a fait appel à Sullivan & Cromwell pour l’aider à mener son enquête interne. La firme n’a pas seulement pu éplucher les comptes de la banque, mais, afin de lui permettre de se mettre en règle avec le législateur américain, a proposé le limogeage de plusieurs cadres dirigeants...

[3Dans son livre, The Tower of Basel, Adam LeBor rappelle que Montagu Norman et Hjalmar Schacht n’étaient pas mécontents qu’on nommât Thomas McKittrick, un banquier américain, à la tête de la BRI. En quittant la BRI en 1946, McKittrick rejoignit la Chase National Bank de New York jusqu’à sa retraite en 1954, une banque alliée à JP Morgan. Certes, quand en décembre 1941, les Etats-Unis entrent en guerre, la position de McKittrick « devient difficile ». Mais McKittrick réussit à maintenir la banque en vie, « en partie grâce a son ami Alan Dulles, le chef du renseignement américain stationné à Berne en Suisse. McKittrick était un agent de Dulles, connu sous le nom de code 644 et lui donnait fréquemment des informations obtenues de la part d’Emil Puhl de la Reichsbank, un visiteur régulier de la BRI. ». En juillet 1944, l’envoyé de Roosevelt à la conférence de Bretton Woods Harry Dexter White et le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau sont les ennemis les plus acharnés de la BRI qu’ils tentent de fermer. Malheureusement, sous la pression des Britanniques (John Maynard Keynes) et des frères Dulles, Truman finit par la garder.

[4Glenn Yeadon avec John Haynes, The Nazi Hydra in America : Suppressed History of a Century, Progressive Press, 11 septembre 2002.

[5À partir de 1943, Allen Dulles a financé le réseau Combat d’Henri Frenay pour saboter les efforts de Jean Moulin qui avait exclu les franquistes et inclu les communistes dans le Conseil national de la résistance (CNR).

[6En ajoutant son propre « corollaire Roosevelt » à la doctrine Monroe, Theodore Roosevelt, partisan de la politique du « gros bâton » a théorisé, au nom de la nécessité de protéger, le droit d’intervention unilatéral des Etats-Unis, notamment dans les Caraïbes.