René Girard et Peter Thiel, aux origines du néofascisme algorithmique

mercredi 23 novembre 2022, par Benjamin Bak

René Girard (à gauche) et Peter Thiel.

Fondateur de PayPal et de Palantir Technologies et ancien numéro deux de Facebook, le milliardaire américain Peter Thiel s’est imposé comme un incontournable de la politique américaine. Ancien membre de l’équipe de transition de Trump, il vient de dépenser près de 30 millions de dollars (trois fois plus que Trump lui-même !) pour tenter de faire gagner 16 candidats républicains trumpistes, tout en annonçant : « Je suis un gay républicain », révèle un article du Figaro du 6 novembre 2022.

En tant que libertarien résolument anti-État, Thiel est convaincu, comme l’étaient Von Hayek et Ayn Rand en leur temps, que les Etats sont une entrave à la liberté individuelle.

Sa nouvelle société à lui sera certes « libertarienne », mais surtout plus totalitaire, car basée sur un fascisme algorithmique d’autant plus sournois qu’il conserve quelques apparences de liberté. Et la « société ouverte » du milliardaire américain George Soros n’est que le revers de la même médaille.

René Girard

Je ne voyais pas le rapport avec René Girard avant de tomber sur une interview de Peter Thiel, où il le qualifie de plus grand philosophe de notre temps, et d’apprendre plus tard qu’il en avait été l’élève à l’université de Stanford. M’étant intéressé à René Girard à la fin de mon adolescence avant de m’en éloigner, le rapport avec Peter Thiel et les réseaux (anti)sociaux ne m’apparaissait pas avec évidence. Qu’y a-t-il dans les théories de celui que Michel Serres qualifie de « Darwin des sciences sociales » (titre déjà accordé à Herbert Spencer, il fut un temps) qui puisse expliquer l’adhésion d’un personnage aussi sombre ? Peut-être me faisais-je des idées, c’est pourquoi je me replongeai dans les théories de René Girard pour tenter d’y trouver une explication plausible.

Voici donc sur quels principes elles s’articulent, qui présentent l’avantage d’être faciles à résumer du fait de leur simplicité.

Niant les grands acquis de la civilisation universelle, l’homme n’est pas un être de raison, mais une créature bestiale obsédée par le désir de possession.

Ainsi, le comportement humain est basé sur l’imitation de l’autre (comme l’affirmait déjà Aristote), notamment dans les dynamiques du désir. Un objet n’est pas désiré en fonction de ses qualités intrinsèques ou pour satisfaire un besoin réel, mais simplement parce qu’un autre le détient.

Ce « désir mimétique », comme le nomme Girard, crée de fait des processus de compétition qui vont parfois jusqu’à faire oublier l’objet désiré (l’image avant la réalité), transformant la compétition en véritable conflit, et au final, en guerre de tous contre tous, ce que Girard appelle une « crise mimétique ». Au XIXe siècle, à l’époque des empires, les Britanniques appelaient cela « la géopolitique ».

Pour dénouer cette crise, selon Girard, le collectif impliqué en cristallise la responsabilité sur un individu identifié comme différent, donc forcément coupable. Le rejet, puis l’exécution sacrificielle du bouc émissaire ainsi désigné permet la réconciliation collective (temporaire) des uns contre l’autre, la victime, jusqu’à la prochaine crise mimétique. Avec Girard, le bouc émissaire cesse d’être une simple expression pour devenir un concept à part entière, dans une théorie unifiée visant à expliquer le fonctionnement et le développement des sociétés humaines.

Girard s’interroge :

  1. D’où naît la violence dans les sociétés humaines, quel en est le ressort fondamental ?
  2. D’où vient que cette violence ne les dévaste pas ? Comment parviennent-elles à se développer malgré elle ?

Autrement dit : quel mécanisme mystérieux permet aux sociétés humaines archaïques, enclines à l’autodestruction, de se développer quand même (une fois adoptée l’idée que l’homme est une bête enragée, la logique voudrait en effet qu’elles aient disparu depuis longtemps).

Cette réconciliation, grâce au sacrifice du bouc émissaire, aboutit à sa divinisation, justifiée par une « épiphanie-résurrection ». Car le bouc émissaire est aussi bien l’origine de la crise mimétique que celui qui y met fin en tant que divinité. C’est pour cela que, pour Girard, les divinités pré-judéo-chrétiennes sont des figures ambiguës et violentes, capables de faire le mal comme le bien selon leur fantaisie.

Le mythe d’Œdipe

La Pythie de l’Oracle de Delphes.

Pour comprendre la théorie girardienne, intéressons-nous à son approche du mythe d’Œdipe.

Rappelons-en l’essentiel : l’oracle de Delphes (le plus grand centre financier à l’époque) prédit à Laïos, roi de Thèbes, que son fils le tuera et épousera sa mère.

Quand Œdipe naît, son père l’abandonne. Mais des bergers le recueillent et il est adopté par le roi de Corinthe. Adulte, Œdipe consulte à son tour l’oracle de Delphes, qui lui conseille de ne pas retourner dans son pays s’il ne veut pas tuer son père et épouser sa mère.

Sur la route vers la Béotie, à un carrefour, Œdipe croise un vieil homme sur un char. Ils se disputent la priorité pour le passage et en viennent aux mains : Œdipe tue le vieillard, ignorant qu’il s’agit de son père Laïos. La première partie de l’oracle est accomplie.

Plus tard, en récompense pour avoir vaincu la menace du Sphinx, Œdipe obtient le trône de Thèbes, laissé vacant après la mort du roi Laïos, ainsi que la main de sa veuve, Jocaste (en fait, sa mère) : le second volet de l’oracle est accompli.

Une peste s’abat alors sur la ville. La Pythie de Delphes annonce que la maladie persistera tant que le meurtrier de Laïos ne sera pas dénoncé.

Dans la tragédie de Sophocle, Œdipe enquête et, nous dit-on, découvre, horrifié, que non seulement il est le fils de sa nouvelle épouse, mais qu’il est aussi le meurtrier de son propre père ! Pour se punir de son crime de parricide et d’inceste, Œdipe se crève les yeux et il est chassé de Thèbes.

En général, nous adoptons le point de vue de Sophocle, et partons du principe qu’en s’aveuglant ainsi, Œdipe reconnaît sa culpabilité. Faux, nous dit René Girard :

Comme Job, Œdipe, d’abord, résiste vigoureusement aux accusations dont il est l’objet. La première mention du parricide lui fait hausser les épaules, mais il finit par s’incliner et sa soumission est maquillée en confirmation éclatante des deux crimes. C’est une vérification apparente des oracles, appuyée sur un seul témoin qui jamais ne dément ni ne confirme la rumeur persistante d’un Laïos assassiné non par un seul meurtrier mais par plusieurs.
« Après avoir répété cinq ou six fois, au cours de son enquête, qu’il faut tirer au clair cette rumeur, Œdipe ne pose pas la question qu’il a préméditée. Il renonce à la lutte et ne songe plus qu’à s’accuser lui-même de tout ce qu’on voudra. Cette affaire des meurtriers multiples fait sourdement allusion à la violence collective que les oracles dissimulent en y contribuant, en réclamant toujours de nouvelles victimes. Les meurtriers multiples de Laïos, c’était déjà la violence collective et c’est la violence collective à nouveau qui se prépare à régler son compte au trop curieux Œdipe.

Au lieu de se révolter contre cette accusation sans fondement et de dénoncer les manigances de l’oligarchie financière de Delphes, Œdipe l’accepte docilement : ce faisant, il renforce le mécanisme du bouc émissaire, qui a, d’après Girard, l’avantage de stopper, pour un temps, le cycle de la violence par le sacrifice d’un innocent.

Arrivés à ce stade, nous devons aborder la part de la pensée de René Girard liée à ses convictions religieuses, et qui ont une grande importance dans son système.

Pour lui, il y a une différence fondamentale entre les religions archaïques et le christianisme. Car là où les religions archaïques affirment sans vergogne la culpabilité du bouc émissaire et donc la nécessité impérative d’actes sacrificiels, le christianisme proclame l’innocence totale de la victime par excellence, Jésus, et clame la fin des sacrifices.

Nous voyons bien à présent ce qui a plu autant à Peter Thiel : le mécanisme décrit par René Girard, résumé par un ensemble invariant et inamovible d’axiomes et de postulats simples à décrire, est tout à fait similaire à ceux qui gouvernent les intelligences artificielles. Le comportement d’Elon Musk, le nouveau patron de Twitter, à l’égard des employés de la firme, est du même tonneau.

Gros investisseur de Facebook, Peter Thiel a vite compris qu’internet allait permettre de virtualiser à l’échelle mondiale ce mécanisme.

De ce point de vue, les réseaux sociaux en général deviennent des crises mimétiques illimitées. Thiel a ainsi créé en toute conscience l’outil mimétique par excellence, avec ses emballements et ses boucs émissaires, qui sont généralement ceux qui ont tendance à exprimer des opinions divergentes, en homogénéisant les groupes de personnes en lien grâce à l’algorithme. L’exemple de la pauvre Mila illustre le rôle de cette dynamique infernale favorisée par l’algorithme, en plus de celui du fondamentalisme religieux, et plus généralement d’une cancel culture de tous bords politiques qui tend déjà à la base à chercher des boucs émissaires.

Mais plus encore. N’oublions pas que sa firme Palantir, créée avec l’argent de la CIA et choisie par la DGSI pour la gestion de ses données sensibles, a également été impliquée dans le scandale Cambridge Analytica, firme britannique créée par la fille du milliardaire Robert Mercer et par Steve Bannon pour faire basculer, par des algorithmes, l’opinion publique en faveur de l’élection de Donald Trump.

La société Clearview, créée avec des capitaux de Peter Thiel, a également fourni gratuitement au gouvernement ukrainien le logiciel de reconnaissance faciale utilisé pour ficher tout opposant à une politique de guerre dans leur pays, mais également hors de leurs frontières, comme le prouve la liste des « gens à abattre » du site Mirotvorets.

Ainsi, Thiel aide lui-même à dresser des listes de boucs émissaires. Traduisant les thèses de René Girard dans le champ politique, il concourt à la dynamique de guerre et à la mise en place d’un ordre libertarien techno-féodal-oligarchique dans lequel, en dernière analyse, les États, boucs émissaires préférés de Peter Thiel, disparaîtront.

De fait, beaucoup d’anthropologues réfutent, avec raison, l’universalité de la théorie trop simpliste de René Girard. Notons également que Girard était bien loin de souhaiter la société techno-féodale voulue par Peter Thiel sous couvert de défense des libertés individuelles. Ça ne change pas grand-chose. Il n’en demeure pas moins qu’il est passé à côté d’une faille épistémologique fondamentale dans sa théorie, qu’il a imaginée, rappelons-le, en recherchant les points communs entre les grands noms de la littérature, notamment Shakespeare et Proust. Il fallait le faire !

René Girard rejette implicitement le courant d’un christianisme influencé par l’humanisme platonicien et compatible avec lui, tel qu’il s’affirme par exemple chez le cardinal et philosophe Nicolas de Cues. Chez ce dernier, l’Homme est doué de capax dei, cette « étincelle divine » lui permettant d’appréhender l’existence de Dieu.

Contre l’humanisme judéo-chrétien

On pourrait même penser que la théorie de René Girard soit anti-chrétienne, malgré les apparences. En effet, d’après lui, Jésus et les chrétiens, en révélant au monde entier l’innocence de ce « bouc émissaire » qu’ils étaient, ont fait perdre à ce mécanisme son efficacité dans la gestion de la violence. Paradoxalement, cela a rendu le monde plus violent, nous menant même à l’Apocalypse, regrette Girard dans son ouvrage Achever Clausewitz.

En oubliant la créativité humaine chère aux humanistes de la Renaissance, ainsi qu’à Jean Jaurès, pour qui « tout être humain à droit à l’entière croissance », René Girard affirme une conception pessimiste de l’être humain et du christianisme, compatible avec la théorie des jeux de John Von Neumann et la cybernétique de Norbert Wiener, fondements intellectuels de la Silicon Valley et plus largement, du complexe militaro-industriel américain qui nous entraîne aujourd’hui dans la guerre.

Dans ces théories, la créativité humaine n’existe pas, ou est arbitraire, ce qui ne permet pas de l’inclure dans un quelconque système de prévision. Or rien n’est plus faux. Feu notre ami américain Lyndon LaRouche, à travers son travail sur Leibniz et Riemann, mais aussi sur la méthode de composition musicale de Beethoven, a établi que chaque découverte créatrice de l’Homme est « mesurable » comme une discontinuité mathématique dans une fonction riemannienne : on ne peut pas déduire la découverte de l’univers mental qui la précède, mais elle est néanmoins constitutive de ce qui fait la différence de l’humanité. Fondant ainsi la méthode LaRouche-Riemann d’économie physique, ainsi que l’épistémologie qui la sous-tend, il solidifie intellectuellement les apports moraux des humanistes historiques.

Nous pouvons donc conclure que bien que René Girard ait commencé ses travaux en s’intéressant à la littérature classique et romanesque, il a élaboré de fait une théorie de l’être humain qui se rapproche beaucoup du positivisme d’Aristote, de Bacon et d’Auguste Comte, mais aussi des théories fascistes modernes remises à jour dans les milieux oligarchiques anglo-américains.

Ce sont ces conceptions mêmes que Solidarité & Progrès et l’Institut Schiller combattent : nous ne saurions trop vous inciter à rejoindre notre combat politique.