Agriculture, santé et éducation

La souveraineté périgourdine : un exemple concret et immédiat

samedi 23 novembre 2024, par Rémi Lebrun

Peut-on outrepasser les restrictions européennes et faire des appels d’offres à préférence locale ? Oui !

Peut-on nourrir tous nos écoliers d’un 100 % fait maison et (quasi) bio et local, sans frais supplémentaires ? Oui !

Quel est ce secret, qui répond au bien-être de nos enfants, rend fierté aux dames de cantine et respect à nos agriculteurs ? Un bon chef cuistot, des cuisiniers passionnés, de l’intelligence et un soupçon de volonté.

Cela peut dès aujourd’hui constituer un objectif politique pour toutes les cantines collectives (scolaires, administrations, EHPADs) de notre nation. Celle du bien manger et du goût de la fraternité.

Depuis 2015 et à un horizon 2028, le département de la Dordogne a mis en place cet objectif pour l’ensemble des collèges publics sous sa prérogative. Rien de miraculeux. Le coût de la transformation des produits agricoles, la plus-value, la valeur ajoutée, sont repris des mains des grands groupes de l’industrie agro-alimentaire pour les remettre entre celles des cuisiniers de chaque établissement.

Certes la loi Egalim oblige désormais les restaurants collectifs de services publics à servir au moins 50 % de produits durables et de qualité, dont au moins 20 % de produits bio. Mais sans critère d’origine locale. Alors, le bio espagnol aurait pu faire l’affaire…

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Les lois économiques européennes sont claires : interdiction de discrimination basée sur la nationalité ou l’origine géographique. Alors comment établir des commandes publiques pour acheter local ? Ah Ah !

Première étape : saucissonner les appels d’offres. Commander poulets d’un côté, agneau de l’autre, légumes, fruits, etc., chacun séparément. Seuls les producteurs locaux peuvent y répondre !

Seconde étape : s’il n’est pas obligatoire que les produits commandés viennent du département, en revanche, l’exigence est faite de pouvoir être livré en moins de deux heures et, en cas de besoin, de poulets à la dernière minute. Produits frais, semences variées, farine T80, etc. Seuls les producteurs locaux peuvent y répondre.

Alors que les cuisines collectives servent en moyenne 10 à 15 % de produits locaux (la boulangerie en particulier), ici, ils atteignent 70 à 75 % (tout ne saurait être produit en Dordogne...). Respect !

Tout est affaire de cuisiner

L’exigence de Germinal Peiro, président socialiste du Conseil départemental élu en 2015, dont ce projet fut le premier engagé, était de répondre à cette triple préoccupation pour la santé, l’éducation et l’agriculture, sans demander un centime supplémentaire aux contribuables et parents (2 € le repas, pour les parents). Les collectivités peuvent faire le choix d’augmenter leur budget alloué aux cantines pour répondre à ces objectifs. L’idée, ici, fut de ne pas y recourir.

La solution : valoriser les produits bruts au sein des établissements scolaires plutôt que de déléguer le travail à l’agro-industrie.

Après avoir quitté son restaurant pour se réinstaller en Dordogne, un chef cuisinier a intégré une cantine d’école primaire et l’a fait passer au 100 % bio. L’équipe du département est allée le chercher. Sur la base de son expérience, un second chef cuisinier fut missionné afin d’élaborer un ensemble de recettes permettant la valorisation, non pas de 8 ou 10 légumes, comme c’est généralement le cas pour l’industrie, mais des plus de 60 variétés de légumes de saison qu’offre la Dordogne.

Et de là, il n’est plus demandé aux dames de cantines de passer leur vie entre micro-ondes et entretien des locaux, mais de travailler les légumes, transformer les carcasses en côtelettes, steaks et saucisses, afin d’offrir aux enfants de bons vrais plats. Les légumes dont la peau est comestible permettent de faire l’économie de les peler, et les enfants apprennent à choisir entre l’aile ou la cuisse, quitte à changer au prochain service. Résultat : 2,2 € le repas.

Deux chefs cuisiniers organisent ainsi six cuisines scolaires chaque année. Le département a investi dans du matériel de cuisine professionnelle et intègre désormais des gens aux compétences variées : bouchers, boulangers, etc. Sur les 35 établissements du département, 15 ont aujourd’hui intégré le plan d’alimentation territorial. Tous les collèges du département devraient le faire d’ici 2028, terme du second mandat de Germinal Peiro.

Le troisième acteur, fondement du projet : les agriculteurs

Au début du projet, les doutes étaient présents quant à la capacité du département de fournir ce qu’il fallait de produits bio. La jeune équipe montée par le président du Conseil général a estimé les besoins alimentaires par classes d’âge et a fait ses calculs. Il faudra 169 hectares de cultures bio sur les 380 à 400 000 hectares de terres agricoles du département. Loin d’être impossible ! Mais devant les réticences des exploitants présents, le bio étant trop souvent présenté comme solution miracle au problème agricole, le Conseil général a mis en place un dispositif de foncier préférentiel pour des jeunes souhaitant s’installer dans le métier, en échange d’un accès privilégié à leur production pour la destiner aux cantines collectives.

Deux autres changements ont eu lieu au cours du projet. D’abord, au vu des multiples abandons chez les nouveaux venus, fut décidée une période d’essai de six mois pour permettre aux jeunes arrivants de confirmer, ou non, leur volonté d’intégrer ce difficile métier. D’autre part, les réticences des agriculteurs déjà présents se sont dissipées peu à peu, au vu des contrats signés à un juste tarif, sans intermédiaire et sur des durées de trois ans, offrant des perspectives que leur refuse le monde de l’agro-alimentaire.

Aujourd’hui les syndicats agricoles locaux semblent s’accorder sur le bien-fondé du projet. Chaque collège fonctionne avec 10 à 15 producteurs locaux et le département a investi dans une plateforme « Manger bio », adossée à une plateforme logistique, permettant de répondre aux besoins restants pour l’ensemble des cuisines.

Vous rappelez-vous avoir mangé des côtelettes d’agneau en cantine scolaire ?

Personnellement, dans les années 90, non. Aujourd’hui, en Dordogne, c’est plusieurs fois par an. Et pas que des côtelettes puisque ce sont des carcasses entières qui sont achetées aux producteurs. S’il y a trop d’une carcasse pour un seul établissement, il s’organise avec un autre pour la commander.

Les poulets fournissent ailes et cuisses mais, alors que l’industriel jette ou broie la carcasse évidée, en Dordogne, on l’exploite pour faire un vrai bouillon. Et le jus des pois chiches ? il fera une bonne base pour les incontournables mousses au chocolat.

Quelle fierté pour les agriculteurs de savoir que les gosses des écoles du coin apprécient leurs produits. Et quelle fierté pour leurs enfants de pouvoir parler à leurs camarades du métier de leurs parents !

Quand l’industrie agro-alimentaire fait sa plus-value avec des produits de piètre qualité pour en remplir les poches de quelques actionnaires, la cuisine du peuple, par le peuple et pour le peuple, donne plaisir aux enfants entre deux cours, rend passion aux cuisinières et cuisiniers, fierté aux agriculteurs et sens au territoire.

Une solution pour la souveraineté agricole française ?

Cela ne vous aura pas échappé que les cantines des collèges périgourdins ne font appel qu’à 0,04 % des terres exploitées du département. Si l’on imaginait appliquer ce système aux écoles primaires et aux lycées, peut-être atteindrait-on 0,2 %. Et cela peut tout à fait convenir à toutes les cantines de l’administration publique, aux maisons de retraite et, pourquoi pas, aux restaurants d’entreprises ?

Mais la souveraineté n’est pas qu’une affaire de chiffres et d’économie. Alors que les GAFA, influenceurs et grandes marques sont à l’assaut de nos enfants directement dans leurs poches, sur tout le territoire et jusque tard dans la nuit, notre souveraineté se rebâtira par le peuple, sachant ce qu’il veut, comment et pourquoi. La santé, l’alimentation, la cuisine, le vivre ensemble, localement, nationalement, mondialement.

De l’aveu même de l’équipe en charge du projet et des syndicats agricoles que nous avons contactés, deux défis se profilent pour appliquer ce projet à l’échelle nationale : la diversité de la production agricole périgourdine est bien plus grande que dans les plaines de la Beauce, actuellement exploitées essentiellement pour les céréales (mais ça peut changer), et puis les enfants de Dordogne connaissent souvent ces légumes et fruits étranges qui poussent à la campagne, et pourtant, certains sont réticents à goûter l’inconnu. Alors, en région urbaine… détrôner les frites ne sera pas chose facile, mais le jeu en vaut la chandelle !

Sachez qu’il existe un Programme national pour l’alimentation, dont l’objectif est d’augmenter la qualité alimentaire offerte par les cuisines scolaires et d’éduquer les enfants à la bonne alimentation. En allant visiter des producteurs locaux par exemple. Mais comme pour la loi Egalim, rien n’oblige à préférer du miel local plutôt que venant du fin fond de l’Europe, pas plus qu’à équiper les cuisines de façon à reprendre aux groupes agro-alimentaires les coûts de transformation des produits.

Dans les années 1990, tandis que la mondialisation financière allait bon train (malgré les Cheminade, Séguin et autres Chevènement), on voyait les MacDo s’installer, notre agriculture entamer un tournant mortifère, et un Kouchner, son sac de riz sur l’épaule, descendre de l’avion en Somalie pour sauver ces pauvres condamnés à la famine. Mais en plus des sacs de riz, les Somaliens auraient apprécié des machines agricoles, du génie civil, alors même qu’ici nous assistions peu à peu au démantèlement de notre tissu productif. La course au moins cher par la voie du plus facile nous conduisait à l’abattoir du néo-esclavagisme : des produits préfabriqués à passer au micro-ondes, des légumes de moins en moins chers pour des écrans de plus en plus larges.

Si la solution pérenne pour notre pays est la refondation de l’ordre économique international et la souveraineté de tous les peuples, l’expérience périgourdine est une leçon qui devrait inspirer une ambition nationale immédiate : la souveraineté se prend et ne s’attend pas, et elle consiste d’abord dans le rapport que toutes les composantes d’une société entretiennent entre elles.

Pour ceux qui seraient intéressés, la Dordogne a développé l’outil « A table » pour faire des simulations par type d’établissement et par territoire, et faire une projection des volumes financiers qu’impliquerait l’application de ce type de projet.

Pistes pour l’agriculture :