Suisse, Ukraine, France, la coopération avec Palantir en question

mardi 23 décembre 2025, par Karel Vereycken

Fight Back ! News

Un article posté sur le site d’information militaire ukrainien Defense Express Media and Consulting Company annonce la couleur : si Kiev considérait jusqu’ici la coopération avec Palantir, la société leader en IA du milliardaire américain Peter Thiel, comme extrêmement utile, notamment pour identifier les cibles russes, cette coopération « nécessite aujourd’hui une réévaluation beaucoup plus prudente ».

L’audit suisse

Ces inquiétudes trouvent leur origine dans un audit réalisé en 2024 par l’état-major général des Forces armées suisses. Si cet audit a confirmé les capacités techniques hors pair du système, il a également mis brutalement en lumière le risque suprême que des données sensibles soient accessibles aux agences de renseignement et au gouvernement américain. La question centrale qui se pose pour tous les clients de Palantir est celle de la souveraineté des données.

L’audit suisse notait également que, Palantir opérant sous juridiction américaine, la Suisse ne pouvait garantir pleinement le contrôle des données militaires sensibles ni exclure un éventuel accès en vertu du droit étranger. En conséquence, vue l’ensemble de ces éléments, l’armée suisse a suspendu sa coopération avec cette entreprise.

Un article publié le 22 décembre 2025 par le site Swiss Info (SWI) rappelle que Palantir coopère en Suisse avec la maison d’édition Ringier (ex Crédit Suisse), l’assureur Swiss Re et le géant pharmaceutique Novartis. Mais depuis l’audit de l’armée suisse, l’idée d’installer son siège dans la confédération helvétique est révolue.

Ukraine

Côté ukrainien, la même question de souveraineté se pose. Tout en sachant que la CIA avait généreusement financé Palantir, note l’article de Defense Express, il existait un consensus

« selon lequel l’Ukraine bénéficierait, de toute façon, d’un soutien important en matière de renseignement de la part des États-Unis en tant que partenaire stratégique et allié ».

Cette hypothèse, affirme Defense Express,

« a désormais évolué. Avec le retour au pouvoir de Donald Trump, l’Ukraine et l’Europe sont entrées dans une nouvelle ère politique. La Stratégie de sécurité nationale américaine actualisée indique clairement que les États-Unis ne se considèrent plus comme un allié de l’Ukraine ou de l’Europe, et à bien des égards, même pas comme un partenaire. Il est également important de rappeler que Peter Thiel, cofondateur et actionnaire majoritaire de Palantir, figurait parmi les principaux bailleurs de fonds de la campagne électorale de Donald Trump. »

Dans ces circonstances, il pourrait s’avérer nécessaire de réévaluer avec la plus grande attention l’utilisation des logiciels Palantir, ainsi que du matériel sur lequel ils sont déployés. Ceci est d’autant plus pertinent que ses solutions ne se limitent plus au secteur de la défense. Par exemple, il y a environ un an, il a été annoncé que les technologies Palantir seraient utilisées dans des opérations de déminage et dans le secteur de l’éducation.

A noter que l’Ukraine n’est pas la seule confrontée à ce dilemme. Depuis 2022, Palantir a signé de nombreux accords avec des gouvernements européens. Son implication dans des projets liés à la sécurité et à la défense a été signalée en France, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Espagne et en Pologne.

« Le plus gros client reste cependant le Royaume-Uni. En septembre 2025, le ministère britannique de la Défense a signé un contrat de cinq ans d’une valeur de 855 millions d’euros avec Palantir, prolongeant un accord précédent conclu en 2022. »

La France

Le 15 décembre, la Direction générale du renseignement intérieur (DGSI) a renouvelé pour trois ans son contrat avec Palantir.

Alex Karp, cofondateur et PDG de l’entreprise, a déclaré :

« Nous sommes très fiers d’accompagner la DGSI dans son travail essentiel au service de la France et dans sa lutte contre le terrorisme. Ce renouvellement de contrat réaffirme l’engagement de Palantir à servir les intérêts de la France depuis 2016 et à garantir la sécurité des citoyens français. »

On peut cependant se poser des questions. Un article sur le site de France Info précise qu’en France, la collaboration de Palantir avec la DGSI « interroge sur les risques de voir des données sensibles exploitées par une puissance américaine de plus en plus hostile ».

« Milliardaire libertarien et prophète de l’Apocalypse, ce dernier est un très proche de la galaxie Trump, et notamment du vice-président JD Vance, dont il est le mentor et le parrain », écrit pour sa part Le Télégramme de Brest dans son article intitulé « Palantir, géant de la tech américain, un allié encombrant du renseignement français ».

France Info rappelle que Palantir

« vend plusieurs produits, comme Foundry ou Gotham. Le premier permet à des organismes ou des entreprises de gérer leurs bases de données. Le second, davantage destiné au monde de la défense ou du renseignement, est un logiciel qui s’appuie sur la puissance de l’intelligence artificielle pour exploiter et croiser des informations aussi massives et disparates que des données biométriques, des conversations sur les réseaux sociaux, des appels téléphoniques ou des images satellite. Dans un contexte militaire, les solutions de Palantir permettent par exemple d’évaluer des cibles potentielles en temps réel. »

Parler de l’efficacité de l’IA de Palantir pour identifier et éradiquer de façon surgicale les terroristes du Hamas à Gaza est une plaisanterie de très mauvais goût. Israël dispose des systèmes les plus performants de Palantir et Peter Thiel voit en Israël un rempart contre l’islamisme radical. Les bombardements et l’invasion israélienne de Gaza ont causé la mort (direct et indirect) d’environ 680 000 personnes. Le nombre de morts directs s’élève à environ 70 000 personnes dont 80 % de civils et 27 % d’enfants.

Soulignons également que le rapport de l’AIEA du 31 mai 2015 alléguant (faussement) une percée imminente par l’Iran dans la fabrication d’une bombe atomique, a été élaboré sur la base d’informations obtenues par le programme Mosaic de Palantir.

Palantir a fourni les logiciels

La firme de Peter Thiel, poursuit France Info

« propose ses services à plusieurs agences gouvernementales américaines, dont le FBI, le département de la Défense ou encore la police fédérale de l’immigration (ICE), mais aussi à la police de Los Angeles ou à l’armée israélienne. Elle collabore également avec les services de renseignement de plusieurs pays. La France représente le deuxième marché en Europe, derrière le Royaume-Uni. En France, elle est en contrat avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) depuis 2016, peu de temps après les attentats du 13 novembre, pour lutter contre le terrorisme. Lundi, la firme américaine a annoncé le renouvellement de son contrat avec la DGSI jusqu’en 2028 après déjà deux renouvellements, en 2019 et en 2022. Une décision prise "dans l’attente du déploiement d’un nouvel outil souverain", a justifié le Renseignement intérieur français auprès de l’AFP. La France envisage en réalité une solution souveraine depuis 2018, sur demande du directeur de la DGSI de l’époque [Laurent Nuñez, aujourd’hui ministre de l’Intérieur]. »

Un livre-enquête, Les espions du président (Albin Michel, 2025) raconte que la France a de bonnes raisons de vouloir s’affranchir de Palantir, du fait qu’avec Trump à la Maison-Blanche, l’Amérique n’est plus considérée comme un allié fiable, selon son auteur, le journaliste Pierre Gastineau.

« À partir du moment où l’on voit, notamment depuis l’élection de Trump, par exemple en Ukraine, qu’ils ont pu vouloir débrancher les systèmes de renseignement géospatial, débrancher des systèmes de traitement de données comme Palantir, ça veut dire qu’un jour, ils peuvent nous le faire aussi. Donc ce n’est pas tant lorsque vous êtes aligné et que vous avez un agenda politique aligné, que c’est un problème, c’est plutôt quand vous commencez à avoir des jeux de rivalité commercialo-politique, que vous pouvez vous dire que là, ils peuvent réellement le débrancher », explique-t-il.

Officiellement, Palantir prétend que chacun reste maître de ses propres données gérées en silo.

N’empêche qu’en 2018, les autorités françaises avaient, elles aussi, pris conscience de la nécessité de s’affranchir de cette dépendance américaine. Mais depuis, plus de nouvelles de l’alternative française, jusqu’à une déclaration en commission en 2021. « Depuis 2018, nous voulons disposer d’un outil souverain produit par des industriels français ou éventuellement européens. Ce chantier est en cours », indique Laurent Nuñez. L’industriel 100 % français, ChapsVision, y travaille. Selon le média Intelligence Online, la migration ne se fera pas avant 2027, quasiment dix ans après l’annonce d’un changement de prestataire...

Droits de l’homme

Enfin, à part la perte de souveraineté, se pose une autre question, celle de la violation des droits humains. Plusieurs ONG, y compris Amnesty International, accusent Palantir d’avoir recours à des pratiques illégales, comme la surveillance de masse et l’atteinte aux libertés individuelles.

Des enquêtes du New York Times et du site spécialisé Wired ont pointé du doigt des projets confidentiels de fichage de citoyens américains et d’immigrés clandestins. L’entreprise a toujours nié avoir eu ce genre de projets.

La police fédérale de l’immigration (ICE), qui fait parler d’elle par les ratonnades brutales qu’elle organise pour chasser les migrants des Etats-Unis, a signé un contrat de 30 millions de dollars avec Palantir pour développer une plateforme de suivi des expulsions ou des dépassements de visa d’immigrés clandestins. Selon Amnesty, l’un des outils de Palantir

« automatise un processus déjà très faillible et opaque, qui a des antécédents en matière de non-respect des procédures régulières et des droits humains ».