Comment le vote italien peut changer la donne

mercredi 23 mai 2018

Tout allait bien Madame la Marquise, jusqu’à ce que ces affreux populistes, eurosceptiques et antisystèmes italiens ne viennent gâcher la fête. En effet, l’accord entre la Ligue du Nord et le Mouvement des cinq étoiles (M5S) pour un programme commun et la formation d’un gouvernement a déclenché une véritable panique, depuis les chancelleries européennes jusqu’aux marchés financiers.

Suite à la publication la semaine dernière de la première mouture du programme, qui contenait la procédure de sortie de l’euro et l’annulation de 250 milliards d’euros de dette publique, le Financial Times, porte-voix des intérêts de la City de Londres, s’est emporté : « Désormais les barbares ne sont plus simplement aux portes de Rome. Ils sont à l’intérieur de la ville » ! En réponse, Matteo Salvini, le dirigeant de la Ligue du Nord, a lancé : « Mieux vaut des barbares que des esclaves ! » , tandis que Manlio Di Stefano du M5S affirmait que « les barbares ont dirigé depuis 30 ans » l’Italie.

En France, on pouvait lire par exemple dans les colonnes du Parisien  mardi matin : « Déroutante… et inquiétante Italie ! Ce pays, qui a souvent joué les laboratoires politiques de l’Europe – du funeste souvenir du fascisme des années 1920 au populisme de Berlusconi au pouvoir en passant par l’eurocommunisme des années 1970 –, vient de s’inventer un nouvel alliage ».

Sur le plan économique, le texte final du programme commun, bien qu’amputé de la sortie de l’euro et de l’annulation d’une partie de la dette publique, a de quoi faire trembler toute la doxa de la bonne morale budgétaire, avec une politique de baisse des impôts et d’augmentation des dépenses, de minimas sociaux et de baisse de l’âge de la retraite.

Et tandis que les médias concentrent l’attention sur une politique anti-immigration qui est certes contestable, ce qui effraie sans doute davantage en haut lieu c’est la présence dans ce programme de l’arrêt des sanctions contre la Russie et de la séparation des banques de dépôts des banques d’affaires, associée à une « révision radicale » des procédures de bail-in (la possibilité pour une banque en faillite de saisir l’argent sur ses propres clients – y compris les épargnants – pour se renflouer). « Nous devons aller vers un système où les banques de détail et les banques d’investissement sont séparées, tant en qui concerne leur type d’activité qu’en ce qui concerne la surveillance », dit le programme commun publié le 18 mai.

Les orthodoxes du budget sortent de leurs gonds

Mardi matin, alors que le président italien jouait la montre pour valider la proposition de la Ligue du Nord et du M5S de nommer Giuseppe Conte comme nouveau président du Conseil, la commission européenne mettait en garde le futur gouvernement contre tout dérapage budgétaire. « Pour nous, il est important que le nouveau gouvernement italien maintienne le cap et mène une politique budgétaire responsable », a déclaré le vice-président de la commission en charge de l’euro, Valdis Dombrovskis à un journal allemand. « L’Italie a l’endettement public le plus élevé de la zone euro après la Grèce », a-t-il averti.

Notre ministre de l’Économie Bruno Le Maire – le « messager Hermès de Jupiter » auprès de la finance, comme il s’est plu à se décrire – a visiblement pris son rôle très à cœur, lançant dimanche un rappel à l’ordre étonnant : « Si le nouveau gouvernement prenait le risque de ne pas respecter ses engagements sur la dette, le déficit, mais aussi l’assainissement des banques, c’est toute la stabilité financière de la zone euro qui serait menacée. (…) Les engagements qui ont été pris valent quel que soit le gouvernement. Je respecte la décision souveraine du peuple italien, mais il y a des engagements qui dépassent chacun de nous ».

Ce à quoi Matteo Salvini a immédiatement répondu : « Je n’ai pas demandé les votes et la confiance pour continuer sur la route de la pauvreté, de la précarité et de l’immigration. Les Italiens d’abord ! », a-t-il tweeté, avant d’ajouter dans une vidéo : « Qu’il se mette le cœur en paix : nous ferons l’exact contraire de ce qu’ont fait les gouvernements qui nous ont précédé ! »

Rappelons, pour qu’il soit clair où se situent les uns et les autres, que pratiquement au même moment, Bruno Le Maire, un pro-système, annonçait son intention de sabrer chez nous, en cas d’un retour de la création d’emplois, les aides sociales, y compris les allocations des handicapés...

Le spectre de la crise financière et de l’éclatement de l’euro

La grande peur, dont la sortie disproportionnée de Bruno Le Maire est révélatrice, est que l’abandon par le futur gouvernement italien de la politique d’austérité de Bruxelles, dictée par les critères du Traité de Maastricht que le nouveau gouvernement ne compte plus honorer, ne fasse paniquer les marchés, et ne déclenche la bombe à retardement des créances douteuses (320 milliards dans les banques italiennes) et des bulles spéculatives dans lesquelles les mégabanques de la zone euro sont engagées jusqu’au cou. Le Maire, surexcité, a surtout en tête le cas explosif de la Deutsche Bank.

Les taux d’emprunt italiens à dix ans sont passés de 1,8 % en avril à 2,27 % lundi, et le « spread », c’est-à-dire l’écart entre les taux italiens et les taux allemands (les plus bas de la zone euro), s’est approché de 190 points lundi, alors qu’il tournait autour de 130 points il y a une semaine.

« Si les créanciers prennent peur, les taux pourraient augmenter et la charge d’intérêt (le coût total des intérêts) déjà élevé pourrait encore augmenter », explique l’économiste François Ecalle dans Le Parisien. Et il n’est pas sûr que l’Allemagne accepte de venir à la rescousse du gouvernement italien si celui-ci s’entête dans ses « bêtises budgétaires ». « Le risque d’éclatement de la zone euro ressurgira. C’est inquiétant, ce qui va se passer. Ça peut être très violent et très rapide ».

On essaye bien de se rassurer en disant cyniquement que Luigi di Maio (M5S) et Matteo Salvini vont subir le même sort que François Hollande et Alexis Tsipras, qui avaient fait campagne contre l’orthodoxie budgétaire européenne avant de renoncer et de capituler. C’est oublier le fait que le futur gouvernement italien est soutenu par plus de 60 % des Italiens. Et il se pourrait bien que ce gouvernement soit très peu disposé à boire la ciguë que Hollande et Tsipras ont accepté sous la contrainte.

Le spectre de la crise financière est donc bien là. Dans un article paru mardi dans 20 minutes, Jérôme Creel, directeur du département d’étude de l’OFCE, prévient : « On pourrait assister à une crise financière à la mode grecque, avec un risque supplémentaire spécifique à l’Italie. Le poids de l’économie italienne n’a rien à voir avec celui de la Grèce. Si on devait assister à une crise financière en Italie, les répercussions seraient monumentales ».

Plus lucides encore, les économistes Steve Keen et Dany Lang ont écrit le 20 mai une tribune dans Libération intitulée : « Les morts-vivants de la dette et le méga krach à venir », sans pourtant faire une référence directe à la situation italienne. « Il ne fait aucun doute que nous sommes dans une impasse au bout de laquelle se trouve un mur et qu’avec leurs politiques d’austérité, et leur libéralisation de produits financiers dangereux, la plupart des gouvernements s’obstinent à appuyer sur l’accélérateur ».

Et pour une fois, les deux économistes ne se contentent pas d’une seule analyse du problème ; ils mettent de l’avant l’idée d’un jubilé de la dette et d’une « séparation des banques d’investissements des banques de dépôt, similaire à la loi bancaire de 1945 », oubliant de dire que Jacques Cheminade a précisément défendu ces deux idées, en particulier depuis 2008.

Et en France ?

Quoi qu’il arrive, le processus en cours en Italie aura des conséquences. Notamment en France, où des petits malins s’amusent déjà à faire le parallèle entre la trajectoire d’Emmanuel Macron et celle de Matteo Renzi, le chouchou des marchés financiers qui était parvenu à rassembler une large coalition gauche-centre-droite, présentée comme le renouveau de la politique, et qui, quatre ans plus tard, a quasiment disparu du paysage politique italien. L’entêtement du président français dans ses « bêtises libérales », à pratiquer une saignée sociale tout en lâchant toujours plus la bride à la finance folle, ne peut effectivement avoir d’autre conséquence que de nourrir les extrémismes de tous bords.

À nous de saisir ce plat de l’histoire qui nous est tendu et de pousser plus que jamais la séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires, seule voie possible pour éviter le chaos irrémédiable vers lequel nous conduit aveuglément la politique de l’Union européenne, pour engager une réorganisation de fond en comble du système bancaire, et pour renouer avec une véritable politique de progrès économique et de justice sociale.

Alors, apportez vite votre signature à la pétition soutenant la loi de séparation bancaire et rejoignez la mobilisation de S&P !