Bach et Leibniz : fugues et créativité

lundi 11 octobre 2010, par Christine Bierre

Présentation de Christine Bierre lors de l’Université de printemps de Solidarité & Progrès à Auxerre, le 29-30 avril 2000. Elle fut précédée d’une intervention sur « La culture de la débâcle », et d’un exposé sur la « Renaissance culturelle allemande de Moses Mendelssohn et de Lessing au XVIIIe siècle ».

Les deux présentations précédentes ont montré toutes les limites de la culture française, dominée depuis le XVIe siècle par une culture de cour, par rapport à cette culture universelle qui s’est développée en Allemagne aux XVIIIe et XIXe siècles, autour de Moses Mendelssohn et de Lessing, et que nous souhaiterions voir se développer aujourd’hui en France, et dans le reste du monde.

Je vais continuer à mon tour en opposant la méthode de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) à celle de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), le « grand » musicien français des XVIIe-XVIIIe siècles.

Ce type d’exercice pose toujours un problème très délicat. Tous les peuples s’identifient naturellement à leur culture ; c’est là que se nourrit sa vie émotionnelle. La sensibilité nationale est donc toujours blessée quand on critique sa culture et plutôt que de voir quelles sont les causes de sa faiblesse et comment on peut les surmonter, beaucoup préfèrent s’enfermer dans une réaction étroite, un peu chauvine.

Nous sommes de ceux qui pensent que ces limites peuvent être surmontées. Tout comme l’Allemagne, la France a eu aussi ses grandes périodes de renaissance culturelle, notamment celle qui va de la construction des cathédrales jusqu’à la Renaissance européenne.

Sans les musiciens qui, à Chartres et Notre-Dame — dans les écoles des cathédrales — ont conçu le système de notation musicale, tout développement ultérieur de la polyphonie aurait été impossible. Sans les Pérotin (1160-1230) et les Léonin (1150-1210) qui ont créé les premières œuvres polyphoniques dans ces cathédrales, il n’y aurait pas eu l’essor magnifique de tous ces polyphonistes franco-flamands qui jusqu’à la Renaissance ont créé de véritables cathédrales musicales où ils faisaient parfois dialoguer entre elles jusqu’à trente deux voix !

Cette renaissance culturelle française s’est étendue à tous les domaines artistiques : l’architecture, la peinture, l’enluminure, l’art des vitraux et aussi, la littérature. C’était une époque où, même s’il y avait un art courtisan, hédoniste comme il y a eu dans toutes les périodes, le lien essentiel entre beauté spirituelle et beauté esthétique, entre les fins nobles qui doivent être celles de l’art et les moyens techniques adoptés pour y parvenir, n’avaient pas été brisés.

Si la France a donc raté la renaissance culturelle des XVIII et XIX siècles, si sa culture s’en trouve totalement appauvrie à cause de cela, tout comme celle de la plupart des pays du monde pour d’autres raisons, il n’y a pas de raisons génétiques à cela ! Ceci peut changer.

Les raisons de cet état de fait sont surtout historiques. Elles ont à voir avec les limites, avec l’incapacité des hommes à se lever et à lutter contre des périodes de décadence à certains moments de l’histoire. De même, en Allemagne, la renaissance culturelle des XVIIIe et XIXe a été le résultat d’actes délibérés de certaines figures historiques — de Leibniz et de Bach, de Lessing, de Moses Mendelssohn et de Friedrich Schiller. Sans l’intervention de ces hommes, aucune Renaissance n’aurait eu lieu. Ceci nous montre clairement quelle est notre responsabilité pour changer la situation aujourd’hui.

Jean-Sébastien Bach à l’opposé de l’école française

Le thème de ma présentation d’aujourd’hui est Bach : fugues et créativité. Je voudrais vous enthousiasmer avec Bach, vous faire voir la supériorité de sa musique par rapport à celle de l’école mélodique/harmonique que la France a choisie depuis la fin de la Renaissance, contre sa propre tradition polyphonique antérieure.

L’école française, depuis la fin de la Renaissance, privilégie soit la musique de cour, une culture de pur divertissement, soit, dans la période récente, une musique froide, pure construction intellectuelle sur fond d’une âme qui s’est détournée, depuis belle lurette, de belles choses de l’esprit.

Quelques « grands » noms de la musique française (de haut en bas) Jean-Philippe Rameau, Claude Debussy, Pierre Boulèz.

La musique de Jean-Philippe Rameau qui était le contemporain de Bach, est une musique de cour, conçue pour passer agréablement le temps. Les sonorités ne sont pas désagréables à l’oreille. La musique de Debussy et de Ravel est une musique impressionniste, entièrement destinée elle aussi à produire des sensations agréables à l’oreille.

Wilhelm Furtwängler (1886-1954)
Chef d’orchestre allemand.

C’est une musique faite d’une suite d’états d’âme, aurait dit le grand chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler (1886-1954). Avec eux, on n’est pas encore au stade ultime de la décadence atteint par Pierre Boulez qui fait partie d’une école pour qui plus une musique produit de l’angoisse, mieux c’est !

Ces musiciens n’arrivent pas à la cheville d’un Bach. D’abord intellectuellement, parce qu’à force de cultiver les plaisirs faciles, on fini par vouloir se mettre à quatre pattes et à ne plus pouvoir faire appel à ce qui nous distingue absolument des bêtes : nos pouvoirs créateurs. Une vie dédiée aux plaisirs de ce genre détruit la capacité de concentration et la possibilité de se hisser là où Raison et Émotion atteignent leur plus haut niveau.

Emotionnellement, la musique de ces auteurs est aussi incomparablement plus pauvre que celle de Bach. Comment comparer ce qui n’est qu’agréable à l’oreille avec cette émotion profonde qui nous émeut quand on a accompli un travail réellement créateur ? C’est une émotion toute intérieure qui nous rend souverains sur nous mêmes et nous fait rayonner à l’extérieur.

Évidemment, rien dans la société actuelle ne nous pousse à vouloir une musique autre que celle qui vise à produire un effet sensuel instantané. Tout, au contraire, nous pousse à la recherche d’un plaisir immédiat obtenu avec le moindre travail. « Désormais on va devoir retourner au travail » se sont écriés les boursicoteurs aux États-Unis après avoir perdu une partie de leur fortune dans les chutes récentes du Nasdaq à Wall Street ! La musique, les films, toutes les formes de divertissement poussent aujourd’hui au plaisir immédiat.

Ce ne sera donc pas nécessairement facile pour nos concitoyens, ou même pour les personnes qui sont aujourd’hui dans cette salle, de se passionner tout de suite, et de comprendre toute la supériorité de la musique de Bach.

Nous nous trouvons en fait actuellement dans une situation similaire à celle que Wilhelm Furtwängler dénonce dans l’un de ses écrits en parlant de toute la difficulté qu’ont les interprètes de son époque — c’est à dire du XXe siècle — à reproduire correctement la musique de grands auteurs classiques de l’école de Bach : Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms [1]. Ils préfèrent Puccini à Bach, dit-il, parce qu’ils ont l’impression qu’ils peuvent mettre plus de sentiments dans ce type d’auteur romantique. Mais ceci est totalement faux ; c’est seulement que le sentiment chez un Puccini est tout extérieur alors que chez Bach il faut le chercher « dans les plis de son cœur ». Le problème, dit Furtwängler, est que depuis Wagner et Liszt, les musiciens se sont mis à vouloir produire « des effets sans cause », des effets immédiats, au détriment de l’idée musicale. Ceci donne, dit-il, une musique de plus en plus « saccadée », de plus en plus « primitive ».

Contraints à jouer cette musique, les interprètes deviennent de plus en plus incapables de reproduire la grande musique classique où « les nerfs, les sens, l’âme, la Raison, ont part égale. (...) Concevoir une musique dans sa cohérence supérieure — c’est à dire, accorder mouvement de l’âme et équilibre architectural — voilà ce dont le musicien aujourd’hui (...) se montre incapable, et même rarement désireux ». « C’est pourquoi il y a les musiques où il se sent lui-même, et les autres vis à vis desquelles il est extérieur et qu’il reproduit sans qu’elles le touchent émotionnellement ».

Voilà le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui dans cette salle, un problème plus grave même que celui décrit par Furtwängler puisque ici nous avons tous été bombardés, pendant des années, par la culture et la musique particulièrement violentes de cette période historique.

Avant de rentrer dans Bach écoutons tout de suite quelques extraits de la musique de Jean-Philippe Rameau (1683 - 1764), Claude Debussy (1862-1918) et de Pierre Boulèz (1925), pour avoir déjà en tête ce que nous ne voulons pas comme musique.

Jean-Philippe Rameau : La Livri

Claude Debussy, Sonnet à l’après midi d’un faune

Pierre Boulèz, Polyphonie X

Passons maintenant à Bach. Écoutons tout de suite aussi, pour rentrer dans l’ambiance, le premier morceau de l’Art de la Fugue, la dernière œuvre composée par Bach et sans doute l’un des ses plus grands chefs-d’œuvre.

Jean-Sébastien Bach : Première fugue à quatre voix de l’Art de la Fugue

Cette musique nous fait toujours l’impression d’une cathédrale sonore qui voyage à travers le temps et qui malgré la différence des époques, va directement à nos intellects et à nos émotions. Qu’est-ce qui fait la différence entre Bach et d’autres musiciens ? Qu’est-ce qui rend Bach si spécial ?

Tout d’abord son caractère : un homme tout dédié à son travail de création musicale, extrêmement rigoureux et exigeant, mais pas du tout austère, comme il est dépeint quelquefois.

Jean-Sébastien Bach (à gauche) avec trois de ses fils.

Bach appréciait aussi la bonne table, le bon vin et a été bon père de famille pour un premier mariage dont il a eu sept enfants, et un deuxième, avec Anna Magdalena, dont il a eu 13 enfants ! Sans ce type de caractère, sans ce type de bonté naturelle, impossible d’accomplir de très grandes choses, car il faut pour cela avoir d’abord le cœur orienté vers le bien des autres.

Beaucoup pensent, en France ou ailleurs, que la clé de la réussite est d’avoir beaucoup de connaissances. Ah ! Si je pouvais avoir autant de connaissances que Lyndon LaRouche ou que Jacques Cheminade, ou d’autres, là je pourrais vraiment faire de grandes choses, entend-on dire quelquefois parmi nos adhérents ou sympathisants. Il ne s’agit pas d’une question de connaissances en tant que telle ; c’est d’abord une question d’inclination de l’âme. Si vous regardez de près la vie des hommes qui ont contribué les plus belles choses à l’histoire de l’humanité, ou de ceux qui aujourd’hui tentent de le faire, vous verrez d’abord une profondeur d’âme qui vient d’un refus de se laisser enfermer dans ce qui est petit et médiocre ; vous verrez une passion mise au service du progrès des autres.

Bach était de ces artistes dont Furtwängler disait qu’ils « transforment un public en vraie communauté » (...) en créant, « des œuvres qui sachent empoigner l’individu, non pas en tant qu’individu isolé, mais comme faisant partie d’un peuple, comme faisant parti de l’humanité, comme créature habitée par une étincelle divine. C’est seulement grâce à de telles œuvres qu’un public prend pleine conscience des forces latentes qu’il porte en lui, et ce n’est que de ces œuvres-là qu’au plus profond d’eux-mêmes les hommes ont vraiment besoin. » [2]

Pour ce qui est de sa méthode de composition, au-delà de toutes les belles œuvres qu’il composa, là où Bach est extraordinaire, là où il accomplit les plus grandes choses c’est dans son travail de contrapuntiste. D’ailleurs les dernières trente années de sa vie, il les a consacré à ce type d’ œuvre.

Le contrepoint, pour les non-initiés, est la forme de composition où plusieurs voix mélodiques distinctes, avançant en même temps et, se chevauchant, produisent une idée musicale qui n’est pas écrite dans la partition, mais que l’auditeur découvre au fur et à mesure du déroulement de l’œuvre. Typiques du contrepoint, sont les canons et les fugues.

Du point de vue du compositeur, cette façon de composer comporte les difficultés les plus grandes. Car, au moment de composer ces lignes mélodiques distinctes, il doit déjà avoir en tête la voix mélodique non écrite qu’elles permettront d’engendrer et que l’auditeur découvrira, grâce à ses oreilles et surtout à sa pensée. Chaque fois que ces mélodies se chevauchent, des transformations essentielles se produisent dont l’auteur doit tenir compte à l’avance. Il doit donc avoir l’ensemble de l’idée musicale et de ses transformations en tête, avant de commencer à la construire. Les notes, la musique, ne sont donc que le support sonore qui permet à l’idée qui les transcende de s’exprimer.

Cette méthode de composition est à l’opposée de celle préconisée par Jean Philippe Rameau considéré comme le père fondateur de l’école harmonique de la musique. Contrairement à Bach qui écrivait sa musique de façon « horizontale », c’est à dire chaque voix qui rentre chassant celle qui était déjà là, Jean Philippe Rameau concevait sa musique comme étant totalement verticale, fondée sur ce qu’on appelle les accords pleins. Ces accords sont les sons produits en faisant sonner ensemble les notes fondamentales d’une gamme. Dans toute gamme, il y a certains sons qui lui donnent sa couleur caractéristique : do-mi-sol, dans la gamme de do majeur, etc.

Supériorité du contrepoint de Bach sur l’harmonie de Rameau

Rameau est à l’origine d’une conception harmonique de la musique qu’il a codifiée dans un Traité de l’harmonie. En fait, Rameau n’a rien inventé. Il a tout pris à René Descartes (1596-1650). Ce qui donne naissance aux accords, dit-il, sont les harmoniques naturels des notes.

Johann Nikolaus Forkel
Musicologue allemand qui a connu deux fils de Bach et dont l’analyse de la méthode de composition de Bach va au cœur de la musique de ce grand compositeur.

Chaque son est composé d’une série de sons, et quand on frappe un son sur le clavier d’un piano ou sur un autre instrument, on peut entendre si on tend l’oreille, de très faibles résonances où l’on distingue d’abord la note fondamentale, puis tous les autres sons qui la composent. C’est la connaissance de ces harmoniques naturelles qui permettent ensuite de composer des accords.

L’harmonie est, pour Rameau, la partie essentielle de la musique et c’est d’elle qu’on doit tirer la mélodie. Pour Bach, c’est tout le contraire. Non pas qu’il faille bannir l’harmonie, mais elle doit être subordonnée au travail du contrepoint, car c’est ce travail qui force l’attention sur la question de la créativité humaine. Le contrepoint est, dans le travail musical, ce qui s’approche le plus de ce qu’est la créativité dans la pensée. Sur cette même question Beethoven disait « l’union parfaite des voix, empêche, somme toute, le progrès de l’une vers l’autre » !

Les accords pleins sont aussi utiles à la très grande musique. Bach a harmonisé plus de 250 chorales d’église. Il y a des moments dans toute œuvre où l’utilisation d’accords pleins s’impose. Dans la musique vocale sacrée, c’est toujours par des accords pleins qu’on interpelle Dieu. C’est par des accords pleins qu’on conclu souvent les œuvres ou qu’on ponctue un passage.

Le contrepoint était tout à fait délibéré chez Bach. Lisons ce qu’en dit Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), un musicologue allemand qui a connu deux fils de Bach, Carl Philipp Emanuel (1714-1788) et Wilhelm Friedemann (1710-1784) et qui a écrit une biographie très belle et très compétente sur la méthode de composition de Bach.

Tant que le langage musical ne comprend que des tournures mélodiques ou une succession de sons, on peut le qualifier de pauvreté. Si l’on y ajoute des notes de basse qui les mettent en relation plus évidente avec les tonalités et les accords (Rameau, ndlr), il gagne non pas tant en richesse qu’en précision. Nos ancêtres nommaient à juste titre “ homophonie ”, une mélodie accompagnée de cette sorte, si elle comportait, outre les notes de basse, des accords pleins obtenus par une voix intermédiaire. Il en est autrement, si deux mélodies se fondent l’une avec l’autre, comme dans une conversation entre deux personnes de même rang et de même culture. Dans le premier cas, l’accompagnement est secondaire car il n’a à servir que la voix principale, plus noble. Dans le second cas, il n’existe plus de différence et l’union des deux mélodies donne naissance à de nouvelles combinaisons sonores, entraînant donc une plus grande richesse de l’expression artistique. Plus on ajoute des voix combinées de la même manière, libres et indépendantes, plus on agrandit la richesse d’expression, cette richesse deviendra même inépuisable si finalement on y ajoute encore des rythmes, indéfiniment variables.

Les canons et les fugues : nécessité et liberté

J’aimerais bien qu’on apprécie toute la difficulté de cette méthode contrapuntique, mais en même temps toute la liberté et tout le divertissement que Bach retire en travaillant de cette façon, en regardant les canons de Bach.

Le canon est la forme la plus contraignante possible en musique. Elle exige d’abord une idée musicale. Ensuite on doit être en mesure de contra-poser cette idée à elle-même à différents moments du morceau. Et enfin, ont doit pouvoir revenir au début et recommencer éternellement. En pensant à ces contraintes, on se demande, comment il est possible de créer autre chose que des canons comme Frère Jacques qui sont finalement assez ennuyeux en fin de compte.

Les canons de l’Offrande musicale de Bach vous montreront comment ce langage contraignant est celui qui permet le mieux pourtant d’expliquer ce qu’est réellement la liberté. Aujourd’hui liberté signifie « faire ce qu’on a envie de faire, envers et contre tous ». Ce problème du canon pose la question de la liberté sous une toute autre lumière : la liberté n’est pas le droit à faire ce qu’on a envie de faire en tant que tel ; c’est la possibilité de trouver des solutions créatrices à des contraintes, des problèmes donnés. Le canon permet de résoudre le difficile problème philosophique du paradoxe de la liberté et nécessité.

L’Offrande musicale

L’Offrande musicale est l’avant-dernière œuvre composée par Bach. Comme l’Art de la fugue, elle est aussi totalement contrapuntique. Elle a été composée autour d’un thème que Frédéric II de Prusse, musicien lui-même, avait offert à Bach. Dans les canons que nous allons entendre, le thème royal est présenté par une voix, et deux voix en canon entre-elles évoluent en même temps que ce thème.

D’abord écoutez le thème royal. Chantez-le, même.

Thème royal de l’Offrande musicale

Partition

Maintenant, je vais vous faire entendre un premier canon et j’aimerais que vous localisiez d’abord ce thème. C’est le Canon perpetuus Super thema regium. D’abord on entend le thème joué par un violoncelle. Puis, entre la première des deux voix qui évoluent en canon, à une mesure de différence. La première a entrer est jouée par une flute, la deuxième, par un clavecin.

Canon perpetuus Superthema de l’Offrande musicale extrait

Partition

Écoutons maintenant un autre canon de l’Offrande, un canon dit à 2 violons, à l’unisson. Le thème royal apparaît le premier, joué par un violoncelle. Immédiatement on entend le premier violon, en canon avec le deuxième qui entre une mesure plus tard.

Canon à deux violons à l’unisson de l’Offrande musicale

Partition

Les Fugues

Nous arrivons maintenant à la partie la plus intéressante et la plus difficile pour les néophytes : les fugues.

D’abord, qu’est-ce qu’une fugue ? Comme le canon, c’est une forme musicale très contraignante. Il y a des fugues à deux, trois, quatre ou six voix. Une voix présente d’abord le sujet ou thème. Une deuxième lui répond en présentant le même thème mais à une hauteur plus aiguë de cinq sons (à la dominante ou à la quinte, comme disent les musiciens). Quelques fois la deuxième voix peut répondre par une voix plus grave de quatre sons (une quarte), Lorsque la fugue est à quatre voix, la troisième voix reprend le thème initial et la quatrième lui répond.

A la suite du sujet, il y a ce qu’on appelle le contre-sujet. Lorsque la deuxième voix reprend le thème, la première développe le contre-sujet qui sera en contrepoint avec le thème tout le long de l’œuvre. Selon les règles de la fugue, le sujet et le contre-sujet doivent être d’abord exposés par les quatre voix, l’une à la suite de l’autre. Vient ensuite un développement, puis une ré-exposition du sujet par les quatre voix.

Ce qui est très caractéristique des fugues de Bach est la très grande indépendance de chaque voix. J. Nikolaus Forkel les décrivaient ainsi : « un thème empreint de caractère, donnant naissance à une mélodie du début jusqu’à la fin, un chant indépendant dans chacune des parties, un accord entre elles et non pas un simple accompagnement, lui aussi du début à la fin, une élocution libre, légère et coulante, une grande richesse de modulations liée à une pureté irréprochable, le refus de toute note stéréotypée, étrangère au contexte, l’unité et la diversité du style, du rythme et de la mesure ; enfin, une vie animant le tout, de sorte que l’auditeur ou l’interprète puisse croire que toutes les notes sont transformées en esprits ». Cette dernière idée sera aussi très importante pour la suite de mon exposé.

L’autre chose qui est très caractéristique des fugues de Bach est leur mono-thématisme. Bach prend comme point de départ un thème simple mais riche en possibilités et à partir de ce thème, il va engendrer, par une succession de variations, l’ensemble du morceau. Dans l’Art de la fugue, les dix-neuf ou vingt fugues qui composent l’œuvre vont, des plus simples aux plus complexes.

L’écriture de telles fugues mono-thématiques a été rendue possible par un progrès technique important. Peu avant que Bach ne commence à composer, les accordeurs avaient commencé à accorder leurs instruments selon le système qu’on appelle « bien tempéré ». Je n’ai pas le temps de vous expliquer ce que cela veut dire. Il suffit de dire que jusqu’alors on accordait les instruments selon la gamme naturelle, c’est à dire en divisant la corde par nombres entiers. Cette division ne permet pas cependant de diviser la corde parfaitement : il reste toujours ce qu’on appelle un comma. Sur une octave, ce comma ne se remarque pas, mais lorsqu’on aligne plusieurs octaves à la suite les unes des autres comme dans un piano, les commas s’additionnant, les désaccords deviennent de plus en plus importants au fur et à mesure qu’on s’éloigne de l’octave initiale. Avec un tel système d’accord, il était donc impossible de créer une musique qui partant d’un seul thème simple se développerait, par des variations constantes, à travers une série d’octaves. La division logarithmique de la corde la divisant exactement en 12 demi-tons a permis de résoudre ce problème. Ceci a créé la possibilité d’utiliser toutes les tonalités majeures et mineures de la gamme, ainsi que de s’étendre sur tout le clavier.

Mais au-delà de ces questions techniques, il est intéressant d’examiner ce mono-thématisme de Bach à la lumière des conceptions philosophiques de l’autre géant allemand de cette période : Gottfried Wilhelm Leibniz (1648-1716). D’abord parce que Leibniz qui était une quarantaine d’années plus âgé que Bach, était très connu dans toute l’Allemagne et aussi à Leipzig où Bach résidait. A Leipzig vivait également, Johann-Christoph Wolff (1683-1739) considéré comme le disciple le plus important de Leibniz. Bach était profondément religieux et il appréciait fort la lecture des ouvrages de théologie. Il est donc fort probable qu’il a eu accès aux idées du grand savant allemand.

La Monadologie

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)
De tous les écrits de Leibniz, c’est La Monadologie qui est le plus évocateur de la méthode de composition de Bach.

De tous les écrits de Gottfried Leibniz, le plus évocateur de la façon dont Bach multiplie ces thèmes à partir d’un premier thème « absolument » simple, est La Monadologie. Dans ce court essaie, rédigé en français à la fin de sa vie, Leibniz tente, de la façon la plus condensée possible, d’atteindre l’essence même de tout ce qui compose l’univers. La Monadologie est un condensé de toutes ses conceptions philosophiques.

Je vais essayer de vous expliquer les grandes lignes de ce texte. Au départ, cela va vous paraître totalement abstrait, mais essayez de suivre. Vous verrez par la suite que c’est un texte extrêmement formateur. Il vous permettra de vous forger, par la suite, un meilleur jugement sur toutes les choses.

Allant contre les courants empiristes pour qui la nature est faite d’objets que l’on ne peut saisir qu’avec les sens, Leibniz développe l’idée qu’au contraire, ce qui est essentiel à l’univers est de nature cognitive.

Là où pour les empiristes, le monde se construit à partir d’atomes durs de matière qui composent tout ce qui est, pour Leibniz, les véritables atomes de l’univers, les monades, sont des substances simples sans extension et indivisibles. Ces entités intellectives, qu’il définit comme des « unités véritables » constituent l’essence de toutes les choses. Mais, contrairement à René Descartes pour qui l’essence de l’être humain est une pensée abstraite et inerte – son « je pense, donc, je suis » — pour Leibniz, les monades sont actives et animent tout ce qui est depuis l’inorganique jusqu’à la raison des êtres humains.

Leibniz fourni un exemple concret de ce qu’il veut dire. Imaginons qu’on veuille comprendre, par les sens, empiriquement, ce qu’est la perception. Nous pourrions essayer, dit-il, de construire une machine géante dont la structure ferait sentir, penser et avoir de la perception. Mais si on rentrait ensuite à l’intérieur de cette machine pour tenter de comprendre ce qu’est la perception : « on ne trouverait en la visitant, dit Leibniz, que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception ». On peut dire la même chose de tout ce qui est : l’essence de la pierre, ce qui définit sa nature et son fonctionnement n’est pas quelque chose qu’on puisse percevoir avec nos sens, pas moins que l’essence de l’atome, de la cellule, de la plante, ou de l’âme humaine.

Pourtant, ce sont ces essences, ces monades, qui animent l’univers à tous les niveaux. Associées à des corps, elles constituent tout ce qui est. Il y a d’abord les monades tout à fait simples qui animent l’inorganique qui autrement ne serait qu’un agrégat de matières, sans perception ; il y a ensuite celles qui ont une âme ainsi que de la perception et que l’on nomme « animales » ; il y a enfin celles qui ont un esprit, de la perception et de la conscience, qu’on appelle êtres humains.

Ces monades ont une autre particularité importante, elles sont animées d’une « force primitive » - leur nature propre - qui les pousse à se transformer si rien ne vient à l’empêcher et, elles changent au moyen d’une action intérieure et non en vertu de quelque force extérieure. Donc, voici quelque chose qui est de nature totalement simple, intellective, et qui d’elle-même, se transforme et se change.

Le monde étant plein, tout changement d’une monade entraîne des changements à travers tout l’univers. Leibniz nous décrit cet univers comme étant organisé harmoniquement, de telle sorte que comme dans un plan projectif, les mêmes rapports sont projetés partout. Du fait de cette organisation, une partie microscopique reflète tout autant l’univers entier, qu’une partie macroscopique. Comme dans un tout organique, la partie la plus petite et simple de l’Univers reflète les mêmes lois qui régissent le tout. Cet univers connaît à tous les niveaux une transformation constante.

Ces monades, entités intellectives, décrivent aussi très bien la façon dont fonctionne la pensée lorsqu’elle crée. C’est de lui même, comme en se retournant sur lui-même, que notre esprit engendre une nouvelle idée. L’acte de création est unique et l’idée apparaît au départ comme absolument simple, avant d’éclore dans tout son éclat, puisant pour ce faire dans sa propre force intérieure.

Tous les jours, pour autant que nous n’ayons pas une existence totalement monotone, notre esprit engendre de nouvelles idées de cette façon. Qu’est-ce qui distinguent cependant les bonnes idées, des idées réellement créatrices ? Les dernières correspondent à de véritables sauts qualitatifs dans la connaissance humaine. Les idées créatrices sont celles qui viennent résoudre des paradoxes nécessitant pour leur solution une révolution dans les axiomes de base de la connaissance. Les découvertes scientifiques majeures sont de cette nature. La découverte de nombres irrationnels incluant en leur sein tous les nombres, entiers et irrationnels, a constitué, par exemple, une telle révolution axiomatique par rapport à une situation précédente où l’on ne connaissait pas les nombres irrationnels. Idem pour les arts : il n’y a pas de chef-d’œuvre où le créateur n’ait pas créé dès le départ des paradoxes qu’il devra résoudre dans son œuvre, par une nouvelle idée, transcendante par rapport à la précédente.

Le mono-thématisme de Bach

Revenons maintenant à la musique de Bach, aux fugues en particulier, et voyons en quoi elles reflètent une telle vision des choses.

Selon les différentes éditions qui nous ont été léguées par les fils de Bach ou que l’on a retrouvé par ailleurs, et selon ce que les experts veulent bien considérer comme appartenant à cette œuvre, l’Art de la fugue compte 19 à 21 fugues. L’œuvre est construite à partir d’un thème unique et des contresujets souvent pris des thèmes ou de leurs développements.

Comme la monade de Leibniz, ce thème se développe en puisant ses forces à l’intérieur de lui-même. Partant des fugues les plus simples, ce thème va se développant au fur et à mesure de façon de plus en plus complexe.

Pour conduire ce processus de transformation Bach se sert des tous les moyens que la musique met à la disposition du compositeur :

  1. des variations mélodiques parmi lesquelles, par exemple, l’inversion du thème qui peut être joué à rebours ou inversé ;
  2. des variations rythmiques, parmi lesquelles celles qui consistent à allonger le thème, ou, au contraire, à le raccourcir ;
  3. des variations dans l’harmonie.

Je vais essayer de vous indiquer certaines de ces transformations en vous faisant écouter quelques extraits de l’Art de la fugue.

L’œuvre progresse par des groupes de difficultés selon un ordre spécifique de composition.

Vous avez d’abord un groupe de quatre fugues simples, suivi de trois fugues dites strette ou contre-fugues, puis quatre double fugues, quatre fugues miroirs, quatre fugues canoniques, le tout concluant par une fugue à trois voix dans laquelle le troisième sujet épelle le nom de Bach (si bémol/la/do/si naturel). Chez les Anglo-saxons, la gamme musicale s’énonce avec des lettres A (la), B (si), C (do), D (re), E (mi), F (fa), G (sol). Dans la tradition allemande, la lettre B indique le si bémol, A est un la, C est un do, et H est un si naturel !

Je vais vous faire entendre des extraits de presque chaque groupe de fugues pour que vous ayez un premier aperçu de la façon dont il procède et de l’incroyable créativité qu’il déploie. Généralement on n’ira pas plus loin que les toutes premières minutes de chaque fugue, juste pour que vous essayiez de localiser les sujets et les réponses, et pour que vous identifiiez les difficultés croissantes de l’œuvre en général. Ne vous sentez pas frustrés si tout n’est pas très clair dès le début. Nous sommes ici devant les œuvres les plus avancées de très grands musiciens. Si vous voulez les maîtriser, il vous faudra rentrer pleinement dans le domaine musical. Mais, sans tout comprendre, vous pourrez apprécier déjà pleinement ces morceaux.

Fugue N°1

Écoutons d’abord le thème (sujet) de la fugue suivi de son contresujet de façon à ce que vous puissiez l’identifier ensuite aisément. On doit même le chanter pour se familiariser avec lui. Enfin, en vous jouant le morceau, essayez d’entendre la voix polyphonique que les voix successives créent en se frottant les unes après les autres.

Sujet et contresujet

Contresujet seul

Partition

1ère fugue Extrait

Fugue N° 2

La principale variation ici, par rapport à la précédente, est dans le contre-sujet qui devient beaucoup plus rythmique. Écoutons le thème et le nouveau contresujet. Nous allons faire le même exercice que pour la fugue précédente : essayez de suivre les voix au fur et à mesure qu’elles rentrent.

Sujet suivi du contresujet

Partition

Fugue N° 2 Extrait

Fugue N° 3

Dans cette fugue le sujet a été inversé. Alors que le thème original monte puis descend, ici il descend pour remonter, faisant une action inverse à celle du thème original.

Sujet et contresujet

Partition

Fugue N° 3 Extrait

Fugue N°5

Dans la fugue N°5, le sujet est inversé mais la première réponse est à l’endroit tout comme la deuxième, pour revenir à la quatrième qui est aussi inversée.

Sujet inversé et contresujet puis réponse à l’endroit

Partition

Fugue N° 5 Extrait

Fugue contre-fugue N°7

Celle-ci est une fugue strette dite à quatre voix par augmentation ou par diminution. Elle utilise un autre des procédés préférés de Bach pour développer ses fugues tout en préservant le même thème. Le sujet tel que nous le connaissons jusqu’ici est présenté sous forme inversée à la deuxième mesure et par la voix de la soprano. Cependant, la réponse a déjà été entendue à la première mesure, avant que le sujet soit présenté, par la 3ème voix mais avec un tempo fortement raccourci. La deuxième exposition du sujet arrive à la mesure cinq à la voix basse très fortement ralentie ! Il sera entendu après, au ralenti, dans toutes les autres voix.

Sujet et contresujet inversés à la deuxième mesure (voix soprano)
Réponse raccourcie déjà entendue à la première mesure (voix tenor)
Réponse raccourcie inversée à la deuxième mesure (voix alto)
Sujet inversé très ralenti à la mesure 5 (voix basse)

Partition

Fugue N° 7 Extrait

Double fugue N° 9

Nous passons ensuite aux doubles fugues. Je vous fais entendre la double fugue N°9 à la douzième. Une double fugue se caractérise par le fait que deux sujets ou thèmes, parfaitement distincts, se combinent. La fugue démarre avec le nouveau sujet qui va se faire entendre dans toutes les voix : d’abord l’alto, ensuite la soprano, ensuite la basse, puis la voix ténor. Ce n’est qu’à la mesure 35 qu’entre, à la voix soprano, le sujet original du morceau auquel répondra immédiatement la voix ténor avec le nouveau sujet du morceau. A la mesure 44, cette même voix fera entendre le sujet original pendant que la voix alto lui répond immédiatement avec le nouveau sujet, et ainsi de suite.

Nouveau sujet et contresujet suivi du sujet traditionnel à la mesure 35

Partition

Fugue N° 9 Extrait

Fugue miroir N° 13 (2)

Les fugues miroirs sont construites sur une variation du thème et la réponse est constituée par l’inversion note à note du sujet, comme dans une image miroir

Sujet et sujet mirroir

Partition

Fugue N° 13 Extrait

Fugue canonique (Canon in Hypo-diapason à l’octave)

Il y a enfin les fugues canoniques, construites sur des variations du thème principale et en structure de canons, sauf que les mélodies ne se répètent pas à l’identique, mais inversées et parfois, à rebours ! Celui-ci est un canon assez rigoureux où les voix évoluent à la distance sonore d’une octave l’une par rapport à l’autre. Essayons de suivre le canon, au moins jusqu’à la mesure 44 !

Thème du canon

Partition

Fugue canonique Extrait

L’œuvre se termine par une magnifique fugue à 3 voix, inachevée.

La première partie est bâtie sur une variation du thème, qu’on entend pour la première fois dans l’œuvre en majeur et qui en progressant par ton vers l’aiguë, et grâce aux denses croisements des voix, acquiert une qualité véritablement diaphane. La deuxième voix, entre à la voix d’alto, à la mesure 114 et après être exposée à toutes les voix, va être contraposée au thème initial à partir de la mesure 147. Et c’est à la mesure 193 qu’apparaît le troisième sujet, la troisième voix, construite sur des notes qui épellent le nom Bach : Si bémol, la, do, si naturel. Malheureusement inachevée, une très grande joie, celle d’un travail particulièrement ardu accompli avec génie, émane de cette fugue qui conclut toute l’œuvre.

Thèmes au piano

Partition 1

Partition 2

Partition 3

Dernière fugue Extrait

Conclusion

Essayons de réfléchir maintenant à l’ensemble de cette œuvre. Je voudrais conclure en vous lisant certaines réflexions de Furtwängler sur la musique de Bach qui montrent combien Bach et Furtwängler appartiennent tous deux à la même culture, une culture nourrie par Leibniz.

Furtwängler cite Goethe qui après avoir écouté le clavecin bien tempéré de Bach, s’était exclamé que cette musique, « est le monde tel qu’il était dans le sein de Dieu, avant la création ».

Dans le troisième entretien du recueil Verbe et Poésie [3] Furtwängler décrit la musique de Bach comme étant un « ensemble qui se déroule sans encombre, sans heurt, jamais le moindre fléchissement : puissance calme de ces ensembles de lignes et accords qui tiennent à la fois du fleuve et de l’être — c’est une sorte de réconciliation idéale, dit-il, entre immutabilité et devenir. »

Un thème de Bach, dit Furtwängler ailleurs, est « par essence immuable. Ce thème pourra se transformer en cours de route : il aura toujours l’air de ployer, jamais de ‘subir un destin’ (...) Chez Bach, tout le morceau, développement compris, est implicitement contenu dans son thème, au fond Bach ne s’écarte jamais de ce que lui dicte son thème principal même lorsque — dans une fugue par exemple — il lui oppose un ou plusieurs contre-sujets : le style reste essentiellement monothématique. Fugue ou aria, quelque soit la forme de la musique de Bach, elle avance toujours à la façon d’un large et irrésistible fleuve ; rien ne l’écartera de sa route prédestinée »...

Concernant le fait que ce soit l’esprit et non la musique qui crée l’œuvre, Furtwängler dit de la musique de Bach qu’elle « se déroule selon des voies déterminées à l’avance et son inflexible logique est semblable à une machine, à un mécanisme d’horlogerie, mais “vivant” dont l’ouvrier est la nature. Chaque morceau est conduit à sa fin ultime, conformément à la même loi qui a présidé à son début, ou, mieux, ce chemin qui est le sien, il le parcourt spontanément, il se conduit lui-même jusqu’à son terme, il se mène lui-même à bien. Celui qui a construit, fait se déployer, et s’épanouir dans la perfection ces chœurs, ces fugues, n’est plus un homme, mais l’esprit qui règne sur le monde — l’architecte des mondes lui-même » ! [4]

Enfin, sur ce lien entre la plus petite partie de l’œuvre et l’ensemble de celle-ci, comme dans un univers Leibnizien, les commentaires de Furtwängler, sont particulièrement profonds. Il note combien la musique de Haendel « apparaît étrangement arbitraire et capricieuse à côté de la logique tranquille, organique et qui ne se laisse troubler par rien, de la pensée musicale de Bach. La concentration sur l’esprit est ici liée à une ampleur inouïe. La plénitude immédiate du moment qui passe, forme couple avec la vue d’ensemble véritablement souveraine qui embrasse le tout, avec son sens jamais en défaut du proche en même temps que du lointain, dans l’accomplissement tout naturel de l’instant présent et la constante vigilance “souterraine” du sens de la structure, du flux de l’ensemble ; avec son "vécu de près” comme avec son “écoute à distance, la musique de Bach offre un exemple de sûreté biologique et de force naturelle, comme on n’en rencontre pas d’autres dans la musique ».

Quelle que soit la forme, c’est ce type de rigueur mentale, cette beauté d’émotion, cette netteté dans l’intentionnalité que nous devons aujourd’hui redonner à l’art, avant que notre société humaine dont la créativité est la condition même de la survie, ne finisse par ne plus être à même d’utiliser cette qualité qui le distingue des tous les animaux.


[1Musique et Verbe , Hachette/Pluriel

[2Idem. Premier entretien

[3Idem. Troisième entretien

[4Idem. Troisième entretien