Vers l’ubérisation de l’école ?

mardi 10 mai 2016, par Maëlle Mercier

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Ces articles résument les interventions de M. Mercier et de Yannick Caroff au panel sur l’éducation lors des journées de formation de Solidarité & Progrès les 19 et 20 mars 2016.

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Vers l’ubérisation de l’école ?

Par M. Mercier, S&P

Des enfants classés en 20e place parmi les pays de l’OCDE pour les acquis fondamentaux [3], une école abandonnant 20 % de ses élèves à l’échec scolaire, des enseignants atteignant le record des taux de burn-out, enfin, dans un pays qui n’a plus de vision, plus de débouchés, de nouvelles réformes menaçant encore d’abaisser le niveau d’enseignement : la charge est lourde pour notre Éducation nationale.

La réforme des collèges, si elle a beaucoup concentré les attentions, n’est pas la seule à bouleverser l’agenda 2016-2017. En témoigne un autre projet et non des moindres : la révolution numérique à l’école. Il était normal que l’Éducation nationale s’y attelle et se mette au diapason du monde dans lequel nous entrons... La question est : de quelle manière et dans l’intérêt de qui ?

Loin d’être exhaustifs ou de rapporter le contenu de la réforme, nous esquisserons quelques pistes de réflexion en prenant le pouls général. Nous nous appuierons sur un dossier qui a eu vocation d’inspirer le projet : le rapport Jules Ferry du Conseil national du numérique. Datant d’octobre 2014, il a pour titre : « Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique ».

Contrôler son ordi pour ne pas être contrôlé par lui

Dans les faits, nous sommes déjà depuis 2013 dans une période transitoire, avec des établissements pilotes bénéficiant de l’aide de l’État pour former les enseignants et équiper les écoles (raccordement au réseau, tableaux numériques, tablettes, etc.). Certains ont déjà un carnet de vie scolaire virtuel. Il existe aussi des options : un enseignement « interdisciplinaire » dans certaines classes de seconde permet d’apprendre le langage informatique, les algorithmes, d’avoir un regard scientifique sur le fonctionnement d’un logiciel, de mettre la main à la pâte en créant des sites, des jeux pédagogiques, de robots pilotés numériquement, etc., tout en étudiant les enjeux éthiques du numérique. On notera que le rapport, qui s’engage sur la formation à « la pensée informatique », va plus loin : il préconise de l’enseigner dès la maternelle, de créer un CAPES et une agrégation en informatique, ainsi qu’un BAC Humanités numériques [4].

Ce que semblent a priori (et légitimement) souhaiter le ministère et le Conseil du numérique, c’est apprendre à l’enfant à contrôler son ordinateur, à en maîtriser le langage et le type de société qui s’y rattachent, pour qu’il ne soit pas contrôlé par eux.

Une école plus créative

Mais il est une ambition bien plus grande que s’est donnée le Conseil national du numérique : utiliser ce dernier comme levier pour pallier le décrochage scolaire en introduisant de nouveaux modes d’apprentissage, afin de rendre l’école plus « désirable ».

Ce qui est sûr, c’est que le numérique, par sa nature même, nous pousse à sortir des habitudes. Face à un outil, on est porté à l’expérimentation, à la pédagogie par « le faire », par « essais/erreurs », au sein d’un travail qui nécessite une approche plus créative, par projet, voire interdisciplinaire ; le tout souvent en groupe, donc de manière plus coopérative. Découvrir et expérimenter, au lieu d’ingurgiter des formules toutes faites, et enseigner à son tour à ceux qui n’ont pas compris, de façon à ne laisser personne au bord du chemin : telle était la vision défendue par Jacques Cheminade lui-même dans son projet pour l’éducation, en 2012 ! Et c’est de manière insistante que le rapport revient sur cette approche, en préconisant de la généraliser à toutes les disciplines. S’agirait-il de la promotion des pédagogies socratiques ou alternatives, telles Freinet ou Montessori ? Ne nous emballons pas...

La crise de l’école

En fait, c’est l’école en tant qu’institution que le numérique va chambouler. Pour ou contre ? C’est à partir de ce moment que le rapport devient ambigu.

Une école plus ouverte sur l’extérieur : avec la multiplication des projets numériques que les professeurs/élèves réalisent en partenariat avec divers acteurs de la société et relayent sur les réseaux sociaux, on y est déjà.

Ce qui est sûr, c’est que le numérique confronte l’école à une réalité nouvelle : grâce à l’open-source, les enfants ont librement accès à toute l’information sur la toile ; grâce aux tutoriels, mentorats, etc., ils peuvent développer leurs propres compétences et savoirs. L’école est donc confrontée à une crise d’identité : elle n’est plus le seul lieu où se fait l’apprentissage.

Et comme avec internet on est connecté au monde, on travaille en réseau, en partenariat, de manière « participative », « co-créative », « transversale » ou « horizontale » (pour reprendre le lexique très récurrent du rapport). Le Conseil national du numérique va donc aller plus loin, en exigeant que l’école fasse partie d’une « nouvelle alliance éducative », où se partageront les savoirs et l’acquisition des compétences avec les autres acteurs de la société : associations, parents, collectivités territoriales, acteurs économiques, etc. Quand on y réfléchit bien, n’a-t-on pas déjà commencé avec la réforme des rythmes scolaires ?

L’ubérisation de l’école

Revenons sur ce leitmotiv qui jalonne le rapport : « en réseau », « participatif » « en partenariat », « horizontal », etc. : cela ne vous rappelle-il rien ? Ces notions positives, vous les entendez de plus en plus. Pas seulement parce qu’elles sont associées à l’économie dite solidaire ou collaborative (Colibris, etc.), mais aussi parce qu’elles sont de plus en plus utilisées par les tenants... de l’ubérisation, qui ont très bien compris par quels moyens vous séduire ! C’est Uber, Blablacar, AirB&B, Change.org, etc. Le tout géré par les start-up du numérique qui échappent au droit du travail, dans une société de finance et de services, d’où l’État, censé protéger les acquis sociaux et orienter l’économie vers un projet pour l’ensemble de la population, est écarté. « En réseau », « participatif », ce sont les mots clés vendus par Peter Thiel, de Paypal, qui rêve d’un monde libertarien sans Etat, régi par un simple contrat social entre individus. Ce sont ces mêmes milliardaires de la Silicon Valley qui placent leurs enfants dans des écoles où ils ne verront pas d’écran avant 12 ans, parce que ces parents-là, qui les promeuvent par ailleurs, en connaissent parfaitement les dangers (pour la concentration, l’apprentissage du langage, etc.) !

Or ces start-up de la Silicon Valley sont partout dans notre éducation : logiciels, manuels numériques pédagogiques pour les professeurs ou les élèves, qui de fait concurrencent les commandes des établissements et de l’État, tout en passant outre ou devançant leurs préconisations sur le plan pédagogique.

Le rapport nous met en garde :

L’Éducation nationale a pu se sentir maître du temps et de sa propre transformation. Il n’en est plus. Le métronome s’est emballé. Une concurrence, une dérégulation sont en marche. Aujourd’hui apparaît une offre bien différente, des entreprises d’éducation indépendantes, qui ont des services à vendre (...). Hors du sérail (...) elles sont libres de leur offre [et] se positionnent comme acteurs externes de l’école, qui ont décidé d’intervenir en s’adressant directement aux intéressés (...).

L’Education doit comprendre ce nouvel environnement, qui prospère en analysant parfaitement la faille du système : l’égalité n’est plus assurée dans l’Éducation nationale, il faut reprendre à la racine la relation pédagogique. C’est sur le cœur du métier de l’éducation que cette nouvelle branche de l’économie numérique va prospérer : la connaissance des élèves, la compréhension de leur comportement, l’offre personnalisée, la relation. Elle le fera entre autres à partir de l’analyse des données personnelles et sous la forme de l’adaptive learning.

Rappelons que Najat Vallaud-Belkacem a récemment passé un contrat, en dehors des règles d’appels d’offre, avec... Microsoft !

Continuons la citation :

Leur message est clair : ’l’Éducation nationale est trop compliquée à réformer ? Sortons de la sidération. Voici des façons simples et utiles, fondées sur les besoins des gens, d’entrer dans la formation du XXIe siècle.’ Le message est simplificateur, il gomme le processus de socialisation, de face à face qui est le propre de l’éducation, mais il invite à répondre, et même à profiter de ce pragmatisme en l’enrichissant.

Que nous dit le rapport ? Dans un monde libéral où la nouvelle industrie du numérique passe de plus en plus en force au détriment des fonctions régaliennes, l’État et l’éducation, condamnées à faire le jeu de la concurrence, n’ont plus qu’une solution pour s’en sortir : s’adapter. Premièrement, au critère de simplicité et d’utilité imposé par les fournisseurs de service pédagogique, et deuxièmement, à l’élève, pour qu’il ne fuie pas vers la concurrence privée. Comment ? En rendant l’école plus attractive, plus « désirable ». L’enseignant doit se transformer en bon animateur socioculturel « innovant » et « créatif » afin de susciter l’intérêt de l’élève ; ne pas trop lui en demander, et recourir à des contenus de plus en plus ouverts, thématiques, interdisciplinaires et ludiques.

Un seul coup d’œil sur les réformes du collège ou des programmes nous convainc qu’on y est.

Il y a plus : quand le savoir est partout, tout le monde peut être enseignant : c’est UBER ! Fort de tout ce qu’il a acquis dans le temps périscolaire, celui qu’on n’appelle plus l’élève mais « l’apprenant » (réduit qu’il est à sa seule fonction dans le grand rouage du système) devient un « sachant ». Et inversement. Vous avez compris l’entourloupe : bien loin de la méthode socratique, nous voici pris dans l’engrenage de l’inversion de la hiérarchie des savoirs. Il est à se demander si le professeur, qui n’est désormais plus une autorité intellectuelle et morale, continuera à exister dans les décennies à venir !

Voilà ce que dit le rapport :

Le web, en ouvrant l’accès quasi instantané à des ressources documentaires en masse, tend à externaliser notre fonction mémorielle. Certains psychologues cognitivistes s’en alarment (…) mais une approche trop défensive ne nous paraît pas à la hauteur du problème. [Il faut] tirer parti de cet allègement cognitif pour mobiliser le temps et l’attention de l’enfant vers d’autres apprentissages, notamment celui de la sérendipité [5]. (...) Il est aujourd’hui tout aussi important de savoir chercher de l’information, de citer des sources, de construire un avis critique, de chercher par sérendipité, d’apprendre à interpréter que d’acquérir des savoirs.

Balayés donc le savoir, la méthode scientifique, l’hypothèse, la découverte voire la notion de vérité ?

Et le rapport (qui, rappelons-le, n’émane pas de l’Éducation nationale), d’aller jusqu’à préconiser la suppression du système de notation au profit de méthodes pédagogiques aux sonorités étranges : « curation », « arpentage », « méthode des controverses », ou cette autre approche plus connue et pourtant décriée, « la classe inversée ». Tout en défendant, pour soulager le professeur, les logiciels de correction orthographique et de profilage qui, bientôt, prédiront les performances des élèves grâce à des statistiques croisées avec des données externes (habitat, milieu social, conditions économiques) !

Entre contrôle social et absence de repères intellectuels, serions-nous au seuil du cauchemar orwellien ?

La réelle question que nous devons nous poser pour échapper au pire : l’éducation n’est-elle qu’une affaire de transmission d’informations et de compétences ? Que signifie réellement le « savoir » pour un esprit humain ? Et qu’est-ce que l’esprit humain ?

Aux fondements de notre Éducation nationale

Par Yannick Caroff,
militant S&P

Loin de calmer les craintes des parents et des enseignants sur le malaise de l’école, les réformes à répétition de notre système éducatif semblent au contraire les alimenter. Rarement on va au fond des choses, rarement on se pose cette question pourtant simple : quelle conception de l’esprit humain préside au ministère de l’Education nationale ?

A première vue, on se dit que cette question est d’ordre philosophique et qu’elle n’a pas sa place dans la refondation de notre école, souhaitée par tous. On se trompe lourdement, car une véritable bataille politique couve derrière cette question. Nous allons en donner ici quelques éléments, développés plus amplement lors de notre école de cadres.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).

Nous avons posé aux militants un certain nombre de paradoxes, en prenant soin de présenter au fur et à mesure les citations des auteurs évoqués. Le premier paradoxe se présenta sous forme d’une question : alors qu’à la Révolution française, la question de l’éducation du peuple s’impose dans le nouveau contrat social, il faut malgré tout attendre 1886 et les lois de Jules Ferry pour qu’apparaisse une école gratuite, laïque et obligatoire. Que s’est-il passé ? Pour le comprendre, nous avons exploré le XVIIIe siècle et les Lumières françaises, c’est-à-dire le bain culturel dans lequel les révolutionnaires ont forgé leurs convictions. Voltaire et Rousseau, ennemis irréconciliables, ne croient pas dans l’éducation du peuple. Pour des raisons différentes, il est, pour eux, inutile et néfaste d’éduquer le commun des mortels. « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit », affirme Voltaire, tandis que Rousseau lui fait écho dans Émile ou de l’éducation :

le pauvre n’a pas besoin d’éducation ; celle de son état est forcée, il n’en saurait avoir d’autre (...)

John Locke (1632-1704).

Nous avons alors essayé de comprendre comment ils justifiaient philosophiquement cette posture politique. Encore une fois, les deux ennemis se retrouvent sur l’inspiration commune qui anime leur raisonnement. Tous deux se déclarent héritiers de John Locke (1632-1704), secrétaire du Trésor et philosophe anglais. Dans son Essai sur l’entendement humain, Locke explique que la connaissance ne s’acquiert que par l’expérience sensible, l’esprit humain n’étant qu’un réceptacle et un centre d’analyse des sens. Pour lui, il est vain de chercher à connaître le fond des choses et les lois de l’univers : l’être humain ne peut connaître que les relations entre différents objets sensibles, et non le pourquoi de ces relations. Voltaire affirme cette idée de l’entendement humain en s’attaquant au philosophe allemand Gottfried Leibniz (1646-1716), qui vécut en France et qui répondit point par point à Locke par les ’Nouveaux essais sur l’entendement humain. Cette attaque, la plupart d’entre nous l’ont lue sans en comprendre les enjeux. Candide ou de l’optimisme, est écrit pour ridiculiser la philosophie de Leibniz, sous les traits grossiers de Pangloss. Dans la treizième de ses Lettres philosophiques, le même Voltaire salue la théorie de la connaissance de John Locke :

Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique, un logicien plus exact que M. Locke (…) Il vient enfin à considérer l’étendue ou plutôt le néant des connaissances humaines.

C’est dans ce chapitre qu’il ose avancer modestement ces paroles :

Nous ne serons peut-être jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non.

Le cas de Rousseau est encore plus révélateur car il pousse plus loin les conséquences politiques de la théorie de la connaissance de John Locke. Dans son livre Emile ou de l’éducation, que chaque enseignant devrait lire ou relire, Jean-Jacques Rousseau cite dix-sept fois John Locke et s’inscrit dans son héritage :

Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est apprendre à nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir.

Prétendre connaître la nature des choses est pour lui une folie, c’est la trace de l’orgueil de l’homme. L’imagination qui nous porte au delà de nous-mêmes, de notre temps et de notre quotidien, imagination qui s’étend et se développe, est pour Rousseau la folle du logis, le lait de cet orgueil humain. « Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l’un, rétrécissons l’autre » (p. 94), et plus loin : « La prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place où nous n’arriverons point, voilà la source de toutes nos misères » (p. 97). Il en arrive même à vouloir faire la guerre aux livres, qui nourrissent cette imagination qu’il souhaite rétrécir.

(…) j’ôte [aux enfants] les instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. (…) A peine à douze ans, Emile saura-t-il ce que c’est qu’un livre. (p. 145) (…) Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. (p. 238)

 

Lazare Carnot (1753-1823).

De paradoxes en interrogations, nous avons fini sur un décret pris en 1815, sous les Cent jours de Napoléon, mais jamais appliqué avec le retour de la monarchie.

Ce décret, instituant des écoles primaires gratuites, laïques et obligatoires, avait été rédigé et adopté par Lazare Carnot, fondateur de l’École polytechnique et du Conservatoire des arts et métiers (avec l’Abbé Grégoire), et généralissime pendant les guerres révolutionnaires.

Instaurer la loi pour tous et égale pour tous implique, dit-il, « d’enseigner tout à tous » : la République impose la formation et l’éducation du citoyen. On se souviendra que Lazare Carnot était un leibnizien convaincu...

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[1Selon le dernier classement PISA.

[2Selon le dernier classement PISA.

[3Selon le dernier classement PISA.

[4Autant de zèle nous a paru toutefois suspect. On peut aussi noter l’ironie de l’appellation « humanités », au moment où l’on écarte l’enseignement du latin et du grec !

[5Fait de découvrir quelque chose que l’on ne cherchait pas. Certains l’associent au vagabondage sur le net.