Le théâtre populaire, arme d’éducation massive - L’exemple de Jean Vilar

samedi 23 novembre 2019

Scène de Electre de Sophocle jouée par la Cie Nomade Théâtre Populaire en 2016 à St-Aignan de Grandhieu (44). Image extraite de la bande-annonce.

A l’heure où les peuples se révoltent partout dans le monde aspirant à se libérer de la dictature financière, retrouvons l’esprit du théâtre populaire comme institution publique, morale et sociale afin de bâtir une société d’hommes libres, conscients de leur dignité et maîtres d’eux-mêmes.

Par Laurent Sauzé

La diminution du temps de travail depuis soixante-dix ans a engendré un risque propre à mettre en péril la structure même de notre société, que les gens du Front populaire avaient déjà clairement défini. Léo Lagrange, le secrétaire d’Etat aux loisirs du gouvernement de Léon Blum, avait posé la question en ces termes : « La passivité croissante de la vie quotidienne, l’augmentation des heures de loisir, inemployées ou mal employées, sont de nature à provoquer une nette dégénérescence de l’être humain. »

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on assiste au développement irrésistible d’une culture de masse produite à échelle industrielle par ce qu’André Malraux appelait les « usines à rêves ». Profitant de la position mondiale dominante des Etats-Unis après la victoire contre les forces de l’Axe, les industries du divertissement de l’Empire anglo-américain ont conquis peu à peu le vaste marché mondial pour vendre leurs produits « culturels » et véhiculer une image de la société et de l’homme, façonnant et occupant les esprits en standardisant les comportements des individus par la fabrication artificielle de désirs, et les privant au bout du compte de leur individualité. Le ministre de la Culture du général de Gaulle avait très bien compris leur mécanisme de fonctionnement : « Le rêve le plus efficace pour les billets de théâtre et de cinéma, c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, le sang et la mort. »

Seul le développement, dans la société comme en chacun de nous, d’une culture qui élève l’homme, une culture émancipatrice, permettra de contrer l’influence pernicieuse de cette occupation des esprits. Car l’être humain, n’en déplaise à l’oligarchie financière anglo-américaine et aux théoriciens de l’Ecole de Francfort, est plus qu’un animal mû par ses sens et ses instincts. Il possède au plus profond de lui une « vocation naturelle vers l’infini » qui l’élève naturellement vers des idéaux de beauté, de vérité et d’amour, et qui, depuis la première société préhistorique, a nourri les rêves des hommes, les incitant à découvrir les secrets de l’univers, à créer des œuvres d’art et à bâtir des sociétés plus fraternelles.

L’un des moyens d’expression le plus efficace de cette culture émancipatrice est le théâtre populaire.

Les origines

Né en Grèce au Ve siècle avant J.-C., le théâtre populaire ne peut être dissocié de la démocratie athénienne et de la religion. Les représentations théâtrales étaient données à des moments particuliers dans l’année, les fêtes en l’honneur de Dionysos. Les pièces étaient interprétées par des membres de la cité, et non par des acteurs professionnels. Elles étaient jouées en des lieux emblématiques tels que le théâtre d’Epidaure, avec en arrière-fond un sublime décor naturel. Ces fêtes rassemblaient l’ensemble des citoyens et traitaient poétiquement de sujets importants, tels que la commémoration d’une grande victoire dans Les Perses d’Eschyle ou la supériorité de la loi naturelle sur le droit positif dans l’Antigone de Sophocle.

Masques de la tragédie et de la comédie de la Grèce antique.

À son apogée, le théâtre grec constitue un puissant contre-pouvoir aux institutions, et l’on peut dire que la souveraineté du peuple s’exprimait autant sur la scène que sur la place publique. Eschyle, dans son Prométhée, exalte le héros qui défie le pouvoir des puissants (Zeus et les dieux de l’Olympe) pour donner le feu aux hommes. La nature constitutionnelle de l’Etat autorisait cette forme de débat public qui faisait appel autant à l’esprit civique des citoyens qu’à leur faculté poétique, les pièces étant déclamées dans cette langue grecque si puissante et si musicale. Les tragédies des auteurs hellènes posaient déjà les interrogations qu’on retrouvera dans tout le théâtre populaire : faut-il désobéir aux lois de la cité pour rester fidèle aux lois sacrées ? La justice humaine est-elle compatible avec la justice divine ? Qu’est-ce qu’une exigence morale ? Et les comédies, dont Aristophane était le champion, attiraient l’attention des spectateurs sur les dérives du pouvoir et de la société par le truchement du rire et de la dérision.

Plus de dix siècles plus tard, on propose au peuple des scènes de la vie du Christ et des passages des Evangiles : ce sont les mystères. La liturgie enfante le spectacle du drame religieux comme en Grèce la mythologie avait donné naissance à la tragédie. L’histoire divine devient populaire, elle sort de l’église jusqu’au parvis et gagne les places publiques. La langue vulgaire remplace le latin. Les troupes permanentes n’existaient pas, toute la population participait à ces spectacles (acteurs, figurants, musiciens, chanteurs, régisseurs, décorateurs, machinistes) qui coïncidaient avec les dates des cérémonies religieuses. L’attroupement des spectateurs à l’extérieur prolongeait, en quelque sorte, dans une atmosphère de liesse populaire et de fête la communion des fidèles pendant l’office.

Les mystères étaient totalement gratuits. Sur le parvis des grandes cathédrales de France, le peuple se sentait chez lui. Il voyait les acteurs bénévoles qui jouaient les scènes avec entrain, ferveur et enthousiasme. Ils y mettaient tout leur cœur et toute leur énergie, à tel point que se confondaient chez eux la réalité et le jeu. Ils vivaient littéralement leurs personnages, éprouvant dans leur chair et dans leur cœur les émotions de ces figures de la foi. Les citains qui se massaient autour de la triple scène en bois, pour voir et écouter le fabuleux spectacle, éprouvaient le sentiment de participer à une œuvre collective, non dénuée d’une certaine irrévérence, car les pièces foisonnaient de moqueries, satires et critiques acerbes visant les dignitaires ecclésiastiques, les nobles et les patriciens de la ville.

Deux grands poètes

Quelques siècles plus tard, deux poètes se sont inscrits pleinement dans l’esprit de ce théâtre citoyen : William Shakespeare et Friedrich Schiller.

Le poète de Stratford est la référence du théâtre populaire, et le théâtre élisabéthain peut être considéré comme un modèle de genre. L’ensemble des classes qui composaient le peuple anglais assistait aux tragédies et comédies de Shakespeare. Ici, comme pour les mystères du Moyen-âge, et contrairement aux représentations du théâtre grec dont le public n’était composé que de citoyens (soit quelques milliers), esclaves et métèques étant exclus, le peuple est pris dans l’acception de populus, c’est-à-dire toutes ses composantes, depuis le plus pauvre des nécessiteux jusqu’au souverain lui-même. Le public provenait de tous les horizons sociaux : bourgeois, boutiquiers, marins, soldats, artisans… et reine d’Angleterre. Shakespeare a célébré la grandeur, la générosité, l’honneur, l’héroïsme, l’amour. Il a révélé la bassesse, la turpitude, la félonie. Il a montré que l’action d’hommes valeureux peut changer le cours de l’histoire ou, au contraire, que l’inaction ou les erreurs d’hommes pusillanimes peuvent engendrer des conséquences funestes pour les nations. Il offrait par ses pièces, au plus petit de ses compatriotes comme au plus grand, de véritables leçons d’histoire écrites dans une langue riche et poétique, pendant lesquelles le public recevait en un choc esthétique des réflexions sur le pouvoir, la mort, la destinée ou la folie. Shakespeare avait à cœur d’élever ses concitoyens.

Le poète de Weimar, quant à lui, outre les nombreux drames historiques, poèmes et ouvrages philosophiques qu’il a écrits, a le premier donné une définition du rôle social du théâtre dans son essai Le théâtre considéré comme une institution morale. Il le résume en cette phrase :

Le théâtre est, plus que toute autre institution publique, une école de sagesse pratique, un guide pour la vie civile, une clef infaillible pour les plus secrètes avenues de l’âme humaine.

Penseur profondément humaniste, héritier de l’idéal de vérité et de beauté des philosophes et aèdes grecs, il consacra sa vie créatrice à l’émancipation de l’homme et à l’ennoblissement des âmes. Pour ce poète du sublime, construire la véritable liberté politique est la plus grande de toutes les œuvres d’art. Cette liberté politique passe d’abord par une libération intérieure. Pour cela, l’art véritable est un puissant levier permettant d’éduquer les sentiments, d’adoucir les cœurs et d’affermir le caractère, afin de bâtir des nations composées d’hommes libres, conscients de leur dignité et maîtres d’eux-mêmes. Et comme le grand sujet de l’humanité est la conquête de sa liberté, il a écrit des pièces historiques montrant des personnages luttant pour cette noble cause.

Et la France ?

Arrivé à ce stade de notre étude, il semble nécessaire de se demander : « Et la France dans tout ça ? » Bien sûr, il y eut Molière qui, pendant seize années avec sa troupe de l’Illustre Théâtre, sillonna les routes pour jouer en plein air, sur un tréteau, des farces et autres joyeusetés dans les villes et villages du Royaume. Mais hélas, comme plusieurs compagnies de cette époque, il se plaça sous la protection d’un puissant, en l’occurrence le prince de Conti. Conséquence : le Théâtre-Français prit ses quartiers à Versailles. Et voilà le théâtre populaire qui s’endort dans notre pays pour une longue période ! Place au théâtre de cour, qui deviendra au XIXe siècle le théâtre bourgeois. Racine, Corneille et consorts ont donc écrit, dans une langue artificielle, une langue de cour qui n’était pas celle du peuple, des tragédies, des drames, des comédies pour, comme le dit si bien Claude Duneton dans Parler croquant, une poignée d’aristocrates aux « âmes excédées de plaisir et lasses de repos ».

Bien sûr, la Révolution arriva, avec ses espoirs et ses dérives. En décembre 1793, le Comité révolutionnaire affirme que « les théâtres, les fêtes font partie de l’instruction publique ». N’était-il pas enfin venu, le moment de créer un théâtre populaire en France, pour un peuple citoyen et non plus sujet ? On vit au XIXe siècle des poètes qui, se réclamant de l’inspiration d’un William Shakespeare et plongeant leur plume dans l’encre du théâtre populaire, écrivirent des pièces fort intéressantes : Alfred de Musset avec son Lorenzaccio, drame d’une étonnante richesse, foisonnante réflexion sur le pouvoir, la politique et posant la brûlante question : « Peut-on accepter de se corrompre pour libérer un peuple d’un tyran ? », ou encore Victor Hugo qui proclama « les mots égaux, libres, majeurs ».

Mais la France de ce XIXe siècle, et ce malgré les révolutions de 1830 et de 1848, était entre les mains des gens de bien, c’est-dire des gens qui ont du bien. C’était le règne de la bourgeoisie d’affaire et industrielle, des descendants de la roture dorée, ce Tiers-Etat qui avait confisqué la Révolution française à son profit, et que décrit admirablement Emile Zola dans ses romans. Dans la continuité de Versailles, on construisit des salles de théâtre à l’italienne, royaume du théâtre de boulevard, ce « mauvais lieu » comme disait Jean Jaurès. Le peuple des champs et des usines, travaillant comme une brute pour assurer sa survie et ne pouvant payer le prix d’un billet, n’eut pas accès aux salles de spectacles, où d’ailleurs on ne jouait essentiellement que des pièces destinées au divertissement de la bourgeoisie parisienne et de celle des grandes villes de l’Hexagone.

Une grande cause politique

Malgré le poids de cet ordre social engendrant l’injustice pour beaucoup et assurant la richesse d’un petit nombre, des voix commençaient à s’élever pour donner la culture au peuple. Et cela, dès les débuts de la Révolution française ainsi que nous l’avons évoqué plus haut. Bien sûr, quelques esthètes s’exprimèrent, comme Michelet qui écrivait : « Quelle merveilleuse éducation que ce théâtre d’Athènes ! » Mais l’élan véritable de ce mouvement qui allait remuer les cent cinquante années à venir, vint de certains hommes de théâtre et des défenseurs de ce monde ouvrier, de ce prolétariat appelé à former le plus gros des troupes qui allaient lutter pour le progrès social.

Un Comité pour la création du théâtre populaire composé d’écrivains, de dramaturges, parmi lesquels on compte Maurice Pottecher, Romain Rolland et Emile Zola, adressèrent une lettre en 1894 à Georges Leygues, le ministre de l’Instruction et des Beaux-Arts d’alors. Romain Rolland fut l’homme de lettres le plus engagé dans ce combat. Il écrivit en 1903 un manifeste intitulé Le Théâtre du peuple, dans lequel il va jusqu’à affirmer que le théâtre doit être le « signe annonciateur d’une société nouvelle ; sa voix et sa pensée, une machine de guerre lancée contre une société caduque et vieillie ». Jaurès s’impliqua aussi dans ce vaste dessein, intervenant à la Chambre et donnant des conférences sur le théâtre social en 1900.

Dans cette période socialement et politiquement troublée, des députés venus de la gauche jaurésienne, tel que Marcel Sembat, déposèrent des projets de loi relatifs à l’organisation d’un théâtre populaire. On entendait dans l’hémicycle, au cours de débats passionnés, des phrases comme « au banquet de l’art, tous les citoyens doivent être admis », ou encore « le peuple a droit à ce qu’on nomme les biens suprêmes, le savoir, l’art, la beauté… ». Un autre député, Paul Vaillant-Couturier, socialiste puis communiste après le congrès de Tours, et qui fut rédacteur en chef de L’Humanité, multiplia lui aussi les actions pour un théâtre proche du peuple et de ses préoccupations. Mais de questions byzantines en amendements dilatoires, nul projet de théâtre national ne prit corps.

Les bâtisseurs

Cependant, comme nous l’avons déjà précisé plus haut, certains hommes de théâtre n’avaient pas attendu l’aval de la classe politique pour travailler dans le sens d’une démocratisation théâtrale. Deux noms sont à retenir : Maurice Pottecher et Firmin Gémier.

Théâtre du peuple à Bussang.

Le premier créa en 1895 le Théâtre du peuple à Bussang, dans les Vosges. Au cœur de la montagne, il fit construire une salle tout en bois afin d’intégrer le spectateur au cadre extérieur, comme les théâtres grecs, dans laquelle il fit interpréter par des comédiens professionnels et de nombreux amateurs, gens du cru passionnés, des pièces de sa composition comme des œuvres du répertoire classique. Cet ami de Jean Jaurès, sous l’influence amicale de Romain Rolland, préféra amener l’art dramatique en province plutôt que de céder aux sirènes parisiennes. Au fronton de son théâtre, il fit graver les mots : « Par l’art, pour l’humanité. » Il voulait réunir, dans une émotion commune, tous ses compatriotes. Pour lui, le théâtre du peuple devait être « pour le Français du XXe siècle non ce que le théâtre grec est pour nous, mais ce qu’il était pour les contemporains d’Eschyle, de Sophocle, d’Aristophane et d’Euripide ».

Le second, que d’aucuns nomment le « semeur de toutes les graines du théâtre populaire de ce siècle », et qui fut séduit par le Théâtre du peuple de Bussang, créé par Maurice Pottecher, et par les réflexions de Romain Rolland contenues dans son essai Le Théâtre du peuple, est Firmin Gémier. Il eut l’idée de créer un théâtre national ambulant, sous la forme d’un grand chapiteau, qui parcourut la France, la Belgique et la Suisse durant les étés 1911 et 1912 pour montrer à un public de province les meilleurs spectacles élaborés dans les salles parisiennes. Lui aussi était animé par une haute idée du sixième art. Il lança la Société Shakespeare pour « affermir les liens intellectuels qui unissent la France aux peuples de langue anglaise dans l’intérêt de l’humanité, du progrès et de la civilisation ». Il exposa sa théorie du théâtre populaire dans un essai intitulé L’Ère nouvelle du théâtre, qui fut publié dans une revue socialiste. Pour lui, c’était on ne peut plus clair : « Le théâtre "où tant d’hommes s’assemblent et s’électrisent mutuellement" fait partie de l’enseignement national. » A l’automne 1920, il devint directeur du Théâtre national populaire, le T.N.P., dont il sera abondamment question plus loin.

Malgré l’abandon des projets de lois évoqués plus haut, un gouvernement, le premier, agira pour une démocratisation de la culture, donc du théâtre, celui du Front populaire. Dans l’enthousiasme qui suivit les élections de juin 1936, Jean Zay et Léo Lagrange, respectivement ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts et sous-secrétaire d’Etat aux Sports et à l’organisation des loisirs, multiplièrent les initiatives pour apporter l’art et la science au peuple, aidées et portées, il est nécessaire de le préciser, par un immense élan populaire. Dans la ferveur de cet été de 1936, une politique ambitieuse pour le théâtre fut menée : spectacles en plein air comme la représentation de la pièce Danton, de Romain Rolland, aux Arènes de Lutèce le 14 juillet 1936, ou encore théâtres radiophoniques. Et Jean Zay demanda en mars 1937 à Charles Dullin, le directeur de L’Atelier, un Rapport sur le Théâtre populaire qui ne put être appliqué dans ces temps où les gouvernements ne duraient guère plus de quelques mois.

Mais dans les années qui suivirent la Libération, en cette période où dans les cœurs vibrait l’espoir d’un Etat porteur d’élan révolutionnaire, qui saurait enfin fonder sur la culture une réelle démocratisation, et dans l’esprit du Conseil national de la Résistance pour lequel la nation devait donner « la possibilité à tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée », le théâtre populaire allait enfin devenir une réalité.

Une femme, Jeanne Laurent, allait permettre à un homme, Jean Vilar, de la concrétiser.

Devenant en 1946 sous-directrice des spectacles et de la musique à la direction générale des Arts et Lettres au ministère de l’Education nationale, Jeanne Laurent développa pendant six ans une vaste campagne de décentralisation théâtrale, créant les premiers centres dramatiques nationaux à Colmar, Saint-Etienne, Toulouse, etc. Mais son coup de génie fut d’avoir nommé Jean Vilar à la direction du T.N.P. en 1951, car elle avait discerné en lui les qualités morales et les valeurs républicaines nécessaires. Pour elle, le candidat retenu pour prendre la direction du Théâtre national populaire devait posséder « une haute considération civique » soutenue par une « exceptionnelle force de caractère ».

La formation d’un humaniste

Jean Vilar.

Né à Sète le 25 mars 1912, Jean Vilar était le fils d’un modeste boutiquier chausseur, farouchement républicain, patriote et socialiste. Celui-ci avait une passion, la lecture, et possédait une armoire et un grand placard bourrés de livres, des centaines de volumes de la bibliothèque populaire : Hugo, Balzac, Zola, Shakespeare, Goethe… Il jouait du violon et insista pour que son fils en joue, comme il s’assura qu’il étudiât le grec et le latin. Conscient de l’importance pour un citoyen d’acquérir une culture classique, il guida toujours Jean en ce sens. « Quant aux auteurs grecs, il n’y a qu’à continuer à les étudier et s’inspirer de leur sagesse », lui écrit-il dans une lettre datée du 14 décembre 1934.

Avec un billet de mille francs en poche, le jeune Jean Vilar se rend à Paris pour étudier en auditeur libre au lycée Henri IV. Il lit alors, crayon en main, Pascal, Homère, Shakespeare, Rousseau, Hugo, Stendhal, Gide, Valery, Beaumarchais, Thucydide, la littérature du Moyen-âge, Platon, etc. Il traduit du grec en français trois des chapitres de la Politeia (La République) de Platon. Au sein du collège Sainte-Barbe où il est pion, il rencontre Louis Rigaudias, un autre surveillant qui est engagé dans un militantisme troskyste, et qui aura une influence sur sa formation éthique et surtout politique. Il adhéra un temps aux Jeunesses communistes.

En 1933, entraîné par un camarade, Vilar découvre L’Atelier de Charles Dullin, où il assiste à une répétition du Richard III de Shakespeare. Il assiste par la suite aux cours de Dullin, et après avoir quitté le collège Sainte-Barbe, passera quatre ans dans son théâtre où il apprendra le métier. Dans l’association Jeune France, auto-dissoute en 1942, puis dans la compagnie La Roulotte, il fera une tournée dans la France profonde. Il y connut l’expérience inappréciable de l’Illustre Théâtre : jouer sur des places de village, dans des cours de ferme, des cafés et des salles de bals. Il fit, au cours de ses pérégrinations dans l’Hexagone, deux découvertes majeures. D’abord, qu’un tréteau nu est le meilleur support théâtral. Ensuite, il aura la révélation de ce public populaire de paysans, d’ouvriers et de petits commerçants qui découvraient Molière et Marivaux.

Le théâtre au service du peuple

En 1947, il soumet à la municipalité d’Avignon le projet d’un renouveau du théâtre populaire, d’un contact direct avec le public. Subventionné par Paul Bourdan, le ministre de la Jeunesse, des Arts et des Lettres, et par la mairie, qui apporta en outre son concours, aidé par des Avignonnais enthousiastes, il met en scène trois créations dramatiques au Palais des Papes, Richard II de Shakespeare, Tobie et Sara de Paul Claudel et La Terrasse de midi de Maurice Clavel, un comédien, auteur et ancien résistant qu’il avait côtoyé dans les tournées de La Roulotte pendant l’Occupation. C’est la naissance du festival d’Avignon, qu’il orchestrera pendant vingt-deux années.

Puis en 1951, il prend la tête du Théâtre national populaire qu’il dirigera jusqu’en 1963. Et c’est dans ces deux cadres, T.N.P. et festival d’Avignon, que Jean Vilar fera vivre le théâtre populaire, combinant les métiers d’acteur, metteur en scène, directeur de théâtre, pédagogue, enseignant, conférencier, journaliste et militant. Car pour lui, son travail était un véritable apostolat, une mission au service du peuple. Voulant œuvrer totalement dans l’esprit révolutionnaire et républicain de la France d’après-guerre, il annonce la couleur en prenant en charge la destinée du Théâtre national populaire :

 Le T.N.P est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz et l’électricité. (…) Cela signifie qu’il s’agit d’un service appartenant à toute la France, à la province comme à Paris.

Sous sa direction, le théâtre sera donc populaire, et ce faisant, il a pleinement conscience de s’inscrire dans un courant deux fois millénaire et d’être celui qui le fait renaître dans notre pays. Le petit manifeste de Suresnes, écrit à l’occasion du lancement du T.N.P. est parfaitement clair :

L’art du théâtre est né de cette passion calme, ou hantée suivant l’individu, de connaître. (…) Il s’agit d’apporter à la partie la plus vive de la société contemporaine, aux hommes et aux femmes de la tâche ingrate et du labeur dur, les charmes d’un art dont ils n’auraient jamais dû, depuis le temps des cathédrales, être sevrés. Il nous faut remettre et réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé…

Son principal souci était de réunir ce public composé de toutes les classes et de toutes les professions, avec une forte représentation des plus démunis, au plan culturel comme au plan économique. Pour ce faire, comme pour tout service public, sa mission comportait l’obligation d’apporter le théâtre au peuple. Le plus grave problème qu’il rencontra fut sans doute de conquérir un public ouvrier. Il multiplia les contacts, non seulement avec les comités d’entreprise, mais aussi avec de nombreuses associations auxquelles furent souvent réservées à des prix dérisoires les avant-premières de Chaillot. Il créa des « universités populaires itinérantes » : il envoyait des membres de son équipe dans les usines pour y lire des textes classiques, puis s’entretenir avec les ouvriers de leurs problèmes et de leurs conditions de travail respectives. Les spectacles du T.N.P. devaient être présentés au public de tout le pays, et pas seulement aux Parisiens. En conséquence, le T.N.P. ne consacrait pas plus de cinq mois par an aux représentations dans la capitale ; le reste du temps était dévolu aux tournées en province et à l’étranger.

Il voulait que les Français retrouvent l’esprit de la fête, leur montrer que le théâtre sérieux, le théâtre citoyen, n’est pas ce lieu où l’on s’ennuie. Il organisa la première rencontre sous la forme d’un « week-end artistique ». Pour un prix modique, le public pouvait, le premier jour, entendre un concert de musique, suivi par un dîner et une pièce classique. Furent organisées, par exemple, les nuits du T.N.P. consistant en un « apéritif-concert » suivi par une grande pièce poétique comme Le Prince de Hombourg, Le Cid ou Lorenzaccio.

Instruire ! Eduquer ! Elever !

Jean Vilar voulait faire appel aux plus hautes facultés de l’homme : « Le théâtre est, en ses chefs-d’œuvre, et à l’égard des fonctions du cœur et de l’esprit, votre, notre meilleur guide, notre plus sûr conseiller. » Instruire ! Eduquer ! Elever ! Former des citoyens ! :

Quand le théâtre peut et sait s’ouvrir (…) au pauvre comme au riche, alors on constate que chacun, quel que soit l’infime niveau de son salaire, sait conquérir sa place parmi ceux qui jugent et qui lisent. S’instruire est une conquête personnelle.

N’ayant jamais dissimulé son admiration pour le théâtre antique et Shakespeare, il souhaitait que le public soit « participant », terme qu’il préférait à « spectateur », en stimulant son imagination. En hommage et par goût, il utilisa souvent le « rideau noir ». Il n’éprouva jamais le besoin d’« habiller la scène » : pas de décors luxueux. Les tréteaux nus, avec l’avant-scène pénétrant loin dans la salle, des plateaux dépouillés de tout obstacle à la libre expression de la vision de l’auteur, donnaient au public du T.N.P. la latitude nécessaire pour imaginer et ainsi participer à l’acte créateur. Pour Avignon, Vilar voulait que le décor naisse de l’effet combiné des costumes, de la lumière, de la musique et de quelques accessoires, retrouvant le style du théâtre élisabéthain avec sa nudité, et redécouvrant les leçons des grands théâtres grecs du passé.

Profondément respectueux de l’auteur et de son œuvre, il estimait que le metteur en scène, lui préférant d’ailleurs le terme de « régisseur », ne doit pas imposer trop fortement sa marque. Il doit, d’une manière ou d’une autre, éliminer le concept de mise en scène s’il veut rester fidèle aux intentions de l’auteur. « Disons, le moins de scène possible, remarquait-il souvent, disons, l’art de la scène. » Car une pièce de théâtre est avant tout une œuvre. « Il est un moment où l’œuvre commande à son tour, je veux dire qu’après des essais et des errements, l’œuvre générale, écrite et répétée, se fait exigeante, devient stricte, réclame de la part des techniciens une solution et non pas dix… » La présentation de l’œuvre était conforme à l’original grâce à la compréhension et au respect quasi religieux que Vilar portait au texte écrit : « J’étais de ceux, je le suis encore, pour qui la pensée de l’auteur, même si je lui donne un sens que n’aurait pas voulu l’auteur, est la chose primordiale. Je tâche de retrouver la pensée de l’auteur, c’est ce qui guide mon travail. »

Le théâtre populaire doit s’intéresser de près à la vie de la cité, non pas aux querelles locales et politiques de la cité, mais à ces courants de pensées et d’idées qui circulent à travers le monde depuis que le monde est monde, car « le théâtre populaire n’est pas un théâtre de consommation culturelle, il permet comme jadis à Epidaure, comme aujourd’hui à Avignon, d’aborder sereinement les idées citoyennes ». L’individu est au centre dans la dramaturgie de Jean Vilar. La plupart des pièces qu’il choisit s’adressaient aux spectateurs en tant que personnes impliquées dans la vie politique, dans la vie publique, et elles tentaient d’aiguiser leur prise de conscience du processus historique, de les guider dans « l’art d’être citoyen ». Si des hommes et des femmes éclairés et informés ne participent pas sérieusement aux affaires de l’Etat, la tyrannie triomphera et l’existence de la nation ainsi que la liberté seront en péril.

Mais il n’est pas question de transformer l’expérience théâtrale en leçon de morale ou en meeting électoral. Certes, Jean Vilar ne concevait pas l’art dramatique comme un simple jeu d’esthète. Et certes, « le théâtre s’adresse à des foules adultes, à des gens heureux d’être ensemble et communiant pour un principe élevé », mais « il ne lance aucun mot d’ordre ». Il ne faut jamais oublier que jouer la comédie ou interpréter une tragédie, c’est pratiquer un art. Et pour qu’il s’exprime pleinement, Jean Vilar pensait qu’il fallait donner de l’air ou de l’aile à notre théâtre en l’accouplant intimement à la poésie. Car le théâtre « apporte enfin la Vérité puisqu’elle est Beauté d’abord. Il est le Double indispensable des actions humaines. Il est la poésie en action ».

Plus de cinquante œuvres jouées

Animé par une foi inébranlable, travailleur infatigable et artiste passionné, Jean Vilar a réussi à gagner son pari : attirer un public nombreux et diversifié au théâtre populaire. Rien que le bilan du T.N.P pendant la période de 1951 à 1963 où il en fut l’administrateur est impressionnant : Cinquante-cinq pièces y furent mises en scène pour un total de 3 482 représentations ayant attiré 5,2 millions de spectateurs.

Macbeth de Shakespeare mise en scène au Festival d’Avignon en 1954.

Le répertoire choisi par Jean Vilar était très varié : des œuvres de l’Antiquité grecque (Antigone de Sophocle, La Paix d’Aristophane), de Shakespeare (Jules César, Macbeth), de Molière (Dom Juan, Le Médecin malgré lui), des classiques français et étrangers (Cinna de Corneille, Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, La Mort de Danton de Georg Büchner, L’Alcade de Zalamea de Pedro Calderón de la Barca), et des pièces d’auteurs du XXe siècle (La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, La Risistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, Roses Rouges pour moi de SeánO’Casey ou encore Thomas More ou l’homme seul de Robert Bolt).

Le drame historique Richard II qui avait marqué le départ de la victorieuse conquête du public populaire, ou encore Lorenzaccio et Le Cid, ces deux derniers portés par les prestations de Jean Vilar lui-même et de Gérard Philipe, furent des succès éclatants. On a rapporté des témoignages enthousiastes de spectateurs ayant assisté pour la première fois de leur vie à la représentation d’une pièce, tels que : « Je croyais que j’allais m’ennuyer. Mais je dois bien reconnaître que Le Cid est plus passionnant qu’un western » (un ouvrier – Avignon 1950), ou encore : « Mon mari ne prise pas le théâtre. Il a cependant pleuré devant Le Cid. » (Mme G. – Marly-le-Roi).

Après Jean Vilar

Malgré la réussite de l’action de Jean Vilar, l’aide de l’Etat n’a jamais dépassé le quart des recettes du T.N.P, qui recevait la subvention la plus faible des trois théâtres nationaux de l’époque. Les efforts de Vilar pour obtenir un budget plus adapté échouèrent. Face au refus constant du gouvernement de renégocier le contrat du T.N.P., Vilar quitta son poste de directeur en 1963. Cette attitude décourageante du pouvoir l’amena à écrire : « Il s’agit donc de faire une société, après quoi nous ferons peut-être du bon théâtre. »

Puis éclatent les événements de Mai 1968. Vilar éprouve de la sympathie pour le mouvement, comme bien des artistes. Mais les contestataires remettent en cause les répétitions théâtrales, les institutions sont contestées. On crée un « comité pour la suppression des festivals » qui harcèle l’équipe d’Avignon, accusée d’entretenir un « supermarché de la culture ». La composante anti-autoritaire et anti-constitutionnelle du mouvement cherche à ébranler le festival. Un comédien décide, contre l’avis de Vilar, d’entraîner les spectateurs dans une déambulation nocturne pour jouer dans les rues où personne ne comprend plus grand-chose au spectacle. Vilar rétorque que c’est sur une scène qu’il faut permettre aux mots de s’exprimer. Il est alors violemment mis en cause par des artistes et des intellectuels contestataires qui lui reprochent son autoritarisme, et certains jeunes le conspuent aux cris de « Vilar égale Salazar ! » et « Vilar ! Béjart ! Salazar ! »

Rejeté par la jeunesse, Jean Vilar en a le cœur brisé, au sens figuré comme au sens propre. Il fera un infarctus à l’automne. Il en fera un second le 28 mai 1971 et en meurt.

Depuis la disparition de Jean Vilar, l’esprit du théâtre populaire s’est peu à peu égaré jusqu’à disparaître totalement des scènes officielles. Et de nos jours, le public n’a le choix qu’entre le théâtre trivial de boulevard et les délires sans entraves du théâtre subventionné.

Giuseppe Verdi disait : « Tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès. » Il est grand temps de retrouver l’âme qui a, de tout temps, inspiré ceux qui ont fait vivre ce théâtre citoyen, qu’on pourrait qualifier ainsi : « Un théâtre du peuple, par le peuple et pour le peuple. » C’est quand le peuple s’appropriera enfin la culture, qui en réalité est sienne, quand il prendra pleinement conscience de son droit à ces biens suprêmes, le savoir, l’art, la beauté, qu’il transformera la société pour que le théâtre populaire devienne l’un de ses biens.

Il existe dans notre pays, à Paris, en Province, portées par des professionnels et des amateurs, des initiatives pour la renaissance du théâtre populaire. A nous, qui sommes le peuple, d’agir pour qu’elles croissent et se multiplient.