Enseigner Homère et Shakespeare en banlieue

vendredi 1er janvier 2010, par Christine Bierre

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Commentaire sur le livre « Homère et Shakespeare en banlieue » d’Augustin d’Humières (Grasset, août 2009 – 18 euros).

Dans ce livre, Augustin d’Humières, professeur de grec au lycée Jean Vilar de Meaux, raconte l’incroyable épopée qu’il a vécue afin de pouvoir, tel un Prométhée moderne, apporter la lumière de la connaissance aux élèves de cet établissement d’une banlieue difficile. Ayant nous-mêmes bâti un mouvement politique de jeunes avec cette ambition, nous avons été particulièrement émus par cet ouvrage.

C’est véritablement révolté que d’Humières décrit comment, malgré les défis de taille à relever face à des élèves d’une très grande diversité culturelle et sociale, ce n’est pas auprès d’eux qu’il fallut entreprendre une tâche herculéenne pour qu’ils apprennent, mais auprès de la hiérarchie scolaire, plus soucieuse de maintenir ses privilèges sur l’établissement que de faire progresser ses élèves.

Claude Allègre n’est pas notre tasse de thé, mais hélas, force est de constater que le Mammouth, ça existe !

Mais suivons le parcours du combattant de ce professeur hors pair. Passionné par son métier et au risque de sa propre carrière, Augustin d’Humières démontre qu’on peut, grâce à Homère et à Shakespeare, libérer l’énorme potentiel de cette France d’en bas, toutes origines confondues, opprimée par une oligarchie nationale et ces réseaux de droite comme de gauche qui la servent depuis si longtemps.

Armé des diplômes de l’Institut d’études politiques, de l’Ecole d’Art dramatique ainsi que d’une agrégation de lettres, ce jeune « prof » découvre avec inquiétude l’ampleur de la tâche qui l’attend. « Métro, train de banlieue patibulaire, un tortillard qui s’arrête à toutes les stations, des types en train de cloper, affalés sur les banquettes, un sol jonché de cacahuètes et de canettes renversées ; des baladeurs crachent une musique effrayante, les brigades de sécurité galopent de wagon en wagon ». Bref, Augustin d’Humières venait d’être affecté à « un lycée qui pleure », situé en banlieue, à la croisée de deux axes routiers.

Mais l’intérieur était pire que l’extérieur : des années de laxisme et d’absence d’inspiration avaient contribué à un absentéisme record (9 354 demi-journées d’absence pour l’ensemble du collège au premier trimestre) et à « transformer l’élève un peu perturbateur en cas parfaitement ingérable ». « Ils étaient au départ très loin de constituer les pires élèves du lycée, mais un bon bougre à qui on laisse penser qu’il peut tout se permettre, Platon appelle cela un tyran », dit Augustin.

Que faire ? Partir ? Après mûre réflexion, Augustin d’Humières réalise qu’il a « le profil du poste » et qu’il veut, somme toute, « faire des cours à des élèves qui pouvaient être très encombrants mais qui, bien cadrés, apportaient une fraîcheur et un appétit de savoir que je n’étais pas sûr de retrouver ailleurs ».

C’est le top départ d’une magnifique aventure qui amènera notre « prof » à recruter des centaines d’élèves à ses cours de grec et à fonder une association, Thêmis, qui, avec l’aide d’anciens élèves, offre un soutien scolaire aux plus jeunes et monte des pièces de théâtre, de Shakespeare notamment, d’un niveau pré-professionnel.

Mais comment s’y prendre ? Face à une « première d’adaptation » où il fallait remettre à niveau des élèves qui n’avaient quasiment pas fait de français depuis deux ans, Augustin déploie les grands moyens, avec un mélange d’autorité et de réalisme, mais aussi de confiance dans la capacité des élèves à progresser vers un idéal et un grand sens ludique. « Ca ne va pas être simple », leur dit-il d’emblée. « Vous allez dans huit mois devoir expliquer un texte, (…) rédiger quatre pages de devoirs écrits [alors] que vous êtes aujourd’hui incapables de rédiger un paragraphe sans fautes, ce qui constitue déjà un facteur de discrimination quand vous voudrez chercher du travail. Cette année est votre dernière chance de maîtriser à peu près correctement la langue française. Alors on va gagner du temps : il y a des choses sur lesquelles on ne discute pas (…) je sais que le règlement vous accorde un délai d’un quart d’heure, moi pas, (…) et vous ne débarquez pas hagards, sans savoir de quoi on va parler, en jetant votre sac sur la table. (…) L’essentiel du travail va se faire en cours ; déjà, si vous arrivez à ne pas vous endormir, c’est énorme. (…) On expliquera tout à l’heure un poème de Baudelaire ; vous l’apprendrez par cœur. Si le texte est su, vous aurez 20, et ainsi des autres textes qu’on étudiera. (…) Vous aurez par ailleurs un entraînement à l’écrit toutes les trois semaines. Pour chaque copie écrite rendue, toute faute devra être corrigée et recopiée vingt cinq fois. (…) Je vous souhaite une très bonne année, et vous redis la joie que j’ai à travailler avec vous. »

Décontenancée au départ par ce « rigorisme », cette classe a doublé ses performances par rapport à l’année précédente, obtenant les meilleures moyennes des premières au bac français !

« Il a volé le grec pour le donner aux pauvres que nous sommes »

Mais c’est l’apport du grec à l’éducation de ces jeunes qui est l’un des aspects les plus intéressants de son action. C’est avec cette citation d’Einstein au New Yorker qu’Augustin démarre ce chapitre :

Plus je lis les auteurs grecs, plus je me rends compte que rien de semblable au monde n’a existé depuis. Comment une personne éduquée peut-elle rester à l’écart des Grecs ? J’ai toujours été bien plus intéressé par eux que par la science.

Faute d’élèves, Augustin d’Humières doit d’abord se battre pour sauver l’option grec. La plupart ne comprennent pas l’importance d’apprendre une langue ancienne, et avec des remarques du type : « Ah, le grec… c’est encore un truc de pédés, ça ! », venant du proviseur-adjoint…

Mais si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne ! Augustin se lance alors dans une campagne de recrutement d’élèves, profitant des journées où les parents viennent inscrire leurs enfants à l’école. « Ça te dirait de faire du grec ? » Elève : « Euh, je sais pas… » Parents : « Il a déjà choisi ses options. Vous êtes qui ?–Le professeur de grec... »

Par cette méthode et un discours bien rôdé, 45 élèves s’inscrivent la première année, 105 la deuxième ! Augustin a attiré ces foules en soulignant toute l’aide que le grec apporterait à l’élève, y compris dans les autres matières, et en les invitant à tester le grec au cours d’un trimestre au bout duquel ils seraient libres d’abandonner s’ils n’en voyaient pas l’intérêt.

Mais comment passionner les jeunes pour cette matière ? « Je commençai par laisser de côté un programme qui était censé les rendre spécialistes de Démosthène en quelque mois, pour me concentrer sur un seul objectif : qu’ils apprennent quelque chose de nouveau à chaque cours, qu’ils prennent le plus rapidement possible goût à la matière. (…) Dès les premières séances, il se passait quelque chose de bizarre : on avait l’impression qu’ils prenaient plaisir à lire le grec, à déchiffrer l’alphabet, à deviner les étymologies. (…) Il y avait une joie chez ces élèves à s’apercevoir qu’ils étaient capables de maîtriser une langue qui leur avait d’abord paru complètement inaccessible. Tout le monde partait sur un pied d’égalité. »


« Ce travail sur l’étymologie donnait une cohérence à la langue française, elle participait à l’appropriation d’une langue qui, pour beaucoup, n’était pas une langue maternelle, elle expliquait l’orthographe, avec laquelle on bataillait depuis les années de collège, le sens de mots qu’on aurait qualifiés de barbares : une religion anthropomorphique, des maladies psychosomatiques, une statue chryséléphantines.(…)On enchaînait sur la mythologie : la castration d’Ouranos, la naissance de l’Univers, la filiation de Chaos, les Erinyes, la naissance d’Aphrodite (…) Je voyais les élèves un peu surpris d’entendre ces légendes dont certaines leur semblaient absolument monstrueuses : M’sieur, ils sont "Gore" les Grecs !(…) Apprendre des étymologies, lire et écrire le grec, écouter l’Iliade, autant d’activités qui suscitaient la quasi-unanimité. »

Après le premier trimestre, les difficultés se corsaient mais beaucoup ont poursuivi, à l’instar d’Ines Mpassi, fille de parents venus du Zaïre et du Congo, qui reconnaît toute sa dette envers le grec et le latin. Les mots lui font moins peur, dit-elle, « paradoxal, éclectique, enclavé, légiférer, j’en ai appris plein que je ne connaissais pas ». Bien sûr, ça lui permettait « d’épater ses copines », mais aussi « dans les lettres de motivation que j’ai dû rédiger (…) les mots et les phrases me venaient facilement » et dans les entretiens d’embauche, si « on me demande si je suis polyglotte, je ne vais pas avoir l’air ahuri ! »

Après la langue d’Homère, Shakespeare

Au printemps 2003, après avoir recruté trois cents hellénistes en cinq ans, Augustin d’Humières franchit une autre étape.

« Dans les échanges que je pouvais entrevoir entre les élèves, le vocabulaire invraisemblable qu’ils employaient, l’étrange mélange de familles, de pays, qui faisait se côtoyer chaque jour la famille polygame, la famille tamoule, la famille salafiste, la famille éclatée, la famille fatiguée, de toute cette diversité qui produisait un mélange absolument détonant, je me disais qu’il y avait peut-être autre chose à tirer qu’une équipe de foot… »

C’est cette richesse qui lui inspira l’idée de créer une troupe de théâtre avec une vingtaine de lycéens assistés de quelques professionnels. Une pièce fut tout de suite trouvée : le Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare qui n’avait pas « de contexte historique vraiment défini », mais « des fées, des grotesques, des amoureux, une grande variété de personnages qui collait bien à la grande variété de tempéraments que j’avais entrevue ».

Augustin décrit la tâche harassante d’organiser des répétitions, avec des élèves pour qui le mot discipline ne fait partie ni de leur vocabulaire grec, latin ou français, des répétitions qui se faisaient le portable à la main pour appeler les retardataires, Augustin devant également assumer les réparties de tous les acteurs absents !

Mais dans les jours qui précédaient la présentation, s’opéra une « métamorphose étrange », dit Augustin, « quelque chose avait changé, que la scène allait rendre spectaculaire. Les mois passés les avaient dégagés de tout ce qui pouvait venir les encombrer le soir de la représentation : compréhension du texte, mémorisation, diction, repères dans l’espace (…) Je revois encore tous ces visages dans les miroirs des loges, métamorphosés, rassemblés, concentrés (…) A présent, c’étaient à eux de décider ce qu’ils voulaient y mettre. »

« J’ai rarement vu une énergie semblable à celle que déployaient ces apprentis comédiens le soir de la représentation. (…) Il y avait quelque chose de l’ordre de la libération. Cette joie à devenir un autre, à entrer dans la peau d’un personnage, fait partie de la magie "ordinaire" du théâtre, mais cette magie faisait sans doute plus de bien ici qu’ailleurs. »

La métamorphose frappait aussi ceux qui fréquentaient ces élèves par ailleurs. Même le régisseur général était bouche bée : « On s’attendait à voir débarquer des gamins de cité, mais là, ils nous ont vraiment épatés ! »

Parmi ces gamins, Lisa Mandeng, de parents camerounais mais placée en foyer depuis 2004, qui a « explosé » dans Cyrano de Bergerac. « Lise joue, et on ne voit qu’elle. Bouillonnante, extraordinairement inventive, spectaculaire ! »

Alors, Augustin d’Humières, de gauche ou à droite ? L’auteur du livre s’amuse à titiller le lecteur avec cette question, apparemment insurmontable dans la France aujourd’hui. Nous avons envie de lui dire : et pourquoi pas, tout simplement, Solidarité & Progrès ? Ayant osé ce même rêve éducatif avec un mouvement de jeunes politiques, Solidarité & Progrès se trouve tout à fait en symbiose avec l’essentiel de son action.


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