Le dialogue polyphonique, modèle réduit de la société idéale

dimanche 27 octobre 2013, par Bruno Abrial

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Tout artiste doit avoir une conscience aiguë de son époque, de sa société. De même, il faut qu’il soit pleinement conscient de son rôle, qui est de faire entrevoir un idéal pas encore réalisé – un idéal en quelque sorte étranger à la culture établie. L’œuvre artistique a le pouvoir, si elle est bien composée et bien interprétée, de communiquer un sentiment si fort de cet idéal qu’il semble plus réel que la vie de tous les jours.

Statue de Bach à Leipzig

Nous vivons sans doute le moment de l’histoire le plus dangereux que l’humanité ait eu à traverser. Un simple regard sur l’actualité en donne la mesure : mise sous écoute orwellienne des citoyens américains et européens, climat d’affrontement entre milices trempant dans les idéologies des années trente, expropriation de l’épargne des citoyens, etc. Pourtant, la population continue comme si rien ne se passait. Dix ans après la guerre en Irak et ses mensonges, les mêmes arguments sont proférés à l’égard de la Syrie, et les Français ne semblent pas le réaliser. Sous l’impulsion des politiques d’austérité, la trame sociale et le tissu économique continuent de se détériorer. Alors, pourquoi les citoyens ne réagissent-ils pas face à la destruction de leur société ? Autrement dit, comment faire pour les sortir du bain tiède de leur quotidien et les élever à la hauteur de l’enjeu historique ?

Pour toute personne animée par l’intime volonté de ne pas se laisser happer dans la marche inconsciente de la masse vers l’abîme, et d’intervenir dans le processus politique afin de redonner un avenir à notre société ; pour ceux qui lisent régulièrement nos articles et se laissent gagner par l’enthousiasme des idées, des projets et du sens de bataille que nous essayons de communiquer, mais qui se rendent compte qu’il n’est pas si simple d’aller le communiquer à leur entourage : il est évident que l’on ne peut pas se contenter de fournir aux gens les bonnes « informations », car on se réduit bien vite à un sectateur répétant des formules vidées de leur substance. On ne dialogue pas avec un esprit en lui assénant des formules, aussi vraies soient-elles. Un véritable dialogue entre des esprits implique que la raison emprunte un chemin passant par le cœur, car on ne peut pas inspirer quelqu’un à l’aide d’un intellectualisme desséché : il ne sera touché qu’en présence de ce que le poète allemand Friedrich Schiller appelait une « belle âme », c’est-à-dire une personne capable d’accorder sa raison à ses émotions.

Comme la grenouille plongée dans une casserole d’eau en train de chauffer, et qui ne se rend pas compte qu’elle va finir par cuire, les citoyens baignent dans une culture par rapport à laquelle ils ne prennent que très rarement du recul. Cette « culture » est dominée par la puissante industrie du divertissement, qui offre généreusement au peuple « le pain et les jeux » modernes, c’est-à-dire la télé-réalité, les sports de masse, le cinéma des productions hollywoodiennes, les jeux vidéo violents, etc. Plus que de détourner l’attention des questions essentielles, elle entretient le pessimisme sur l’homme et le monde dans lequel il vit. L’image de l’homme qui est véhiculée est celle du libéralisme financier, c’est-à-dire un être défini par ses instincts bestiaux, de possession, à la recherche du plaisir ou du gain immédiat. L’artiste, dans ce contexte, se borne à flatter ou à frapper les sens, comme l’exprime Johnny Hallyday : «  J’envoie des sentiments dans la gueule des gens, dans leur cerveau, dans leur corps . »

Gustavo Dudamel.

Tout le monde s’accorde pour dire que l’art et la culture sont des dimensions essentielles de la vie humaine, mais sans jamais définir ce qu’ils doivent être, ni le rôle qu’ils doivent jouer dans la société.

Lors de son passage à Paris en mars 2013, le jeune chef d’orchestre vénézuélien Gustavo Dudamel – issu du programme El Sistema , c’est-à-dire hors du cursus conventionnel des conservatoires de musique – déclarait au journal Le Figaro  :

La culture américaine du divertissement fait parfois oublier le véritable but de la musique et de l’art en général. Nous ne sommes là ni pour divertir le public ni pour lui servir de caution intellectuelle. Nous sommes là pour émouvoir. Trop de musiciens ont tendance à l’oublier. Soit par habitude, soit par lassitude. (…) Je dis toujours à mes musiciens de ne pas se contenter d’atteindre le meilleur niveau technique et artistique, mais de penser l’orchestre de demain. A quoi sert d’être le meilleur musicien du monde si vous ne vous préoccupez pas de savoir qui viendra vous écouter ?

Tout artiste doit avoir une conscience aiguë de son époque, de sa société. De même, il faut qu’il soit pleinement conscient de son rôle, qui est de faire entrevoir un idéal pas encore réalisé – un idéal en quelque sorte étranger à la culture établie. L’œuvre artistique a le pouvoir, si elle est bien composée et bien interprétée, de communiquer un sentiment si fort de cet idéal qu’il semble plus réel que la vie de tous les jours. En ce sens, l’artiste doit être un éclaireur.

Le beau, nourriture des belles âmes

En faisant du porte-à-porte dans les barres d’immeuble des quartiers de Rennes, afin d’inviter les gens à notre réunion publique « Bach pour sortir de la crise », nous demandions aux habitants s’ils connaissaient un air de Bach. Il ne leur en venait quasiment jamais à l’esprit, mis à part un organiste qui connaissait, comme on pouvait s’y attendre, 120 pièces du compositeur allemand. Mais il serait bien réducteur de définir Bach par des notes, des mélodies, ou même de savantes architectures musicales, plutôt que par son intention de nous toucher par la beauté, au plus profond de notre être, là où sommeille le meilleur de nous-même, comme un germe qu’il cherche à nourrir et à développer. Un jour, suite à l’exécution de l’une de ses cantates, un de ses élèves vint lui dire : «   Maître, ta musique me donne l’impression que je ne pourrais accomplir aucune mauvaise action pendant au moins une semaine après l’avoir entendue.   » Les interprètes ou mélomanes qui font abstraction de cette intention éducatrice de Bach réduisent fatalement sa musique à une mécanique raide et décharnée, châtrée de sa substance, ou à un sensualisme arbitraire.

Le vieillard et l’enfant de Ghirlandaio.

A ce point-ci, il est nécessaire de préciser ce que nous concevons comme le « beau ». Tout d’abord, n’hésitons pas à rejeter la conception populaire qui en fait une question de goût : les goûts étant différents pour chaque personne, il faudrait alors qu’il existe plus de 7 milliards de définitions du beau, et potentiellement une infinité. En première approximation, puisque toute personne est touchée par la beauté d’un paysage, d’un animal, d’un bébé, ou encore d’une belle architecture, disons que le beau a une relation avec l’harmonie des formes. Mais il arrive si souvent que le mensonge ou la laideur revêtent un masque angélique, comme le Dorian Gray d’Oscar Wilde, ou comme les innombrables exemples dont notre société n’est pas avare, que nous ne pouvons nous satisfaire de cela. Le tableau de Ghirlandaio, « Le vieillard et l’enfant » , nous présente une conception supérieure de la beauté, celle d’un dialogue entre les générations, basé sur l’amour. Le visage disgracieux du vieillard, qui est certainement malade et proche de la mort, fait que le tableau nous touche davantage : il est comme un appui grâce auquel nous pouvons nous élever à cette idée plus haute et plus profonde du beau.

Gardons à l’esprit cette deuxième approximation et revenons à la musique. Bach concevait sa musique comme une conversation entre plusieurs voix ayant chacune leur propre personnalité (aussi bien pour la musique instrumentale que vocale). Ces voix sont comme des personnes dialoguant sur une scène de théâtre, et qui évoluent, à travers des tensions (ou disharmonies) et résolutions, vers une unité supérieure.

Mais essayons tout d’abord de nous faire une idée de ce qui a amené Bach à la vie.

Genèse d’un art nouveau

Jean-Sébastien Bach est né en 1685. Deux générations s’étaient succédé depuis la fin de la guerre de Trente Ans, qui avait ravagé l’Europe et en particulier l’Allemagne, où la population avait presque été réduite de moitié. La culture germanique restait intellectuellement et socialement arriérée. Il en était de même pour la vie artistique. La musique faisait toutefois exception, car elle était intimement liée à la religion chrétienne, qui représentait l’ultime recours des individus pour préserver la paix et la sécurité intérieure, au milieu des ravages extérieurs. En Thuringe, la région de la famille Bach, la musique était particulièrement florissante. Un historien local écrivait :

La musique est cultivée dans les églises et les écoles. Les Thuringiens savent, comme le proclamaient les anciens, que celui qui n’aime pas chanter ne possède ni l’équilibre de l’esprit, ni celui du corps.

A l’époque, les nombreux membres de la grande famille Bach se retrouvaient chaque année à l’occasion d’une grande réunion, dans laquelle les chants religieux se mêlaient aux plaisanteries, aux chants populaires et aux improvisations musicales, où l’on faisait «   en sorte que les parties improvisées forment un tout harmonieux, bien que les paroles de chaque partie eussent un contenu différent. »  [1] Ils nommaient cette sorte d’improvisation quodlibet . Ces évènements ont sans nul doute contribué à former le caractère et l’art de Jean-Sébastien.

Un simple regard sur sa vie nous fait balayer d’un revers de la main l’idée d’un génie irrationnel (comme les grands artistes sont si souvent dépeints de nos jours), qui aurait reçu un don malgré lui : chez lui, passion et travail ne font qu’un. Très jeune, Jean-Sébastien semble doté d’un immense appétit pour l’étude musicale. Son frère (qui l’avait pris en charge depuis la mort précoce de leurs deux parents) lui refusait l’accès à un recueil de partitions des plus grands compositeurs de toute l’Europe, l’enfermant dans une armoire dont il gardait la clé sur lui. Mais le jeune garçon pouvait passer ses petites mains à travers la grille de l’armoire et consulter l’ouvrage, sans toutefois pouvoir l’emporter avec lui. Ne disposant pas de chandelles, il lui fallut plusieurs mois pour recopier chaque partition une à une, car il devait attendre que la lune lui prodigue suffisamment de lumière. Quand on comprend que son frère mit très vite la main sur son manuscrit et le lui confisqua également, on commence à se faire une idée du caractère déterminé de Bach ! Il avait une immense curiosité pour les compositions des autres, curiosité qu’il garda jusqu’à la fin de sa vie. On l’imagine comme fasciné par chaque composition, par laquelle il avait accès non seulement à l’esprit du compositeur, mais également à la culture de son pays, à ses travers comme à ce qu’elle contenait de meilleur. Il a d’ailleurs composé de nombreuses œuvres pour différents pays, comme les suites françaises, les suites anglaises, etc.

En 1705, alors qu’il avait 20 ans et qu’il occupait le poste d’organiste de la ville d’Arnstad, il demanda une permission de quatre semaines. Il parcourut à pied les quatre cents kilomètres qui le séparaient de Lübeck, la ville où vivait Dietrich Buxtehude, l’un des plus grands compositeurs allemands de l’époque. Il y resta presque trois mois et revint transformé à Arnstad. Le consistoire de la ville, qui l’employait, en fut si troublé qu’il le pria de cesser ces nombreuses et étranges variations qu’il introduisait dans ses accompagnements, car en mêlant à la musique du cantique traditionnel des harmonies étranges, il semait la confusion dans l’esprit des fidèles :

Nous avons répondu que depuis ce voyage, il faisait d’étonnantes variations dans ses chorals, qu’il y mêlait des harmonies étrangères de sorte que la communauté en était confudiret . Il devrait à l’avenir, s’il voulait introduire un tonum peregrinum (moduler), maintenir celui-ci assez longtemps et ne pas passer trop vite à un autre, ni surtout, comme il en avait pris l’habitude, jouer un tonum contrarium (ton éloigné, dissonant). [2]

Le sombre vide des lumières musicales françaises

Deux ans après son voyage à Lübeck, Bach composa la cantate « Gott ist meine König » (Dieu est mon roi). Pour la première fois dans une cantate religieuse, il ne se contentait pas d’un simple accompagnement de la partie chorale : chaque partie instrumentale avait une place de premier rang. Cela suscita une véritable controverse, car le piétisme rigoureux ne laissait à la musique qu’une fonction secondaire dans le culte : elle était simplement chargée de soutenir le chant, de le servir, mais non de s’y substituer, et surtout pas d’y introduire des harmonies « modernes », qui ne pouvaient que distraire les fidèles de leur recueillement.

Mais cette controverse ne peut être comprise que dans un contexte plus large. A l’époque de Bach, les compositeurs français, comme Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Louis Marchand (1669-1732) et François Couperin (1668-1733), étaient admirés à travers toute l’Europe ; tous composaient directement ou indirectement pour la cour de Versailles. De nombreux princes-électeurs d’Allemagne vouaient à la cour française une admiration sans bornes et rêvaient de faire de leur cour un petit Versailles, notamment en la dotant de musiciens et de compositeurs de talent.

Deux histoires méritent ici d’être évoquées, car elles sont révélatrices de ce qui animait cette cour musicale française, à savoir l’absence de curiosité pour les œuvres des autres, et le fait de se préoccuper davantage de sa réputation ou de sa carrière que de l’art lui-même. Bach, dont la renommée rayonnait déjà au-delà de l’Allemagne, envoya de nombreuses lettres à François Couperin, qui ne daigna jamais lui répondre. On dit même que ces lettres servaient au compositeur pour recouvrir ses pots de confiture… En 1717, le Conseil de la ville de Dresde voulut profiter de la présence de Louis Marchand pour organiser entre lui et Bach ce qu’on appelait alors une joute musicale où, à tour de rôle, on improvise sur un thème donné par son adversaire, devant un public averti. Même si Marchand est inconnu de nos jours, il jouissait alors à travers toute l’Europe d’une immense réputation qui dépassait largement celle de Bach. Les deux acceptèrent, mais le jour même, Bach fut seul à se présenter. On envoya chercher le Français, mais ce dernier avait pris ses cliques et ses claques et quitté la ville au petit matin.

Voltaire recevant Frédéric II.

Les lumières françaises étaient partisanes de la conception newtonienne de Dieu et de l’homme [3] : Dieu étant parfait, il peut faire le bien autant que le mal, si bon lui chante. L’homme, misérable créature, doit rester à la place qui lui revient et se soumettre à la puissance de ce Dieu arbitraire et à son pouvoir terrestre, incarné par le pouvoir royal.

La correspondance entre Voltaire et Frédéric II (roi de Prusse), ce dernier étant tiraillé entre les lumières françaises et l’idéalisme « républicain » exprimé par les idées de Leibniz, est pleine d’enseignements :

(…) des éclairs au milieu d’une nuit profonde ; c’est tout ce qu’on peut espérer, je crois, de la métaphysique. Il n’y a pas d’apparence que les premiers principes des choses soient jamais bien connus. Les souris qui habitent quelques trous d’un bâtiment immense, ne savent ni si ce bâtiment est éternel, ni quel en est l’architecte, ni pourquoi cet architecte a bâti. Elles tâchent de conserver leur vie, de peupler leurs trous, et de fuir les animaux destructeurs qui les poursuivent. Nous sommes les souris ; et le divin architecte qui a bâti cet univers n’a pas encore, que je sache, dit son secret à aucun de nous. [4]

A quoi bon se fatiguer avec des questions inutiles ? Contentez-vous de ce qui est à votre portée, ce que vous pouvez toucher, sentir, etc. L’important, c’est de jouir, dans son trou ! Certes, il faut aimer son prochain, tous les dimanches matins ; mais à quoi bon s’user à être curieux des autres et de leurs œuvres ? Le cynisme hypocrite de Voltaire, qui avait ses parts dans le trafic d’esclaves noirs africains, était commun à toute une classe d’« intellectuels » dont l’esprit avait été corrompu par la cour et sa culture du mensonge et de l’apparat. Pour eux, la musique ne sert qu’à divertir les êtres insignifiants que nous sommes, et les questions métaphysiques n’ont rien à y faire... La musique française est faite de répétitions rythmiques et mélodiques sans changements. Elle est pleine de fioritures pompeuses et de maniérismes de cour, parfois si extrêmes (comme dans le cas de Louis Marchand) qu’on se sent presque gêné d’entrevoir si facilement la pauvreté voire le vide intérieurs. Prises individuellement, les différentes voix composant cette musique ne revêtent aucun caractère ni beauté particulière ; elles s’effacent et se fondent dans l’ensemble, reflétant ainsi une organisation oligarchique de la société, où la masse de bétail humain est entièrement soumise au bon plaisir des dieux de l’Olympe.

Conclusion

Comme Leibniz et Kepler avant lui, Bach pense que Dieu est un être d’une bonté infinie qui a placé l’homme au sommet, dans l’ordre de ses créations, en le dotant de la capacité de comprendre l’univers et ses lois. En effet, la souris ne se demandera jamais qui a bien pu construire le bâtiment ; mais la curiosité de l’homme le pousse naturellement à se demander, surtout s’il se trouve en présence d’une belle œuvre, qui a bien pu la bâtir et selon quels principes. La vague intuition qui naît alors dans notre esprit est d’autant plus nourrie et renforcée lorsque nous sentons que l’auteur est animé par une intention généreuse à notre égard, et le fait que cet auteur ait vécu il y a plusieurs siècles excite encore davantage notre volonté d’en découvrir le secret, comme si nous tenions la pierre de Rosette entre nos mains.

Les compositions de Bach, comme celles de Mozart, Beethoven, Schubert, etc., sollicitent en nous les processus mentaux liés à l’acte de création, ainsi que les émotions qui les accompagnent. Chaque être humain est doté de cette capacité mentale créatrice, et nous l’expérimentons naturellement dès la petite enfance, lors des premières découvertes que nous faisons sur le monde qui nous entoure, bien que cela ne soit alors pas raisonné. La culture du divertissement, en prenant l’individu par les émotions les plus basses (généralement liées à l’acte de destruction), l’empêche de devenir un adulte maîtrisant et exerçant pleinement ce don, et le maintient ainsi à un stade plus ou moins infantile de son développement. L’art classique, et en particulier la composition musicale classique, par le travail de l’esprit qu’il sollicite et le plaisir qu’il procure – notamment dans un processus social – éduque nos plus belles émotions en les élevant au niveau de notre raison. C’est pourquoi toute République ayant le souci de faire de ses enfants des citoyens souverains, devrait engager un grand programme donnant dès l’enfance accès à l’art classique et, comme le programme El Sistema du Venezuela, accorder une importance toute particulière à l’apprentissage d’un instrument au sein d’un orchestre. En Suisse, les citoyens viennent de plébisciter par référendum l’introduction dans la Constitution de l’apprentissage du chant et d’un instrument de musique à l’école…

« Le chœur est le modèle réduit de la société idéale » , comme le dit le philosophe Michel Serres, parce que l’individu qui y participe doit pouvoir distinguer sa propre voix, celle des autres, ainsi que la « voix » de l’ensemble, et parce que le dialogue entre ces voix constitue la trame vitale unifiant le Tout.

Coda

En écoutant une fugue de Bach, on remarque que des voix se détachent du flot apparent des notes. Au départ, une voix entre, puis une autre, jouant la même mélodie que la première, mais pas exactement. Qu’est-ce qui a changé ? La deuxième voix est plus aiguë, plus féminine. Une troisième voix entre, plus grave que la première. Serait-on en présence d’une basse et d’un ténor ? Plus loin, après un dialogue s’éloignant du thème de départ, une des voix introduit à nouveau le thème, mais différent. Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce le thème lui-même ? Est-ce l’ensemble ? En même temps, la tension semble avoir grandi... Puis le thème revient dans ce qui semble être le final. Il ressemble beaucoup à celui du début, mais en même temps il est comme transfiguré : les trois voix, qui étaient entrées individuellement au début la fugue, sont maintenant unies. Enfin, la dernière note s’éteint. Silence.

Une question se pose alors : où se situe la scène qui vient de se dérouler ?


[1Vie de Johann-Sebastian Bach, de Johann-Nokolas Forkel, publié en 1802 (éditions Flammarion), p. 55.

[2Lettre du consistoire d’Arnstad.

[3Voir les correspondances Leibniz-Clarke (Clarke étant une marionnette de Newton), qui mettent en lumière cette controverse, autour des notions de l’espace et du temps, du libre-arbitre et de Dieu.

[4En mai 1747, Bach se présente à la cour de Frédéric II. Le roi lui donne un thème en lui demandant d’improviser dessus ; Bach crée alors une fugue à trois voix. A travers cette intervention, il réfute (comme Leibniz auparavant) la conception d’un univers fixe et d’un esprit humain réduit à une tabula rasa. Quelques mois plus tard, Bach publiait L’offrande musicale, à partir du « thème royal », une de ses œuvres majeures.