La psychologie classique selon Herbart et Riemann

mardi 28 décembre 2004, par Helga Zepp-LaRouche

[sommaire]

Helga Zepp-LaRouche, présidente internationale de l’Institut Schiller, a prononcé ce discours lors de l’académie d’été de cet Institut à Francfort, en août 2003.

Comme nous parlerons plus tard de la situation stratégique actuelle, je me contenterai d’esquisser brièvement la période historique dans laquelle nous nous trouvons. Il n’y a aucun doute que si nos efforts pour chasser du pouvoir le parti de la guerre aux Etats-Unis échouent, nous nous dirigerons vers une troisième guerre mondiale. Et ce, à brève échéance. Nous savons, de nos discussions avec des personnes influentes dans différents pays, que si nous ne parvenons pas à changer rapidement la donne internationale - par exemple, la crise en Corée du Nord ou en Iran, et plus généralement, le conflit qui se profile entre les Etats-Unis d’une part et la Chine, l’Inde et la Russie de l’autre - la situation pourrait très rapidement échapper à tout contrôle.

Comment en est-on arrivé au point où le monde, après avoir vécu deux guerres mondiales au siècle dernier, replonge dans ce genre de crise ?

D’une part, le système financier international est en pleine désintégration, il est, dans une certaine mesure, entré dans la phase finale de la globalisation, et il devient de plus en plus clair que ce que le côté dit subjectif, ou culturel, de la globalisation, a entraîné un abêtissement - ce que j’appelle une « crétinisation » - des populations occidentales. Nous sommes dans un processus qui mène droit à un nouvel âge des ténèbres, où la capacité de penser par soi-même et la créativité sont nettement en recul. Si l’on compare le niveau intellectuel et moral de la population actuelle à celui des gens vivant il y a 200 ans en Allemagne, dans la période classique, ou de ceux vivant aux Etats-Unis à l’époque de la Révolution américaine, force est de constater que le niveau moyen d’intelligence, la vitalité intellectuelle et la créativité ont diminué.

Par conséquent, nous sommes confrontés aujourd’hui à un problème décisif. Etant donné que cet ordre mondial est condamné à sombrer et qu’il aura cessé d’exister sous sa forme actuelle d’ici quelques mois ou quelques années, nous avons le choix. Soit nous entrons dans un nouvel âge des ténèbres, par exemple suite à une troisième guerre mondiale (pensez seulement à la discussion démente que l’on entend en ce moment à propos de l’utilisation d’armes nucléaires « miniatures » dans des guerres préemptives contre des « Etats voyous ». Avec de telles armes, on franchit allégrement la frontière entre armes conventionnelles et nucléaires).

Soit, j’en suis absolument convaincue, nous vivons « dans le meilleur des mondes possibles », pour reprendre la formule de Leibniz, et la confrontation avec un mal très grand peut engendrer un plus grand bien. Même s’il ne fait aucun doute que la situation mondiale est très dangereuse, j’y vois néanmoins une chance pour l’avènement d’un nouvel ordre mondial dans lequel nous pourrions nous libérer de quelques fléaux qui infestent le monde actuel, sous forme d’idéologie oligarchique, d’impérialisme et même d’un danger de fascisme à l’échelle mondiale.

Mais pour que cette deuxième option ait le dessus, nous devons créer un mouvement de renaissance. Nous devons trouver des personnes qui s’engagent à penser vraiment créativement. Je pense que c’est le grand défi pour cette organisation et pour toutes les forces avec lesquelles nous sommes alliés dans le monde. Comment pouvons-nous catalyser, pour ainsi dire, cette renaissance ? Comment faire en sorte que des gens deviennent des individus meilleurs ? Je pense que Schiller avait absolument raison dans son commentaire sur les espoirs déçus, associés aux débuts de la Révolution française ; il en est ainsi arrivé à la conclusion que toute amélioration en politique dépend, fondamentalement, de l’ennoblissement de l’individu. La question décisive est de savoir si des adultes peuvent devenir meilleurs. Peuvent-ils devenir, délibérément, de belles âmes ? Peuvent-ils améliorer consciemment leur caractère ?

Aujourd’hui, je voudrais traiter de ce problème en m’appuyant sur les travaux de quelqu’un que Lyndon LaRouche a récemment nommé comme l’une des deux personnes ayant le plus influencé Bernhard Riemann. Il s’agit de Johann Friedrich Herbart et de son concept de Gesetzmäßigkeit des Geistes (1), qui allait mener plus tard, chez Riemann, à la notion de Geistesmassen, que l’on peut traduire par masses-cognitive. Je vais parler en détail de quelques aspects de l’œuvre de Herbart, parce que je pense qu’ils reflètent utilement la manière dont l’esprit travaille. Comment peut-on changer consciemment sa pensée et ses sentiments ? Comment peut-on rendre vraiment plus fort son esprit ? Qu’est-ce qui est nécessaire pour l’âme ou l’esprit ?

Johann Friedrich Herbart

Herbart propose d’appliquer la mathématique à la psychologie. Mais comment mesurer une pensée ou une humeur ? Comment mesurer les processus mentaux ?

Herbart vécut de 1776 à 1841. Il se rendit à Iéna à l’époque où Schiller s’y trouvait et il est évident qu’il fut fortement influencé par le climat culturel des classiques de Iéna et de Weimar. Il s’installe ensuite comme précepteur en Suisse où il rencontre, entre autres, le pédagogue Pestalozzi (1746-1827). En 1802, il rédige sa thèse de philosophie et de pédagogie à Göttingen, avant d’être appelé à Königsberg, en 1809, comme successeur de Kant, bien qu’il en soit un farouche opposant. En 1833, il est rappelé à Göttingen pour une chaire de philosophie.

L’un des aspects les plus intéressants de son travail scientifique se situe dans le domaine de la psychologie. En 1824, il rédige La psychologie en tant que science, nouvellement fondée sur l’expérience, la métaphysique et les mathématiques. La psychologie actuelle, par contre, puise ses origines dans le mouvement romantique, notamment chez E.T.A Hoffmann. Par exemple, Freud déclara un jour que toute sa théorie se fondait sur les idées d’E.T.A. Hoffmann.

Le problème, avec les romantiques, et surtout Hoffmann, c’est, en gros, qu’ils sont d’avis que l’on doit simplement vivre jusqu’au bout tous ses fantasmes, réaliser tous ses désirs irrationnels, soigner et accepter toutes ses névroses, sans limitation, sans règle. Lorsque l’on compare cette conception à celle d’Herbart, qui a pratiquement développé une psychologie en partant du point de vue de Schiller (dont je maintiens qu’il est le meilleur des psychologues), on peut alors juger qui a la meilleure conception de la façon dont l’esprit et l’âme travaillent de concert.

Herbart est non seulement le fondateur de la psychologie scientifique, mais aussi un excellent pédagogue. Dans le Manuel de pédagogie d’un de ses contemporains, un certain Dr Schmidt, il est dit qu’il existe deux écoles de pédagogie. Selon la première, l’enseignant est comme un jardinier qui forme l’âme de l’élève en nourrissant ses tendances et prédispositions originales et qui, tout en donnant de l’engrais et de l’eau comme tout bon jardinier, fait grandir et s’épanouir les propriétés déjà existantes de la plante. Selon la deuxième école, le rôle de l’enseignant consiste pratiquement à « créer » l’âme de l’élève, à travers les idées qu’il lui communique et d’autres influences externes. Pour Dr Schmidt, Herbart appartient incontestablement à la deuxième école. Car, poursuit-il, la différence entre l’homme, d’une part, et l’animal et la plante, d’autre part, vient de ce que ces derniers sont déterminés par leur corps physique, alors que pour l’homme, l’esprit est formé par les perceptions et les représentations, le corps n’étant qu’un objet. Ainsi, Herbart défend la conception selon laquelle le pouvoir mental de l’homme est décisif et que ce pouvoir ne peut travailler qu’avec ce qu’il reçoit. C’est pourquoi les représentations (Vorstellungen) que l’on apporte à l’âme sont si importantes. Par conséquent, la pédagogie consiste à donner et à recevoir, à former et à influencer consciemment l’âme de l’élève.

Riemann reconnaît, en divers endroits de ses travaux, qu’il doit à Herbart, notamment à sa philosophie et à sa psychologie, ses propres découvertes essentielles. Dans sa thèse de 1854, il écrit que c’est seulement dans les travaux de Herbart et de Gauss qu’il a trouvé les préalables nécessaires à sa propre notion de multiplicité. Dans une note, il précise que pour son principal travail sur les lois de la nature, il s’est confronté d’une part à Newton et Euler et d’autre part à Herbart. Enfin, dans son tout dernier ouvrage, La mécanique de l’oreille, Riemann écrit que Newton et Herbart ont été les principaux points de référence de ses enquêtes méthodologiques, se décrivant alors comme le disciple d’Herbart en matière de psychologie et de métaphysique, surtout par rapport à la méthodologie et à l’idéologie.

La notion spatiale de Kant

Kant qui, à l’époque, est l’une des influences négatives dominantes, écrit dans sa Critique de la raison pure : « L’espace n’est pas un concept empirique dérivé d’intuitions extérieures. Car pour que certaines sensations soient rapportées à quelque chose d’extérieur à moi (c’est-à-dire quelque chose qui est dans un lieu de l’espace différent de celui que j’occupe), et même pour que je puisse me représenter les choses comme extérieures les unes aux autres, c’est-à-dire non seulement comme différentes mais comme occupant des lieux distincts, la représentation de l’espace doit déjà être posée en principe. D’où il suit que la représentation de l’espace ne peut dériver des rapports du phénomène extérieur par l’expérience, mais bien que l’expérience elle-même n’est jamais possible que par cette représentation.

« L’espace est une représentation nécessaire a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. (...) Cette nécessité a priori est le fondement de la certitude apodiptique de tous les principes géométriques, et la raison de leur construction a priori. Si cette représentation de l’espace était un concept acquis a posteriori, qui résultât de l’expérience générale extérieure, les premiers principes de la détermination mathématique ne seraient plus que des perceptions. Ils en auraient par conséquent toute la contingence, et il ne serait dès lors pas nécessaire qu’il n’y ait qu’une seule droite entre deux points, l’expérience le ferait toujours voir. Ce qui est emprunté de l’expérience n’a qu’une universalité comparative, c’est-à-dire une universalité par induction. Tout ce qu’on pourrait dire, c’est que jusqu’ici on n’a trouvé aucun espace qui eût plus de trois dimensions ».

Voilà une affirmation audacieuse, selon laquelle on ne peut rien dire sur l’espace, même dans les structures de pensée euclidiennes, parce que l’espace est défini a priori. Il est évident que Riemann n’est d’accord avec aucune des suppositions de Kant, car pour le premier, il n’existe pas un seul espace, mais de nombreux, dont l’euclidien n’en est qu’un exemple. Herbart, le successeur de Kant à Königsberg, qualifie la manière de voir de ce dernier d’« hypothèse vide, stupide et fausse ». Pour Kant, l’espace et le temps ne sont que des récipients vides que les substances rempliront de leurs propres perceptions.

Mathématique et psychologie

Herbart, qui maîtrisait Platon, Leibniz, mais aussi Spinoza et les empiristes, était convaincu que les perceptions sensibles ne suffisent pas pour découvrir les principes de l’univers réel. Il lance cette affirmation osée selon laquelle il faut appliquer les mathématiques à la psychologie, se demandant si c’est possible, étant donné que les mathématiques n’ont été, jusque-là, appliquées qu’aux objets. Or, comment mesurer les processus mentaux ? Les impressions, les sentiments, les désirs changent rapidement ; comment peut-on en mesurer la grandeur ? Peut-on mesurer une pensée ou une humeur ? L’humeur peut changer plus vite que la direction du vent ou le temps. Est-il possible de découvrir des normes mathématiques pour ces processus intellectuels et émotionnels ? En général, on estime que l’on ne peut mesurer que ce qu’on peut calculer. C’est pourquoi beaucoup pensent qu’il est impossible d’appliquer les mathématiques à la psychologie. Mais, pour Herbart, c’est une conclusion erronée, un mélange de mauvaises habitudes intellectuelles, d’erreurs et de mensonges.

Rappelons-nous que Newton avait catégoriquement rejeté la formation d’hypothèses créatrices en déclarant : « Je ne fais pas d’hypothèses ». Herbart, au contraire, réplique : « Il est tout à fait faux [de dire] que l’on ne peut calculer que ce qu’on a mesuré auparavant. Au contraire. Toute loi concernant une relation de grandeur que l’on suppose hypothétiquement, même si elle est reconnue comme injuste, peut être calculée ; et l’on doit, lorsqu’il s’agit de sujets profondément dissimulés mais importants, continuer à chercher dans les hypothèses et à examiner précisément, par le calcul, les conséquences qui en découleraient, jusqu’à ce que l’on trouve laquelle des diverses hypothèses correspond à l’expérience. C’est ainsi que les anciens astronomes cherchaient et essayaient les cercles excentriques et que Kepler cherchait l’ellipse pour pouvoir expliquer les mouvements des planètes. Il compara les carrés des périodes de révolution aux cubes des distances moyennes, avant de trouver la correspondance ».

Plus loin dans ce discours relativement court (2), Herbart affirme : « Le génie est une planète. Il ne suit pas un chemin droit, son trajet est au contraire une ligne courbe ; parfois sur celle-ci, il reste immobile, avant de revenir en arrière ; au début lentement, puis rapidement, puis à nouveau lentement ; après il va de l’avant, puis il plonge dans les rayons du soleil et parcourt avec lui les cieux ; et après un bref moment, il recommence à briller dans la nuit obscure »

Vous verrez plus tard un film sur la trajectoire de la planète Mars et il est fascinant de voir qu’elle opère une régression, exactement comme Herbart le décrit ici.

Poursuivant, il observe que la planète semble vagabonder au gré de ses fantaisies, comme le « chevalier errant » des astrologues d’antan, qui part, plein de romantisme, pour des aventures horribles ou amoureuses. « Mais les chevaliers errants disparurent comme des fantômes, dès que la science chassa l’ignorance. Désormais, les planètes se conformaient au calendrier ; et c’est normal parce que les calendriers ont appris à se conformer aux planètes. De la même manière, et dans le même sens, le génie suivrait la psychologie si notre psychologie reposait sur autant de véritable science que nos calendriers. » Ainsi, même si le génie ne connaît pas sa règle, il ne peut pas nier qu’il en ait une. Le non-savoir n’est pas la preuve de la non-existence.

Herbart démontre ensuite que l’homme n’est pas un être déterminé de l’extérieur, mais que c’est justement son autodétermination consciente qui le distingue des autres créatures. « L’âme humaine n’est pas un théâtre de marionnettes ; nos souhaits et nos résolutions ne sont pas des marionnettes ; il n’y a pas de tireur de ficelles, mais notre véritable vie réside dans notre vouloir, et la règle de cette vie n’est pas en dehors d’elle, mais en elle : elle a sa propre règle, purement spirituelle, aucunement empruntée au monde matériel ; mais cette règle est néanmoins certaine et ferme et à cause de cette ferme détermination, elle a plus de similitude avec ce qui est autrement complètement étranger, les lois du choc et de la pression, qu’avec les merveilles de la liberté supposément inconcevable. »

Il affirme aussi clairement que l’application des mathématiques à la psychologie ne suppose, en aucun cas, une conception mécaniste de l’âme. Si quelqu’un cherche à établir la légitimité (les lois) de la pensée, cela ne doit pas nous inquiéter. Selon lui, rien ne serait plus absurde que de penser qu’il soit possible de pénétrer, par quelque dispositif basé sur des nombres et des lettres, dans les secrets les plus profonds de l’individu ou d’« épier » les élans cachés de son cœur. « A cet égard, l’ingéniosité générale sera toujours de loin plus astucieuse et formidable que toutes les mathématiques et toute la psychologie réunies. »

Il cherche alors à définir les différents aspects de l’esprit :

« C’est le moment de préciser les grandeurs qui s’offrent au calcul. On doit partir de la plus simple et, pour le tout début, laisser de côté toutes les relations des représentations entre elles. Ensuite, il ne reste que deux grandeurs à prendre en considération : la force [Stärke] de chaque représentation individuelle et le degré d’inhibition entre elles. »

Donc, dit Herbart en première approximation, chaque représentation exerce une certaine force et se trouve, en même temps, bloquée par une inhibition. Cela donne déjà de la matière pour le calcul afin de découvrir la cause principale de deux phénomènes psychologiques généraux. D’abord, la grande majorité de nos représentations sont, à tout moment, latentes. Mais à condition que soyons éveillés, « elles ne sont jamais toutes latentes en même temps, de même qu’il y en a toujours une qui ne l’est pas », si bien qu’« en dehors de l’état physiologique du sommeil, on se représente constamment quelque chose, et pas quelque chose de simple, mais de composé ».

« Les calculs qui portent sur la force de chaque représentation individuelle et le degré d’inhibition entre elles sont encore très simples ; ils deviendront plus complexes lorsqu’on tient compte de la troisième grandeur, le degré de connexion entre les représentations. Alors, les résultats antérieurs se modifient et de nouveaux s’y ajoutent. De surcroît, une quatrième grandeur se présente maintenant, pour entrer dans le calcul, à savoir la quantité des représentations connectées. Particulièrement curieuses cependant sont les successions de représentations (Vorstellungsreihen) plus longues ou plus courtes, qui sont créées dans une connexion imparfaite dès lors qu’une représentation est connectée à un certain degré à une autre, la deuxième avec la troisième, celle-ci avec la quatrième, etc., tandis que la première ne fusionne pas du tout ou seulement faiblement avec la troisième, la deuxième avec la quatrième et les suivantes. De telles successions de représentations sont les quasi filaments ou fibres dont sont composés les organes intellectuels plus grands ; et ils portent en eux des lois bien définies d’irritabilité (ou d’excitabilité), dont la connaissance exacte est tout l’objet de la psychologie. »

Il fonde ainsi une théorie de la mémoire, de l’association des idées et de l’imagination, tout en exposant les règles des sentiments, des désirs et des passions. Il affirme même que la mathématique permet justement de révéler la monstrueuse ignorance de la psychologie pratiquée jusqu’alors. C’est même là que se situe l’origine des représentations de l’espace et du temps, dit Herbart, et non dans les perceptions sensibles.

Je trouve cet aspect très intéressant. Lyndon LaRouche écrit dans son essai sur le « domaine complexe » qu’il existe une géométrie du « sensorium », des perceptions sensibles, et une géométrie différente qui est celle des principes vérifiables de l’univers, qui est le monde réel. Et ces deux géométries interagissent. Pour Herbart, la perception sensible ne conduit pas à la compréhension de l’espace et du temps. C’est plutôt une idée de l’esprit qui vous donne un sens de la notion d’espace et de temps, c’est-à-dire que l’idée de l’espace que nous développons dans notre esprit détermine la représentation avec laquelle nous saisissons l’espace du monde des sens.

Pour ce qui concerne les « successions de représentations », Herbart écrit : « Eu égard aux successions de représentations déjà formées, de nouvelles déterminations de quantité sont créées, en fonction de ce qu’elles sont touchées en même temps par une irritation en un point ou en plusieurs ; de ce qu’elles se trouvent plus ou moins dans un état d’évolution ou d’involution ; et encore, que de grands ou de petits tissus se sont formés à partir de ces successions, que j’ai nommés filaments ou fibres, et comment sont construits ces tissus. »

Enraison du monde commun des sens dans lequel nous vivons, ces représentations sont semblables d’une personne à l’autre, mais peuvent présenter d’importantes modificationsenfonction du rythme mental de l’individu, de son système nerveux, de sa constitution physique, etc. Il existe aussi « d’autres modifications qui sont déterminées par l’expérience et les habitudes de l’individu et que l’on peut chercher à induire opportunément à travers l’éducation et l’instruction. »

Certains modèles de pensée peuvent donc se ressembler, parce que tous partagent le même monde des sens, mais comme l’homme n’est pas le produit de l’expérience, la véritable humanité est formée par les idées. Herbart écrit à ce sujet :

« A cause du manque de connaissance des mathématiques et de la mécanique de l’esprit qui en dépend, [beaucoup de psychologues] sont incapables de deviner les voies sur lesquelles progresse l’ennoblissement général de l’esprit humain. Cependant, on remarquera aisément que, dans l’esprit, toutes les représentations ne sont pas connectées de manière égale et qu’elles sont mobiles à des degrés bien divers. Que, semblables aux couches de nuages haut ou bas dans l’atmosphère, elles flottent dans diverses directions, tantôt lentement, tantôt rapidement, tantôt vaporisant, que, justement pour cette raison, parmi les diverses masses de représentations, dans leur multiplicité, doivent se répéter en grande partie les mêmes relations. » De même, entre les nouvelles conceptions et celles plus anciennes qui sont reproduites, il y a cohésion. Il n’y a pas seulement une perception extérieure mais aussi une résonance interne entre les conceptions nouvelles et anciennes.

« Il est impossible de rechercher les activités supérieures de l’esprit suivant leurs vrais fondements et lois, tant qu’on ne connaît pas encore les activités inférieures qui leur sont analogues et dont elles dépendent. Quoique l’on suivra difficilement les considérations mathématiques jusque dans les domaines les plus élevés de la pensée et du vouloir raisonnables, néanmoins, elles sont tout à fait indispensables comme fondement de la connaissance de ces objets plus élevés, pour que (...) les trous de notre savoir ne soient pas remplis d’erreurs grossières et de vaines discordes entre parties qui ont toutes tort et qui finissent par nous dégoûter de la philosophie même.

« Il est non seulement possible, mais nécessaire, que la mathématique soit appliquée à la psychologie, dit Herbart, et la raison en est que, en un mot, on ne pourrait tout simplement pas parvenir autrement à ce qui est la véritable fin de toute spéculation, qui est la conviction. Cependant, la nécessité que nous empruntions enfin la voie de la ferme conviction devient de moins en moins urgente à mesure que s’accroît, jour après jour, le danger qu’en Allemagne, la philosophie se retrouve dans le même état qu’elle est depuis longtemps en France et en Angleterre. »

Là, Herbart fait de toute évidence référence aux « Lumières mécanistes » anglaises et françaises, aux empiristes et positivistes avec leur notion, relevant exclusivement du monde de l’expérience sensible, selon laquelle toutes les opinions se valent, ce qui anéantit la possibilité de suivre la trace de la vérité.

C’est en raison de cette énorme confusion, poursuit-il, que la plupart des philosophes allemands ne voient pas ce danger. « S’ils comprenaient la mathématique (qui englobe cependant bien plus que quelques éléments géométriques et des équations quadratiques), ils sauraient alors qu’un discours indéfini, où chacun donne son interprétation à toute notion, ne peut mener qu’à une division des opinions, qui croît tous les jours. »

C’est précisément cette situation qui caractérise aujourd’hui la politique en Allemagne, où il paraît impossible d’arriver à un consensus sur un sujet quelconque. Puisque toutes les opinions semblent être plus ou moins justifiées, la discorde se creuse. Quand tout est correct, tout est faux. On aurait du mal à trouver deux personnes qui soient d’accord sur un seul point.

Où réside donc la certitude des mathématiques ? demande Herbart. « Maintenant, je dois préciser la raison pour laquelle la mathématique porte non seulement en elle la certitude, mais la transmet aussi aux objets auxquels elle est appliquée. (...) Car il existe des preuves ! Sur le sol de la mathématique, il y a, à chaque pas, cent voies différentes ; et lorsqu’on trouve sur chacune d’elles, exactement la même chose, on est convaincu d’avoir trouvé la bonne solution. Un calcul sans contrôle est comme l’absence de calcul (...). Ce ne sont pas simplement les conclusions qui doivent se confirmer mutuellement, sans contrainte et sans le moindre soupçon de subreption, mais (...) l’expérience doit corroborer exactement, et pas superficiellement, le résultat de la spéculation. »

En conclusion, Herbart passe à nouveau en revue les catégories mentales qui, à son avis, sont mesurables :

« Je voudrais rappeler les grandeurs que la psychologie offre au calcul. Ce sont : la force de la représentation, le degré d’inhibition, l’intensité des connexions, la quantité des connexions, la longueur de la succession des représentations, l’irritabilité de celles-ci à divers points, le degré d’involution et d’évolution, l’entrelacement ou l’isolement - et comme c’est vrai pour tout mouvement mental, la vitesse de la modification des états changeants. »

L’homme, une créature d’idées

Dans toutes ces réflexions, il n’est jamais question du contenu, mais seulement de la légitimité avec laquelle la raison produit ces conceptions, et des règles du processus de pensée. Mais Herbart dit aussi que l’auto-observation est le premier fondement des études psychologiques. La capacité de l’esprit est en rapport avec le pouvoir, comme la possibilité l’est avec la réalité.

Prenons, dit-il, un aimant : on ne parle pas de la capacité (Fähigkeit) de cet aimant, mais de son pouvoir (Kraft), son pouvoir d’attirer le fer et de l’orienter vers le Nord. De la même manière, le pouvoir de représentation, la pensée et le jugement agissent comme des forces actives et ne sont pas seulement des capacités. Si notre raison n’était qu’une capacité, alors nous ne posséderions pas de « moi » réel. L’homme dort et se réveille. Et lorsqu’il est réveillé, des idées, des souvenirs, des notions s’activent en lui. On ne parle donc pas de la capacité de l’âme, mais de ses pouvoirs ou de ses facultés.

La question se pose de savoir pourquoi ces pouvoirs ne travaillent pas en même temps et avec une force égale ? La psychologie empirique n’y apporte pas de réponse, mais Herbart pense que ces pouvoirs doivent exister, sinon la psychologie ne serait pas une science. Plus nous avons de connaissances sur certains sujets et plus nos représentations portant sur ces sujets sont adéquates, plus nos capacités seront actives. Celui qui possède une forte faculté de représentation en mathématiques aura aussi de la mémoire et de l’entendement dans ce domaine. Cela vaut aussi pour la poésie comme pour les questions militaires.

Par conséquent, pour Herbart, si l’on dit que quelqu’un a beaucoup de savoir et de fantaisie, on doit se demander dans quel domaine - la musique, ou la comptabilité ? On peut se représenter un travailleur qui a un matériau dans la main. On peut aussi imaginer le même matériau dans la main d’un autre travailleur, ou la main vide du premier travailleur. Mais quelle est la relation du matériau mental à l’esprit ? Que se passe-t-il avec les couleurs, avec la douleur, s’il n’y a personne pour les sentir ? Herbart est d’avis que « la psychologie n’est pas une matière auto-subsistante, qui existe en dehors de l’esprit », ce n’est pas un matériau dans la main du travailleur. Ici, le matériel et le pouvoir ne font qu’un. L’âme n’a pas de capacité prédisposée à recevoir du matériel. Il n’y a pas de sensualité avant la perception sensorielle ; il y a des organes sensoriels, mais pas de perception. Et il n’y a pas de raison avant la notion. Ce sont les idées elles-mêmes qui travaillent comme un pouvoir en nous. Aucun homme ne possède plus de pouvoir mental qu’il n’a d’idées.

Les « Geistesmassen » de Riemann

Riemann reprend ces idées dans ses écrits sur la psychologie et la métaphysique, deux domaines dans lesquels il se considère comme un disciple d’Herbart. Dans ses Fragments philosophiques, Riemann écrit que « par chaque acte simple de pensée, quelque chose de durable et de substantiel entre dans notre esprit », et il appelle cette substance une Geistesmasse, ou « masse-cognitive ». Par conséquent, « toute pensée est le développement de nouvelles Geistesmassen ». Celles-ci apparaissent comme des représentations et, en raison de leurs états internes variables, elles manifestent des qualités différentes. Lorsqu’elles se forment, elles se fondent entre elles ou se replient les unes sur les autres, ou encore elles se connectent entre elles ainsi qu’avec les anciennes Geistesmassen, d’une manière déterminée avec précision.

Dans le passé, le caractère et la force de ces connexions n’étaient reconnus que partiellement par Herbart, poursuit Riemann, qui annonce son intention de compléter le concept dans l’essai en question. « L’esprit est une Geistesmasse compacte, multiplement connectée (...) et il croît de manière continue par l’ajout de nouvelles Geistesmassen. » Celles-ci sont impérissables et seule la force relative des connexions est modifiée par l’ajout de nouvelles Geistesmassen. Elles n’ont pas besoin de « support matériel pour poursuivre leur existence et n’exercent aucun effet durable sur le monde des apparences. De ce fait, elles ne sont liées à aucune portion de matière et n’occupent aucune position dans l’espace. Par contre, un support matériel est nécessaire pour toute entrée, génération et formation des nouvelles Geistesmassen et pour leur unification. Toute pensée a donc lieu dans un endroit défini. »

Ainsi, écrit Riemann, chaque nouvelle Geistesmasse fait résonner toutes celles qui lui sont apparentées, avec proportionnellement d’autant plus de force que la différence de qualité est moindre. Cette résonance ne se limite pas aux Geistesmassen apparentées, mais touche aussi celles qui lui sont connectées par des processus de pensée antérieurs. On a donc une interaction entre les Geistesmassen en formation simultanée, celles-ci résonnant directement avec les Geistesmassen créées antérieurement et, indirectement, avec toutes les autres, « bien qu’à un niveau d’activité moindre, compte tenu de la quantité moindre et de la distance supérieure de leurs connexions ». L’efficacité des anciennes Geistesmassen est exprimée simplement par leur reproduction, qui a lieu lorsqu’une Geistesmasse active s’efforce d’en reproduire une qui lui soit similaire.

Riemann propose ensuite d’appliquer ces lois du développement mental, « auxquelles nous conduit l’explication de notre propre perception interne pour expliquer ce que nous percevons comme étant la finalité sur la Terre, c’est-à-dire une explication de l’existence et du développement historique. »

Il poursuit : « Pour l’explication de notre vie mentale, il était nécessaire de supposer que les Geistesmassen qui ont été produites dans notre système nerveux subsistent comme partie de notre esprit, que leurs relations internes persistent sans altération et qu’elles ne sont sujettes à altération que dans la mesure où elles entrent en liaison avec d’autres Geistesmassen. Une conséquence directe de ces principes d’explication est que les esprits des êtres organiques (...) continuent à exister après leur mort. »

Je trouve remarquable que cet argument sur l’immortalité de l’âme ressemble beaucoup à l’idée que Nicolas de Cues avait développée plusieurs siècles auparavant ; il disait que les sciences sont créées par l’âme et lui doivent leur existence, si bien que sans l’âme, elles n’existeraient pas. Et comme les sciences - la musique, la géométrie, l’histoire, etc. - sont immortelles, ceci prouve l’immortalité de l’âme qui les a créées.

La discussion entre Herbart et Riemann sur la multiplicité du processus de pensée constitue un aspect crucial de l’argument selon lequel les lois du macrocosme, de l’univers au sens large, et celles du microcosme suivent exactement le même principe. C’est aussi là que se trouve la raison pour laquelle une idée immatérielle peut avoir un effet sur l’univers physique, car tous deux relèvent d’une même légitimité. Ceci correspond également au concept de monade de Leibniz.

Les Geistesmassen continuent à croître dès lors qu’elles sont créées, uniquement altérées par l’ajout de nouvelles Geistesmassen. C’est pour cette raison que Vernadsky est si confiant que la noosphère dominera toujours davantage la biosphère, parce que les Geistesmassen croissent toujours.

Pour Herbart, le génie n’est pas seulement comme une planète, il est une planète. Pensons maintenant à la conception du génie de Schiller et à son idéal pour l’humanité, qu’il appelait une « belle âme » ; c’est une personne pour qui liberté et nécessité, passion et devoir, ne font qu’un. Pour Schiller, seule une « belle âme » peut aussi être un génie. Et un génie est capable de changer les légitimités... de manière légitime. Un génie ajoute de nouvelles Geistesmassen au développement de l’univers dans la mesure où il crée de nouvelles hypothèses avérées. Or la création d’hypothèses n’est possible que grâce à la capacité de l’esprit à créer des métaphores qui, seules, peuvent accroître le pouvoir de l’esprit (Geisteskraft).

Nous avons évoqué l’idée selon laquelle il existe deux forces dans l’esprit : le pouvoir (Kraft) et l’inhibition (Hemmung). Qu’est-ce que l’inhibition, ou blocage ? En 1978, LaRouche a écrit un beau texte, intitulé « Pourquoi la poésie doit commencer à supplanter les mathématiques et la physique », où il aborde la question de l’inhibition interne à maîtriser les lois légitimes du préconscient. Le préconscient englobe le domaine des capacités et des activités mentales, qu’il faut rendre conscient afin de pouvoir donner un nom à une nouvelle métaphore. Là, l’esprit doit effectuer un saut et agir, en fait, comme un « transfini ». C’est ce qui permet la communication d’idées vraies entre êtres humains. Evoquant le moment où le préconscient est sur le point de devenir conscient, LaRouche l’a comparé à cette expérience qui nous fait dire : « Ah, je l’ai sur le bout de la langue ! ».

Rendre ainsi conscientes les pensées n’est possible, dit LaRouche, que si l’on se considère comme un individu historique. Ce n’est que lorsqu’on situe son identité au niveau du sublime qu’on est capable de penser de cette manière, rattachant sa propre identité aux principes universels qui ne sont pas du domaine de la perception sensorielle. Si, par contre, notre identité est orientée sur des principes hédonistes, matérialistes ou même particularistes, si l’on se considère comme un intérêt égoïste en compétition avec tous les autres, ce type de pensée sera impossible. Sans ce point de vue historique et mondial, on se fixe sur soi-même et ses perceptions, et ce faisant, on empêche, ou inhibe, son propre processus de pensée. Cela s’appelle aussi une névrose.

De l’importance des facultés émotionnelles

L’importance de la musique et de la poésie vient de ce qu’elles permettent aux processus préconscients de l’esprit de communiquer avec ceux d’un autre esprit, le but étant de rendre conscients ces processus préconscients. Schiller a traité de ce sujet, quoiqu’en termes légèrement différents, dans ses Lettres esthétiques. Se référant aux conséquences horribles de la Révolution française, il affirme que le développement des facultés émotionnelles (Empfindungvermögen) est la tâche la plus importante de son époque. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui. La condition morale déplorable dans laquelle se trouvent tant de gens est précisément due à l’insuffisance de formation des facultés émotionnelles. Ils sont totalement bloqués, spirituellement et émotionnellement.

Le développement des facultés émotionnelles est donc absolument et urgemment nécessaire pour développer le pouvoir de l’âme. Dans ses Lettres, Schiller dit que cela peut se faire grâce au grand art et au développement de l’instinct matériel et de l’instinct formel. L’instinct matériel nous permet d’absorber de plus grandes quantités de perceptions du monde matériel, et l’instinct formel nous permet de travailler, intellectuellement, ces perceptions. Mais poursuit Schiller, le propre de l’homme, ce qui le rend vraiment humain, c’est l’instinct du jeu. C’est lui qui nous permet de penser en termes de métaphores, de développer des hypothèses et, par conséquent, d’ajouter quelque chose de nouveau qui dépasse le monde de l’expérience sensorielle.

Il est intéressant de rencontrer aujourd’hui, dans la philosophie indienne, une notion selon laquelle, si l’Occident a des problèmes, c’est parce que la pensée s’y fonde uniquement sur le parvtti (l’action par rapport au monde matériel), ce qui correspond plus ou moins à l’instinct matériel de Schiller. Mais ce qui manque totalement est le nirvtti, le développement spirituel intérieur, que Schiller appelle l’Empfindungvermögen.

Comme l’Occident est effectivement dominé par l’empirisme et le matérialisme, on doit, malheureusement, donner raison aux critiques indiennes. Cependant, il nous reste aussi la tradition de Schiller, Cues, Leibniz et d’autres, et je suis convaincue que nous devons étudier intensivement ces questions afin de développer consciemment notre âme, accroître consciemment les Geistesmassen de notre esprit et éduquer nos émotions.


Notes

1. Cette expression, que nous traduisons par « lois de l’esprit » implique que l’esprit obéit à certains principes légitimes. (Retour au texte)

2. Toutes les citations de Herbart dans ce texte sont tirées de son discours « Sur la possibilité et la nécessité d’appliquer la mathématique à la psychologie », prononcé le 18 avril 1822 à la Société royale allemande. (Retour au texte)