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L’Art et la Science au Peuple ! n°1 : Lagrange et Malraux

mardi 20 septembre 2011, par Bertrand Buisson

Cette première édition de « L’art et la science au peuple ! » porte sur la vision de Léo Lagrange et André Malraux de la culture pour tous, indispensable pour lutter contre le fascisme qui monte dans les années 30, et contre l’industrie du divertissement depuis l’après-guerre qui produit les mêmes effets : ne laisser aucun espace pour penser.
Avec Bertrand Buisson et Julien Lemaître

Pour creuser :


Transcription :

Julien Lemaître ? : Pour cette première édition de « l’Art et la Science au peuple ? » , nous allons plonger au cœur de la raison d’être de cette émission, qui est d’approcher la culture comme partie intégrante de la politique, quelque chose qui ne peut absolument en être séparé, car la culture porte le mouvement de la société vers son avenir, ses projets, ou démontre au contraire une incapacité à concevoir cet avenir et transformer le présent pour le rendre possible.

On ne peut mieux mesurer le rôle de la culture qu’en regardant la situation présente, où l’on voit l’incapacité de notre société à faire face à la crise dans laquelle elle est, et cela va bien au-delà des discussions du « ?domaine politique ? ». Ce qui est en jeu, c’est bien toute la manière de penser, de se poser les problèmes, la façon dont les choix sont faits ou non. C’est cela qui fait de cette crise une crise de civilisation. Et nous, militants de Solidarité et Progrès, sommes vraiment déterminés à intervenir avec l’idée qu’on ne pourra pas développer plus en avant la République sans avoir d’une part un accès à la culture pour tous, et plus profondément encore, sans que cette culture porte en son sein un ensemble de principes fondamentaux touchant à la nature humaine.

C’est ce que l’on va aujourd’hui creuser un peu en nous intéressant à deux personnages de notre histoire, Léo Lagrange et André Malraux, en voyant comment, dans leur vie, ils ont apporté une réponse à toutes ces questions et en quoi nous pouvons reprendre ce qu’ils ont fait pour porter plus loin cette bataille.

Bertrand, peux-tu déjà nous les présenter en quelques mots, à commencer par Léo Lagrange ??

Bertrand Buisson : On connaît souvent Léo Lagrange parce qu’il y a des rues, des gymnases, des piscines et des stades qui portent son nom, mais il est avant tout un héros de la République. Il fut le ministre du Temps libre, comme on disait alors, du Front populaire, le premier ministre de la Culture de l’histoire de France.

A cette époque, il y avait un problème récurrent dans les élites politiques françaises et en même temps, une certaine passivité du peuple alors que le fascisme montait en Europe.

Le grand enjeu était celui du temps libre, ou du temps vide, comme on l’appelait aussi, un temps qui n’est pas occupé par celui du travail ni par la survie, un temps supplémentaire disponible et qu’il faut « ?remplir ? ». C’était l’objet d’une véritable bataille car, comme l’a très bien vu Lagrange, un socialiste jaurésien, ce temps libre était au cœur d’une politique d’embrigadement fasciste, particulièrement vis-à-vis de la jeunesse. Les mouvements fascistes cherchaient essentiellement à utiliser les loisirs et ce temps libre pour occuper le cerveau des gens, c’est-à-dire leur donner des choses à faire pour qu’ils n’aient pas le temps de penser, pour qu’ils n’utilisent pas ce temps libre pour leur épanouissement personnel, et pouvoir les soumettre par cela à la volonté du groupe.

Léo La grange a établi un programme au niveau du sport de masse, contre l’idée du sport spectacle qui, justement, soumet l’individu à la loi du groupe et au fanatisme de masse. Il voulait que tout le monde puisse faire du sport, découvrir l’art, accéder au théâtre, voyager — auberges de jeunesse, colonies de vacances, congés payés — ainsi que tous les partenariats pour l’éducation et la science, notamment avec Jean Perrin, pour faire des émissions de radio destinées à éduquer la jeunesse au niveau le plus avancé de la science et aux questions auxquels étaient confrontés les scientifiques à l’époque.

Il avait vraiment une volonté d’ouvrir tous les horizons possibles au peuple, et aux jeunes en particulier, pour qu’ils puissent prendre des responsabilités, découvrir le monde, il avait l’idée d’ouvrir les jeunes au monde pour qu’ils fassent leur chemin et deviennent des citoyens libres, à même de donner une direction souveraine à la société et de constituer un peuple souverain.

Ceci était pour lui un enjeu fondamental en raison de cette menace fasciste. C’était une époque où il y avait des crises monétaires à répétition, où la Banque de France était tenue par les deux cents familles, où l’on avait une oligarchie financière qui tenait la politique des gouvernements, comme elle le fait aujourd’hui avec la dette. On avait des scandales politico-financiers, une situation très tendue au niveau international, avec une instabilité très grande, des guerres latentes. C’était un moment où il fallait choisir entre République et fascisme, et le fascisme, pour lui, c’était l’oligarchie financière, pas uniquement des nationalistes qui avaient dégénéré, mais quelque chose d’organisé par une oligarchie financière, qu’ils étaient quelques-uns à combattre à l’époque. Pour eux, la question de la culture était qu’à un moment donné, il faut choisir ce qu’on veut être : est-ce qu’on veut se soumettre au fascisme financier ou être réellement une République ??

JL ? : Qu’est-ce qui tranche entre sa conception du sport pour tous, l’idée d’impliquer tous les gens socialement dans le sport, et la façon dont les nazis ont exploité les sports ?? Je pense, par exemple, aux jeux olympiques de 1936, que beaucoup de gens ont encore en tête. Qu’est-ce que Lagrange amène qui tranche avec cela ??

BB ? : Ce que Lagrange défendait à travers le sport ou la culture, c’est la dignité humaine. Il voyait bien la professionnalisation des sports qui pointait alors son nez, avec tous ses excès, dans la boxe, le cyclisme et le football – ce qu’on appelait le surentraînement, le dopage, les jeux d’argent. Il a vu le monde de l’argent s’emparer du sport pour faire des profits.

Il était opposé à la professionnalisation du sport, mais en même temps, c’est lui qui a créé un statut pour protéger les sportifs professionnels, parce que, disait-il, ce sont des êtres humains et ils ne doivent pas être les victimes des « marchands de muscles ». Il était aussi contre les paris sportifs, parce que les êtres humains ne sont pas des canassons, des lévriers.

Si l’on met nos crédits pour construire des stades de cinquante mille places pour aller applaudir ou huer une vingtaine d’athlètes, on n’élève pas la personne humaine, on ne grandit pas les gens, on les rabaisse, tant ceux qui sont au centre de l’arène, car on les rabaisse à un tas de muscles sans cerveau, que ceux qui les regardent. Il s’agit là d’une question fondamentale pour le fascisme ? : comment soumet-on l’individu à la loi du groupe et comment lui fait-on oublier sa propre personnalité ?? Le sport spectacle rabaisse l’être humain à sa dimension uniquement charnelle et bestiale…

JL ? : Tout cela dépasse complètement, en effet, le sport. L’approche qu’ils avaient, lui et Malraux, qui voit la même chose dans la culture, c’est le problème de l’abaissement de la dignité humaine. Peux-tu nous en dire un peu plus ??

BB ? : C’est cela qui est intéressant ? : ils sont contemporains. Depuis le début des années vingt, ils travaillent ensemble. Ce sont de très proches amis, qui élaborent beaucoup de choses ensemble ? : une partie du programme de Lagrange pour la culture et l’art, sous le Front populaire, a été imaginée avec Malraux.

Lagrange est mort au front en 1940 (« pour le peuple », comme il disait), mais Malraux a survécu à la guerre et quand il devint ministre de la Culture, sous de Gaulle, il a lancé la politique des Maisons de la culture.

C’est un combat qui durait depuis les années trente. La culture était aux mains des élites, parisiennes notamment. Le monde de l’argent, qui était à Paris, tenait la culture et il n’y avait pas grand-chose dans ce qu’on appelle la province. L’idée était de faire de la France une République en mettant la culture en libre accès, et que tout le monde y contribue. Dans son combat, il s’est rendu compte qu’il y a deux conceptions de la culture ? : soit on la produit, soit on fait en sorte que la population puisse la produire elle-même. C’était l’idée des maisons des jeunes et de la culture ? : on en confie la responsabilité aux gens, c’est à eux de déterminer le programme, à eux de faire du théâtre, de s’intéresser à l’art, ce n’est pas seulement quelque chose qu’ils doivent consommer mais quelque chose d’actif.

JL ? : il fallait aussi créer les conditions pour que cela puisse se faire, ça demande tout un investissement …

BB ? : Exactement, ça demande une infrastructure, un élan concret, des crédits, etc. Le grand problème était que les moyens du ministère de la Culture étaient ridicules par rapport à ceux qu’avait l’industrie du divertissement. Ce n’était pas encore un grave problème en France, mais Malraux voyait ce qui était en train de se passer aux Etats-Unis, ?où il attaquait les « usines de rêve », car lorsqu’on utilise la puissance d’imagination de l’esprit humain pour faire du profit (comme Lagrange le dénonçait dans le cas du sport), on détourne la culture de son objet et systématiquement, disait Malraux, pour faire du chiffre, les puissances de l’argent iront solliciter les instincts les plus bas dans l’homme : le sexe, le sang et la mort.

C’est ce qu’on voit aujourd’hui dans toute la culture, et pour Malraux, c’était non seulement dangereux mais non naturel, car le naturel, chez l’homme, c’est ce qu’il y a de bon. C’est la seule espèce qui peut avoir une conscience de génération en génération surpassant les générations, et qui pense que l’art se situe dans ce domaine-là.

JL ? : Sur la question de nourrir ce qu’il y a de plus grand, ce qu’on voit chez l’un comme chez l’autre, c’est qu’ils sont allés à l’encontre de leur temps, du mouvement dans lequel la société allait dans les années 30 et c’est vraiment intéressant de voir des individus capables de s’extirper de tout ce qui détermine les discussions, les débats, les choix d’intérêts d’une société et d’un groupe, non pas pour se réfugier ou en sortir, mais pour se poser en éclaireurs, essayant sans cesse, d’une manière déterminée et constante, d’amener dans ce groupe ce qu’il n’a pas et lui faire prendre une direction qui le sortira de son impasse. C’était la question à l’époque, ça l’est encore aujourd’hui.

Où est-ce que Malraux et Lagrange ont trouvé la ressource et l’inspiration personnelle qui les a portés à agir ??

BB ? : Pour ce qui est de leur inspiration, je ne la connais pas vraiment ? ; il faudrait faire un véritable travail d’historien pour la connaître. Ce qui est clair, c’est que, intuitivement, Lagrange s’est fortement lié au combat philosophique et politique que menait Jaurès et il fut l’un des rares socialistes à y rester fidèle ? ; on a retrouvé ensuite des membres du Front populaire dans la même assemblée qui a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Il n’y avait pas que des socialistes, mais ceux-ci n’étaient pas très courageux à l’époque, et Lagrange fut l’un des seuls à aller au front, un des seuls à combattre jusqu’au bout le fascisme et à ne pas se soumettre.

Si l’on veut parler culture, on doit être exemplaire. Fondamentalement, l’homme est toujours attiré vers les idées nouvelles et créatrices, mais la grande question, c’est qu’aussitôt qu’on amène des choses que personne n’a jamais amenées et qu’on commence à transformer le monde autour de soi, on entre dans une zone d’inconfort très grande. Cette chose qu’on désirait devient alors très inconfortable. La question de la culture est que ce désir des choses belles devienne plus grand et plus profond que les dangers et la menace que ça représente en termes d’inconfort. Lagrange et Malraux se sont pris toutes sortes de calomnies, car tout individu qui prend le leadership, qui agit en leader, se trouve attaqué parce qu’il dérange l’ordre établi.

Malraux disait que « la culture est ce qui répond à l’homme lorsqu’il se demande ce qu’il fait sur terre ». Ce qui compte, c’est ce qu’il y a au-delà de nos vies mortelles, c’est cela qu’on doit amener aujourd’hui dans la politique, cette conscience que nous sommes la seule espèce sur terre à pouvoir dépasser sa propre vie. Les animaux cherchent à vaincre leur mortalité en se reproduisant, mais ils ne peuvent pas la vaincre par exemple en inventant des vaccins, ou en donnant une meilleure éducation aux générations futures.

Le fait même qu’on puisse parler de Lagrange, de Malraux et même de Jaurès, qui sont morts depuis longtemps, montre qu’on est une espèce différente, parce qu’on est capable d’englober bien au-delà de nous et de notre vécu. L’espèce humaine est la seule espèce universelle capable de comprendre l’univers et de l’envelopper dans son esprit. Ce n’est pas quelque chose de fini parce que, plus on découvre de choses, plus on se rend compte qu’on ne connaît rien, plus on se pose des questions et moins on trouve de réponses, mais on continue à poursuivre cette vérité sans la lâcher, en la poursuivant toujours. C’est à ce niveau-là que doit se situer la culture, au niveau de l’universel.

JL ? : Je pense que c’est une chose qui manque terriblement aujourd’hui, du fait que l’on n’a plus conscience de ce qui a produit le présent. Ce qui est intéressant avec quelqu’un comme Léo Lagrange notamment, c’est qu’il voit monter le fascisme et se bat contre, dans l’idée que les générations futures ne doivent pas vivre dans le fascisme et que la société devrait changer pour permettre un essor bien plus grand des générations à venir.

Aujourd’hui on a une énorme incapacité à se projeter dans l’avenir, à se dire qu’on peut se penser comme individu dans deux générations, on voit ce qui devrait être fait et de ce point de vue, on voit ce qu’il y a à changer aujourd’hui. Ce qui est extrêmement démoralisant est ce qui est poussé partout par les gens qui ne veulent pas mettre en cause le système actuel, que toute la discussion publique se place du point de vue de s’adapter, de quelle manière, suivant quelle tendance…

BB ? : Il ne faut surtout pas choquer l’opinion populaire ou les marchés, risquer de perdre des points dans les sondages…

JL ? : Ce que tu as rappelé au début, le fait que c’est la même Assemblée qui a voté les politiques du Front populaire, qui vote ensuite les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, me paraît très important. En effet, les politiques du Front populaire portaient en elles l’idée de transformer la vie des gens, car créer ce temps libre pour se cultiver, connaître des choses et voir plus loin est une démarche qui transforme complètement une société et le potentiel de ses enfants, alors que l’Assemblée qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain était, au contraire, en train d’abandonner cette projection dans l’avenir.

Cela nous pose un sacré défi, car ça montre que ce n’est pas parce qu’on a fait une bonne chose à un moment donné qu’on peut dire ? : je suis quelqu’un de bien et je sais que je réagirai bien à l’avenir, comme quelque chose d’acquis. C’est un sacré défi pour les générations d’aujourd’hui, car toutes les générations qui sont venues après de Gaulle nous ont remis dans la même impasse qu’à l’époque.

A ton avis, qu’est-ce que nous devons nous réapproprier de Lagrange et de Malraux, quel message portent-ils pour notre génération et les autres à venir ??

BB ? : L’avantage de la culture est que, si on prend le chant ou la recherche scientifique, on ne peut pas tricher. Quand on chante, on ne peut pas faire trop faux, sinon çà se voit. La culture, c’est ce qui façonne notre façon de penser et nos comportements. Or, nous vivons dans une société qui triche en permanence. C’est là toute la question du divertissement, c’est une diversion, on cherche à détourner les gens, à les détourner d’eux-mêmes. On est dans une sorte de tricherie mutuelle organisée, dans laquelle on essaie de s’organiser pour entretenir le statu quo et faire en sorte qu’on ait tous l’esprit tranquille, sans avoir à regarder ce qu’on a à l’intérieur de nous-mêmes.

Ce que je retiens de Lagrange et de Malraux, c’est qu’il y a des choses évidentes ? : l’homme n’est pas un animal, l’espèce humaine n’est pas faite pour être soumise à un joug et ça ne se remet pas en question. C’est une évidence qui définit la vie ? ; après, il suffit de cultiver cette chose-là, de l’approfondir et de se dire que nous, l’espèce humaine, on n’est pas esclave de nos sens, parce qu’on est défini par quelque chose de plus grand, qu’on doit cultiver. L’intention de Lagrange et de Malraux a toujours été de cultiver ce qu’il y a de plus grand chez l’homme, de grandir les gens, et pas seulement, comme disait Malraux, d’avoir des choses agréables à regarder, à consommer. Vous pouvez parler à l’entracte, mais ce n’est pas la question fondamentale dans la culture

Lagrange disait que le temps libre, s’il est passif, c’est le plus sûr moyen, la route la plus rapide pour que l’être humain dégénère. Surtout, les loisirs et la culture ne doivent pas être une fuite, une évasion face à la vie ? ; au contraire, c’est ce qui doit grandir les gens, leur donner la capacité d’agir.

Aujourd’hui, nous sommes dans un monde où règne une profonde crise de civilisation, où l’on ne sait pas si, dans les prochains mois, on aura encore des républiques, si nos constitutions existeront encore, si on aura encore dans nos poches de quoi acheter à manger… On est dans un temps où tout devient incertain, et en même temps, spontanément, on va rechercher ce qu’il y a de plus grand et de plus profond. C’est lorsqu’on n’a plus rien qu’on se rend compte qu’on s’est détourné des choses les plus fondamentales, que l’être humain est fait pour se développer, pour développer la terre, coopérer, et que c’est ce qui doit définir le monde de demain.

Maintenant qu’on en connaît un peu plus sur Lagrange et Malraux et ce qu’ils ont apporté à notre propre existence, on peut s’imaginer les générations futures nous regardant dans quarante ans, en 2050, et se demander ce que nous allons faire !