Ecole, deux classiques allemands pour revoir la copie

samedi 21 mai 2016

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Le gouvernement vient d’organiser les journées pour la « Refondation de l’Ecole ». Quelle confiance accorder, cependant, à cette caste politique ayant fait de notre système éducatif public l’un des plus inégalitaires ? Inspirons-nous plutôt de Humboldt et d’Herbart qui, dans l’Allemagne du XIXe siècle, ont su créer les conditions d’une éducation d’excellence pour tous.

Ces articles sont tirés du panel sur l’éducation des journées de formation organisées par S&P les 19 et 20 mars 2016, à l’attention des militants.

Par Bruno Abrial, militant S&P, Paris.

Réalisée au milieu d’une crise existentielle pour la Prusse, la réforme de Humboldt a produit l’un des meilleurs systèmes d’éducation du monde, d’où sont sortis certains des plus grands esprits scientifiques des XIXe et XXe siècles. Alors qu’il s’agit de la première véritable tentative d’établir une éducation pour tous, elle reste trop peu connue en France.

Le poète Friedrich Schiller (à gauche) accueillant chez lui Guillaume de Humboldt, son frère Alexander (debout) et Goethe (à droite). Dessin de 1797.
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Le modèle Humboldt

En 1794, Guillaume de Humboldt s’installait à Iéna, afin de se rapprocher de Friedrich Schiller. Pour le cercle qui se constituait alors autour du grand poète allemand, la Révolution française, cette fille des Lumières devenue monstre de sang et de terreur, apparaissait comme « un grand moment de l’histoire ayant rencontré un peuple petit ». [1]

Hormis les initiatives de Gaspard Monge et de Lazare Carnot (École polytechnique, Arts & Métiers, etc.), rien n’avait été fait pour créer une école pour tous, l’accès à l’éducation ne figurant même pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

L’utilitarisme des Lumières, combattu par les Classiques allemands, en avait eu raison ; cet utilitarisme qui considérait que seules les classes dirigeantes devaient avoir accès à la connaissance et que la masse du peuple ne devait recevoir qu’une éducation rudimentaire. [2]

Le philosophe et homme politique allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716).
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S’inspirant du concept de la monade de Leibniz, qui implique que la perfection intérieure est le but à poursuivre, les penseurs de Iéna prônaient la formation (bildung) du caractère de l’individu, au lieu d’un formatage produisant des individus partiellement développés et serviles.

Une véritable éducation doit développer le Empfindungsvermögen  : la capacité émotionnelle et intellectuelle à éprouver de la compassion pour le monde.

C’est de cela que dépend la possibilité pour chaque individu d’agir en tant que véritable citoyen de son pays et du monde quand un grand moment de crise survient.

Écoutons Humboldt :

Chaque individu doit pouvoir absorber la grande masse de matériaux qui lui est offerte par le monde et par sa propre expérience intérieure (...) ; il doit ensuite donner une forme à cette accumulation de matériaux, en se servant de toute son énergie, et s’approprier cette connaissance de manière à créer une interaction entre sa propre personnalité et la nature dans sa forme la plus générale, active et harmonieuse. (…) Le but véritable de l’homme (...) est le développement le plus élevé et le plus harmonieux de ses capacités, en un tout complet et consistant.

La réforme

En 1806, quand survint l’effondrement de la Prusse, anéantie par les armées de Napoléon, ses élites réalisèrent qu’un changement en profondeur était nécessaire, si l’on voulait éviter la ruine voire la disparition du pays ; pour cela, il fallait sortir « le peuple de la léthargie passive engendrée par la surveillance policière et par la soumission d’autant plus dégradante aux grands propriétaires terriens, et faire de lui un participant actif aux affaires publiques – en bref, élever de simples sujets, ou sujets de sujets, au rang de citoyens libres de l’Etat. » [3]

Le pédagogue suisse Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827).
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Les principaux réformateurs, Stein, Scharnhorst et Gneisenau, lancèrent une vaste réorganisation de l’administration, de l’armée et du système social, abolirent la succession héréditaire et mirent fin au « vilainage », permettant ainsi des avancées considérables pour l’émancipation des paysans. Mais ils savaient que leurs efforts resteraient inutiles tant que persisterait le niveau désastreux du système d’éducation. Les écoles élémentaires allemandes étaient alors dirigées selon les mêmes critères que des établissements pénitentiaires.

Le maître d’école était généralement un soldat invalide, le tailleur ou le charpentier du village, généralement très peu instruits eux-mêmes. L’instruction se bornait à mémoriser mécaniquement des passages de la Bible, des livres du catéchisme ou de la messe. L’école dressait le fils de paysan comme s’il s’agissait d’une bête.

Nommé directeur de la section des affaires ecclésiastiques et de l’éducation au ministère de l’Intérieur, le 28 février 1809, Humboldt défendit dès son arrivée l’idée qu’il fallait séparer l’Education du ministère de l’Intérieur, et créer un ministère de l’Education, ce qui n’arriva qu’en 1817, plusieurs années après son départ.

S’inspirant des travaux du Suisse Pestalozzi et de Herbart sur la pédagogie (voir article ci-dessous), il publia deux mémorandums où il énonçait les principes généraux de l’éducation :

L’éducation doit avoir pour objectif le développement complet de l’être humain, dans ses capacités physiques, esthétiques, didactiques, mathématiques, historiques et philosophiques. Ainsi, cette éducation complète reconnaît un seul fondement : l’âme du laboureur, au plus bas de la société, doit dès le départ être mise en harmonie avec l’âme de la personne la plus finement cultivée, si l’on veut éviter que la première perde sa dignité humaine et devienne sauvage, et que la dernière tombe dans un dogmatisme austère, ou ne devienne susceptible à la fausse sentimentalité et aux chimères.

Les trois niveaux de l’éducation, que nous connaissons aujourd’hui, ont largement été inspirés par Humboldt, qui les voyait comme les trois étapes naturelles du développement de l’individu :

  1. L’éducation élémentaire doit, selon lui, rendre l’enfant capable de « comprendre et d’exprimer des pensées, de lire et écrire, et de résoudre les problèmes qui se posent dans notre tentative de comprendre et de décrire les choses. Il s’agit moins d’éducation que de préparation à l’éducation, et c’est ce qui rend la suite possible. »
  2. L’objectif du Secondaire est « l’exercice des facultés, et l’acquisition de connaissances factuelles sans lesquelles serait impossible le développement d’un esprit scientifique qualifié. Le jeune étudiant doit pouvoir se préparer en collectant le matériau qui l’accompagnera dans son travail créateur et qui cultivera ses pouvoirs intellectuels et physiques. » Le professeur doit veiller à ce que l’esprit de chaque élève se développe simultanément dans chacun des domaines. On considère l’élève comme prêt à passer au niveau supérieur lorsqu’il est capable d’apprendre par lui-même. Humboldt s’est également battu pour révolutionner le recrutement des professeurs : tout candidat devait passer un examen général, sous supervision des autorités publiques. Pour lui, les questions sous-jacentes à l’examen devaient être les suivantes : à quel degré de clarté pense-t-il ? Avec quelle chaleur ressent-il les choses ? En termes concrets, quel regard porte-t-il sur les êtres humains ? Respecte-t-il ou méprise-t-il les classes populaires ?...
  3. Après son départ du ministère, Humboldt resta membre du comité de l’Université de Berlin, qu’il avait lui-même créée en août 1809 (l’Université Humboldt actuelle). Sa conception de l’université s’inscrit dans la lignée de la leçon inaugurale de Friedrich Schiller, en ouverture de son cours d’histoire à l’université d’Iéna, en 1789, où il distinguait le « savant de profession » du véritable chercheur philosophe, le premier voyant la science comme son gagne-pain et toute nouvelle connaissance comme un danger pour sa situation. Pour Humboldt, « l’université est réservée au développement de ce que l’être humain peut trouver par et en lui-même : son pouvoir d’hypothèses dans la science pure ». Pour cela, deux conditions : la liberté et la solitude. La liberté de la science et l’autonomie des équipes d’enseignement constituent la base du modèle de Humboldt. L’étudiant n’est plus seulement étudiant, il doit entreprendre ses propres recherches, sous la direction du professeur qui lui apporte son soutien. La connaissance doit être abordée dans toute sa pureté, sans aucune considération utilitariste, comme s’il s’agissait d’un problème n’ayant pas encore été entièrement résolu.

Guillaume de Humboldt n’est resté qu’un an à la tête de l’éducation nationale prussienne. Paradoxalement, sa réforme a largement contribué à faire de l’Allemagne la puissance qu’elle est devenue ; elle a servi et sert encore de modèle dans le monde entier. Il est très difficile d’estimer son influence en France.

En tous cas, les écrits de, ou sur Humboldt sont presque inexistants en langue française. Le fait que pendant cent cinquante ans, l’Allemagne ait été considérée en France comme « l’ennemi héréditaire » n’a certainement pas offert un terrain fertile à la pensée de la Renaissance classique allemande. Face à la crise actuelle et la nécessité de refonder l’école, il est peut-être temps de considérer ce qu’elle peut nous apporter.

Pour l’avenir de nos enfants, osons découvrir Herbart

Par Odile Mojon, militante S&P, Paris.

Avec Johann Friedrich Herbart, philosophe, psychologue et pédagogue allemand qui vécut de 1796 à 1841, surgit devant nous une figure dont l’influence fut considérable un peu partout dans le monde mais inexistante en France.

Le pédagogue allemand Johann-Friedrich Herbart (1796-1841).
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Philosophie, psychologie et pédagogie ne sont, chez Herbart, que les trois phases d’une même pensée mais, puisqu’il nous faut ici nous concentrer sur sa pédagogie, soulignons la profonde influence exercée sur sa réflexion par Friedrich Schiller, l’auteur des Lettres sur l’éducation esthétique de l’Homme qu’il rencontra à Iéna.

Souvent présenté comme kantien, Herbart avait en réalité rejeté la philosophie de l’auteur des trois Critique et celle de ses disciples comme Fichte, dont il fut très proche.

Si Herbart est à contre-courant des grandes vedettes de son époque, il l’est également des « valeurs sûres » promues au XVIIIe siècle, comme Rousseau et Locke, dont les théories dominantes sur l’éducation ne pouvaient que satisfaire un ordre social penchant immuablement du côté des puissants. Herbart, pour qui l’éducation doit reposer sur une approche rigoureuse de la psychologie, ne pouvait que rejeter ces conceptions arbitraires. A l’inverse, la méthode novatrice de Johann Heinrich Pestalozzi, le pédagogue suisse, qu’il eu l’occasion de rencontrer en 1799, lorsqu’il se trouvait en Suisse pour s’occuper de l’éducation des enfants du bailli d’Interlaken, joua un grand rôle dans sa réflexion, comme l’atteste son Idée d’un ABC de l’intuition, de Pestalozzi, écrit en 1802.

La pédagogie herbartienne ne peut se comprendre qu’au regard de sa psychologie, dont l’un des aspects très novateurs repose sur sa tentative de définir un ordre et des séquences déterminées entre les différents états de la conscience.

Ceux-ci sont considérés comme autant de forces isolées et indépendantes les unes des autres qui, dans la mesure où elles ont une détermination quantitative, peuvent être comptées et même, mathématiquement dénombrées.

Ces états de conscience sont portés par des représentations (concepts, idées) qui vivent et agissent dans l’âme. Ils s’ordonnent autour des représentations selon des processus déterminés, celles-ci pouvant se compléter l’une l’autre, être en opposition, se maintenir dans la conscience ou en disparaître.

Les représentations cherchent toutefois à s’y maintenir car ce sont elles qui assurent l’auto-préservation de l’âme selon certains mécanismes bien précis : par exemple, l’opposition entre deux représentations entraînant l’inhibition de l’une par rapport à l’autre, etc.

L’étude des « successions de représentations » et de leurs interactions revêt une importance particulière pour la pédagogie. Herbart parle de « cercle » ou de « groupe » d’idées. :

Eu égard aux successions de représentations déjà formées, de nouvelles déterminations de quantité sont créées, en fonction de ce qu’elles sont touchées en même temps par une irritation en un point ou en plusieurs ; de ce qu’elles se trouvent plus ou moins dans un état d’évolution ou d’involution ; et encore, que de grands ou de petits tissus se sont formés à partir de ces successions, que j’ai nommés filaments ou fibres, et comment sont construits ces tissus.

Quelque chose de nouveau a donc été créé, qui n’existait pas et qui est « entré » dans l’esprit. Des représentations, des idées ont modifié par leur interaction ce qui existait auparavant car, pour Herbart, les idées ont un pouvoir intrinsèque, ce qui signifie concrètement que la connaissance, à l’opposé d’une certaine conception française, n’est pas un ornement mais un élément mental. Le savoir construit et produit l’esprit.

Les idées elles-mêmes travaillent comme un pouvoir en nous car la capacité de l’esprit est en rapport avec le pouvoir, comme la possibilité l’est avec la réalité :

Prenons un aimant : on ne parle pas de la capacité de cet aimant, mais de son pouvoir, son pouvoir d’attirer le fer et de l’orienter vers le nord. De la même manière, le pouvoir de représentation, la pensée et le jugement agissent comme des forces actives et ne sont pas seulement des capacités.

Les implications de la psychologie de Herbart sont révolutionnaires. Prenons par exemple la conception du temps et de l’espace ; pour lui, ce n’est pas la perception sensible qui conduit à leur compréhension, c’est plutôt une idée de l’esprit qui donne un sens de la notion d’espace et de temps, en d’autres termes, l’idée de l’espace que nous développons dans notre esprit détermine la représentation avec laquelle nous saisissons l’espace du monde des sens.

La psychologie de Herbart démontre un fait dont la portée est fondamentale pour l’éducation : aucun homme ne possède plus de pouvoir mental qu’il n’a d’idées. La grande affaire de la pédagogie consiste donc, par le biais de l’instruction, à les engendrer.

Pour autant, il ne s’agit nullement d’imbiber d’un savoir académique des élèves passifs en vue de former des « cerveaux ». Herbart n’est pas, loin s’en faut, un adepte de la tabula rasa qui voit les enfant comme des récipients vides qu’il faut emplir et, s’il juge nécessaire d’élargir leur « cercle » d’idées en veillant à la manière dont il se forme, c’est pour faire éclore, au moyen de l’instruction, ce qui est latent, tout en stimulant la curiosité et l’imagination. Pour lui, l’instruction est un outil pédagogique à part entière car elle touche à ce qui est véritablement humain, puisque « ce sont les idées qui engendrent les sentiments ».

Quel contenu donner à l’instruction ? Deux disciplines sont essentielles : la littérature (poésie) et la science (mathématiques). La littérature, c’est – avant même la langue – ce qui permet de familiariser l’enfant aux relations humaines auxquelles Herbart accorde une grande importance, car il convient de développer en lui l’amour de l’humanité.

Quand, après avoir fait le tour des grandes œuvres existantes, il arrête son choix sur l’Odyssée d’Homère qu’il fait étudier en grec, c’est qu’il la juge, outre sa valeur littéraire et pédagogique, particulièrement à même de susciter un intérêt vivant pour les sentiments d’autrui.

Quant à l’enseignement de la science, ce n’est pas tant pour son intérêt technologique qu’il le juge indispensable, mais parce que les sciences et les mathématiques (géométrie et mathématiques devrait-on dire) sont un moyen d’exercer la capacité d’attention et de concentration de l’enfant.

Au regard de l’éducation actuelle, de tels choix renversent les fausses certitudes érigées en dogmes, mais ils sont parfaitement cohérents avec la volonté de Herbart de ne surtout pas infantiliser … les enfants, car « ceux-ci souffrent de se sentir petits » et aspirent avant tout à devenir adultes. Leur regard se porte vers ce qui est au-dessus d’eux et l’adulte commet une faute en renonçant à être ce qu’il est.

C’est bien cette aspiration et la curiosité naturelle que l’enfant porte au monde et à ses semblables que l’éducateur doit susciter, si elle est absente, et maintenir. L’éducateur a donc un devoir impérieux : éveiller un « intérêt multiple », une soif d’apprendre qui doit tendre naturellement à croître.

Certes, le maître doit, selon un précepte bien connu, chercher à intéresser les élèves à ce qu’il leur enseigne. Seulement, ce précepte est en général défini et perçu comme si l’étude était la fin et l’intérêt, le moyen. J’inverse quant à moi ce rapport. Les études doivent servir à faire naître l’intérêt pour leur objet. Les études sont appelées à ne durer qu’un temps alors que l’intérêt doit subsister pendant la vie entière.

Si le mal absolu est l’ennui, il est pour autant parfaitement exclu d’envisager, comme certains, de faire de l’éducation récréative pour maintenir l’intérêt. L’éducateur doit trouver dans l’instruction même ce qui captivera l’attention, piquera le sentiment de curiosité, assurera l’alerte et l’activité de l’intellect. Cet intérêt doit venir autant de l’objet que du sujet et se trouve à la source de l’activité mentale et du principe de la vie intellectuelle.

Dans La beauté, une nécessité politique, Mme Helga Zepp-LaRouche nous dit :

Schiller pensait que l’on peut éduquer non seulement la pensée, l’intellect, mais aussi les émotions. Et que cela se fait par la beauté. Une fois ce but atteint, nous pourrions faire aveuglément confiance à nos émotions, car elles ne nous dicteraient jamais quelque chose de contraire à ce que la raison commande. Il définit la belle âme comme la personne pour qui liberté et nécessité, devoir et passion sont devenues une seule et même chose. Plus tard, il dira que cette condition ne s’applique qu’à une seule catégorie d’individu : le génie. Mais pour lui, tout le monde peut devenir un génie : c’est cela la beauté.

Ceci ressemble en tous points au programme pédagogique de celui qui écrivait en 1804 un essai intitulé De la représentation esthétique du monde comme objet principal de l’éducation.


[1Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1794.

[2Voltaire, par exemple, affirmait : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. (...) Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes. » Voir l’article de Yannick Caroff.

[3Friedrich Paulsen, professeur de philosophie à l’université de Berlin, dans L’éducation allemande, passé et présent.