Euthanasie, la France à la croisée des chemins

mardi 18 janvier 2011

[sommaire]

Dossier préparé par Agnès Farkas et Karel Vereycken

Introduction

A partir du 18 janvier, plusieurs grands partis proposeront chacun une proposition de loi relative à l’ euthanasie volontaire, qui sera débattue au Sénat. Elle est présentée comme une « dernière liberté à conquérir » pour les personnes atteintes d’une maladie incurable. Ce qui frappe, c’est l’uniformité des projets. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’ils sont tous modelés sur le même, celui de la Fédération mondiale des sociétés pour le droit de mourir dans la dignité, fondé en 1980 à Oxford, c’est-à-dire au cœur de l’empire financier britannique, et à laquelle adhère l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) en France. Fondée la même année, l’ADMD, qui compte quelque 45 000 membres, vient de souffler ses trente bougies (voir encadré 3).

Nicolas Sarkozy aime promettre tout et son contraire. Initialement, en octobre 2007, s’adressant à des élus de l’UMP à la Mutualité, à Paris, il est vivement applaudi quand il évoque implicitement une éventuelle légalisation de l’euthanasie en lançant :

J’ai souvent dit le respect que j’avais pour les grandes religions de France, mais je veux simplement qu’on aborde ces questions en partant moins des principes et plus de la souffrance. On ne peut pas rester les bras ballants devant la souffrance d’un de nos compatriotes qui appelle à ce que ça se termine, tout simplement parce qu’il n’en peut plus.

Assez rapidement, sous la pression d’une partie de l’électorat catholique, il nuance ses propos sans se renier :

Pour des raisons philosophiques personnelles, je crois qu’il ne nous appartient pas, que nous n’avons pas le droit, d’interrompre volontairement la vie (...). Mais je ne veux pas fuir mes responsabilités (...) Je voudrais que soit privilégié le dialogue au chevet du malade, entre lui-même, le médecin et la famille, en toute humanité afin que soit trouvée la solution la plus adaptée à chaque situation.

En France, l’ADMD dispose de puissants relais dans la classe politique française et pas seulement à gauche. Son président actuel Jean-Luc Romero siège comme conseiller régional UMP d’Ile-de-France. Son vice-président est le sénateur UMP Alain Fouché (Vienne) dont la proposition de loi, de pair avec celle présentée par l’un des vice-présidents du Sénat, Guy Fischer (PCF, Rhône), et une troisième de Jean-Pierre Godefroy (PS, Manche), sera examinée fin janvier par la Commission des affaires sociales du Sénat que préside Muguette Dini (centriste), elle-même membre… du Comité de parrainage de l’ADMD !

Si après examen, la Commission réussit à accorder les trois projets en un seul, il sera soumis le 25 janvier au vote. Fait inédit, le projet dépassera les clivages traditionnels gauche droite et pourrait être soutenu par des sénateurs de l’ensemble de l’éventail politique.

De plus, d’après un sondage IFOP de fin octobre 2010 pour Sud Ouest Dimanche , les Français, qui confondent souvent douleur et mort, approuveraient à 94% qu’on légalise l’euthanasie, bien que pour 58% des interrogés, la loi devrait uniquement s’appliquer « dans certains cas ».

Et si on parlait du droit à la vie ?

Amadou Hampâté Bâ, philosophe malien, 1901-1991 :

La qualité d’une société se reconnaît à la façon dont elle traite ses vieux.

Dire la vérité au peuple ne veut pas dire effrayer les gens afin de les pousser à prendre des décisions irréversibles.

Par exemple, prenons une affirmation répétée par les diverses ADMD à travers le monde : l’euthanasie est la garantie d’une mort douce face à la souffrance du malade incurable. Rien n’est plus faux ! Car comme le précisent certains médecins,

En réalité, l’euthanasie est une mort brutale par empoisonnement, parfois très pénible.

De plus, sa violence prive le malade et ses proches de vivre des moments essentiels qui peuvent précéder la mort naturelle.

Nous montrerons ici comment, à force de pessimisme et d’adaptation à l’idée qu’on n’a « plus d’argent » pour s’occuper de tous, on finit, comme dans les années trente, par basculer dans l’horreur d’une euthanasie de plus en plus active.

Faut-il donner un prix à la santé ?

Les années 80 sont déterminantes pour l’expansion des ADMD car elles furent aussi celles de changements importants, tant financiers que politiques. La politique libérale financière adoptée par les Etats, à partir de 1971, les a contraints à s’endetter auprès des banques et des institutions privées. Déjà, la plupart des gouvernements réduisent leur politique de couverture sociale et le secteur de la santé est l’une des cibles principales. C’est à ce moment que le gouvernement abaisse le numerus clausus (nombre d’inscriptions à l’université de médecine), qu’il dé-rembourse les médicaments et les soins médicaux.

Autrement dit, le droit à la santé coûte de plus en plus cher, au moment même où l’on promeut les délocalisations industrielles, aggravant le taux de chômage. De plus, la confusion entre retraite physique et « retraite mentale » est sciemment entretenue. Prendre congé de son lieu de travail n’est pas perdre toutes ses capacités intellectuelles. Bien au contraire, la reconnaissance et l’utilité de l’expérience des personnes « à la retraite » sont un potentiel totalement ignoré dans une société où la culture du corps est la règle.

Dans ces conditions, il est évident qu’une population soumise aux conséquences de la dérégulation financière est une population fragilisée moralement. Faute d’avenir, elle ne tend qu’à survivre dans le présent et peut avoir des tendances suicidaires, surtout si le milieu culturel les favorise. C’est à partir du début années 80 que les ADMD accélèrent la promotion de leurs publications sur le suicide assisté.

Que se passe-t-il en France ?

Selon le bilan démographique réalisé en 2003 par l’INSEE, l’espérance de vie des Français à la naissance est globalement élevée au regard des pays comparables.

En 2003, elle était estimée en France métropolitaine à 75,9 ans pour les hommes et 82,9 pour les femmes. Il y avait, en 2002, douze millions de personnes âgées de plus de 60 ans, dont 4 millions et demi avaient plus de 75 ans. Le nombre des personnes âgées de 85 ans et plus est passé de 700 000 en 1985 à 1 million en 2000 et est estimé à 1,4 million pour 2020.

Contrariés, certains parlent d’un « vieillissement des morts », constatant qu’« en un siècle, nous sommes passés d’une époque où la moitié des décès avait lieu avant 55 ans et un quart avant 15 ans, à une époque (à partir de 2000) où la moitié des décès a lieu après 80 ans et un quart à plus de 87 ans. »

Chef de file du système de soins préventifs dans le monde, la France a tardé à légiférer sur le sujet. Mais lors du dixième congrès national de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs en juin 2004, qui portait sur le thème « L’euthanasie et la mort désirée », Mme Véronique Fournier, directrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin à Paris, dans son intervention intitulée « La mort n’appartient pas aux médecins » , a dénoncé avec force l’« irréductible paternalisme médical à la française ».

Lorsqu’à l’initiative de Michèle Barzarch, les premières unités de soins palliatifs sont créées en France en 1987, le but principal est posé ainsi :

Les Soins palliatifs sont des soins actifs dans une approche globale de la personne atteinte d’une maladie grave évolutive ou terminale. Leur objectif est de soulager les douleurs physiques ainsi que les autres symptômes et de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle.

Ils ne sont donc destinés ni à être des mouroirs ni à promouvoir une euthanasie active à des fins comptables.

Comment Leonetti a ouvert la boîte de Pandore

En 2005, le député UMPiste et président de la Fédération hospitalière de France, Jean Leonetti, apporte un changement fondamental dans les lois relatives aux droits des malades et à la fin de vie. En effet, cette loi modifie deux articles fondamentaux (37-38) du code de déontologie médicale.

Jusqu’alors, l’article 37 est ainsi libellé :

En certaines circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique.

Ce qui fait part d’un certain humanisme envers le malade.

Après les modifications suggérées dans le Rapport Leonetti, il pourrait s’énoncer ainsi :

Lorsque le traitement apparaît inutile, impuissant à améliorer l’état du malade ou présentant un risque disproportionné par rapport au bénéfice escompté, le médecin doit décider de sa limitation ou de son arrêt. Dans le cas où, après une évaluation précise de l’état du malade, cette décision peut entraîner la mort de ce dernier, elle n’intervient qu’en concertation avec l’équipe de soins et le malade, et après consultation de la personne de confiance désignée au préalable ou de la famille et, le cas échéant, des directives anticipées. La décision est inscrite dans le dossier médical du malade.

Pour éviter les procédures juridiques qui pourraient s’ensuivre, un article sera ajouté au code de la santé, destiné à régir la situation des malades en fin de vie (conscients), s’entretenant en « colloque singulier » avec leur médecin :

Lorsqu’une personne en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, décide de limiter ou d’arrêter tout traitement, le médecin doit respecter sa volonté après l’avoir informée des conséquences de son choix. La décision du malade est inscrite dans son dossier médical.
Le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-10
[ce qui précède].

Ah ! L’honneur est sauf.

Voilà un argument qui ne manque pas de sophisme ! Car cet article ne vise à rien d’autre qu’à décriminaliser l’euthanasie passive et à ouvrir la voie à l’euthanasie active. Le futur malade sera donc fortement incité à prendre des «  directives anticipées figurant dans le dossier médical  » ; c’est-à-dire qu’il aura signé un Testament de fin de vie dans lequel il s’en remet à une tierce personne en cas d’incapacité majeure.

De plus, la loi du 5 mars 2007 sur les tutelles permet de choisir, longtemps à l’avance, la personne à qui vous souhaiteriez confier « la gestion de vos affaires si la maladie vous en rendait incapable », ainsi que de « faire entériner des consignes médicales pour vos derniers jours » . C’est un acte notarié nommé angéliquement « mandat de fin de vie » .

Pour finir, il pourra confier à une personne de son choix le soin d’administrer, après son décès, ses biens pour le compte de ses héritiers, s’il craint qu’ils n’en soient pas capables. «  Sa mise en œuvre sera alors automatique. Lorsqu’un médecin habilité (choisi sur une liste précise établie par les autorités) aura constaté l’incapacité du malade, la personne désignée déposera le mandat au tribunal, et pourra ainsi commencer à jouer le rôle qui lui a été attribué  », explique Me Michaël Dadoit, notaire à Rodez. Avec le projet proposé au gouvernement en 2010 par la secrétaire d’Etat à la Grande dépendance, Valérie Rosso Debord, voilà qui ouvre la porte à toutes les hérésies.

Sortir du piège

Le prétexte souvent évoqué pour mettre en place ces solutions finales est l’acharnement thérapeutique et la souffrance qu’il inflige au malade. En réalité, on peut tout à la fois refuser l’acharnement thérapeutique (traitements lourds inutiles) et l’euthanasie (mort délibérément provoquée), et continuer à être soigné avec attention. «  Dire : il y a une pratique scandaleuse en France, l’euthanasie clandestine, il faut la combattre en la légalisant, ne tient pas », s’insurge le Professeur Bernard Devalois (Service des soins palliatifs à Puteaux). Le professeur François Goldwasser, chef du service cancérologie (Hôpital Cochin, Paris), précise :

On peut, si l’on s’en donne les moyens, régler aujourd’hui 99,9 % des situations difficiles. Ce qui me dérange, ce n’est pas tant la pratique que le fait de mettre en boîte dans une loi, car au-dessus de la loi, il y a la conscience du médecin. Une loi risque d’autoriser la paresse des consciences.

Dire la vérité, c’est faire face ! C’est vrai, confronté à une diminution dramatique des effectifs faute de budgets conséquents, le personnel médical actuel est surchargé. De plus, il est peu formé à la gériatrie et aux soins en fin de vie, et de mauvaises prises en charges successives au sein des divers services peuvent parfois avoir des conséquences nuisibles, non pas explicitement préméditées, mais malgré tout irréversibles. L’apprentissage des soins gériatriques doit donc faire partie de tous les secteurs de la santé.

Ensuite, si nous voulons changer la vision générale sur la personne âgée et les soins en fin de vie, à l’exemple de l’hôpital Sainte-Marguerite de l’Assistance publique et hôpitaux de Marseille, il faudra développer au sein des établissement hospitaliers de véritables centres de gériatrie et de soins palliatifs, regroupant les différents services œuvrant en concertation : neurologie, psychiatrie, urgence, médecine interne et gériatrie, en collaboration avec les centres anticancéreux. Ce qui ne pourra exister à aucun moment dans un monde marchand où «  l’homme est pour l’homme un loup, non un homme, quand il ne sait pas quel il est  ».

Encadré 1
Provocation : Ultime Liberté et le tourisme de la mort

Alors que l’ADMD a jusqu’ici patiemment milité pour faire « évoluer » les lois, son ancien président Henri Caillavet (ancien ministre), et surtout Mme Claude Hury, ancienne secrétaire général ajointe de l’ADMD, ont lancé en 2009 Ultime Liberté (UL), une association beaucoup plus radicale qui lutte pour la légalisation de « l’auto-délivrance assistée » et de l’euthanasie d’exception, y compris en « aidant » des citoyens français à se rendre dans d’autres pays où ils peuvent bénéficier d’un suicide assisté.

En Suisse, si l’article 111 du Code pénal qualifie l’euthanasie d’homicide, l’article 115 du même CP stipule que le suicide assisté n’est pas pénalisé car seul

celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

C’est pourquoi, tout en restant membre du conseil d’administration de l’ADMD, Mme Hury, actuellement présidente d’UL, se déclare elle-même « assistante bénévole chez Dignitas » , association suisse offrant ces services. Organisatrice active de ce que certains ont appelé « le tourisme de la mort », Mme Hury conduit des citoyens français en Suisse pour qu’ils puissent s’y donner la mort sur place.

Elle précise que l’association Dignitas en Suisse « est la seule à accueillir des étrangers et que son principe : liberté d’une personne de décider de sa propre mort, est en adéquation avec nos principes, que sur le plan légal tout est conforme, sinon elle serait poursuivie pénalement et ses activités arrêtées, donc que nous n’avons pas à avoir de réticences à ce sujet. En revanche, ce qui fait polémique (…) c’est le montant du suicide assisté (9 700 CHF, soit environ 6000 euros) et l’utilisation de l’hélium pour certaines réalisations à la place du pentothal. (…) »

Le stratagème de l’ADMD, c’est d’organiser des pratiques euthanasiques privées et choquantes pour obliger les Etats à légiférer.

Montrant bien quelle boîte de Pandore qu’ouvre de telles législations et les dérapages tous azimuts auxquels il faut s’attendre, en Belgique, où l’euthanasie, dépénalisée en 2002, est déjà applicable à des « mineurs émancipés » (15 ans), socialistes et libéraux proposent depuis 2006 d’étendre l’euthanasie aux enfants « en âge de discernement » qui seront autorisés à faire leur choix « oralement », ainsi qu’aux personnes âgées atteintes de démence…

Mme Hury voit d’un bon œil cette « extension » d’une euthanasie que l’ADMD souhaite par ailleurs « très encadrée ». Le petit extrait qui suit d’un tchat sur internet parle de lui-même :

Pensez vous qu’un enfant puisse prendre la décision de renoncer à la poursuite de ses soins ?
Aux Pays-Bas, la législation situe à 7 ans l’âge de décision pour un enfant. En Belgique, la loi est plus restrictive mais on étudie un élargissement vers des cas difficiles qui ne sont pas encore (sic) pris en compte.

Pensez-vous qu’à cet âge-là, l’enfant a pleine conscience des conséquences de l’arrêt d’un traitement ?
C’est au soignant de présenter les avantages, les inconvénients et les limites d’un traitement, et les enfants malades sont souvent beaucoup plus « grands » que certains adultes.

Et qu’il puisse prendre sa décision sans pressions extérieures ?
Les pressions extérieures, souvent celles de la famille, tiennent en général à l’envie de garder au maximum en vie l’enfant, cela fait partie de notre égoïsme (j’ai des enfants et des petits-enfants !) Malheureusement, on aurait facilement tendance à les "garder" malgré eux parce qu’on peut encore les embrasser, les toucher, leur parler...

Combien d’années faut-il à ceux qui ont décidé de la fin d’un proche pour se relever psychologiquement : un, deux, cinq, dix ans… ou jamais ?
Chaque individu a besoin d’un temps de deuil différent.

Fidèles aux thèses eugénistes, certains médecins britanniques ont décidé depuis longtemps de ne soigner que des enfants handicapés qui « en valent la peine ». Les autres, on les prive de soins. Apparaît alors « la compassion » pour ceux qu’on vient de condamner et en fin de compte, il paraît « plus humain » de tuer un nourrisson handicapé que de le laisser mourir à petit feu dans la douleur.

Encadré 2
L’utilitarisme de Peter Singer

Pour faire accepter l’euthanasie, il fallait trouver un appui théorique. Celui-ci fut fourni par l’utilitarisme. De quoi s’agit-il ? Pour le professeur suisse François-Xavier Putallaz, l’utilitarisme, tel qu’on le trouve exposé chez un philosophe comme Peter Singer, repose sur deux principes :

« Premièrement, l’utilitarisme classique considère qu’une action est bonne si elle produit pour tous ceux qu’elle implique plus de bien-être que toute autre action alternative. Deuxièmement, la notion d’égalité doit s’entendre comme l’égale prise en considération des intérêts de chaque être doté de sensibilité, c’est-à-dire de chaque être susceptible d’éprouver du plaisir ou de la douleur : une différence d’intelligence entre deux individus, par exemple, ne justifie pas que l’intérêt de l’un doive peser plus lourd que celui de l’autre dans la balance utilitariste. Par ailleurs, l’égalité morale se réduit à l’exigence de ne pas privilégier le poids de l’intérêt d’un membre d’une race au détriment de celui d’un membre d’une autre race. Peter Singer propose alors une ultime démarche : que la barrière du "racisme des espèces" s’écroule à son tour, celle qui érige "arbitrairement" une barrière entre les espèces. L’antispécisme égalitaire implique que l’intérêt des individus de l’espèce homo sapiens ne mérite pas une considération a priori supérieure aux intérêts des individus d’une autre espèce. Parmi ses innombrables conséquences, ce double principe impose de distinguer deux sens de l’expression "être humain" : elle peut signifier soit la simple appartenance à l’espèce homo sapiens , soit la qualité de personne . Le terme de "personne" s’entend ici au sens du philosophe John Locke : une personne serait un être intelligent, capable de raison et de réflexion, qui peut se percevoir elle-même comme une chose pensante permanente et identique en différents temps et endroits. Cela admis sans critique par Singer, il en conclut qu’il existe des membres de notre espèce humaine qui ne sont pas des personnes (par exemple un enfant gravement handicapé mental), alors qu’il existe des membres d’autres espèces qui mériteraient la qualification de personne (certains chimpanzés)… »

Dans son livre Questions d’éthique pratique (Bayard, 1997), Singer précise que d’après lui, le fait d’éliminer des nourrissons handicapés « ne peut être considéré comme équivalent au fait de tuer des êtres humains normaux ou tout autre être conscient de soi ». Sans le dire, il suggère qu’un enfant handicapé mental aurait bien moins de « valeur » qu’un chimpanzé adulte !

Pour Singer, en phase avec la mondialisation ultra-libérale, seul « l’intérêt » des parents doit être pris en compte, car si les handicaps sont graves, la naissance de l’enfant constituera une menace pour « leur bonheur ». Cet effet sur les parents sera un critère qui influencera plutôt la décision « en faveur de la mise à mort du bébé » , si du moins ils ne se sentent pas la force de faire face à la situation. « La quantité totale de bonheur est plus grande si l’enfant handicapé est tué. La perte de la vie du premier nourrisson est compensée par le gain d’une vie plus heureuse pour le second. C’est pourquoi, selon le point de vue utilitariste total, si tuer le nourrisson n’a pas d’effets néfastes sur d’autres personnes, le tuer sera justifié. (…) L’enfant est remplaçable, comme les animaux qui ne sont pas conscients d’eux-mêmes. »


Encadré 3
Euthanasie : Petite revue chronologique ante-mortem

Pour les élites de l’Empire britannique, légaliser l’euthanasie n’est qu’un premier pas vers une politique eugéniste plus générale. Pour mieux comprendre une idée, il faut aller au bout de ses conséquences philosophiques et morales. En 1920, le psychiatre Binding et le juriste Hoche publient un texte sur lequel s’est appuyé Adolf Hitler pour écrire Mein Kampf en 1924. En effet, Binding et Hoche y appelait déjà à «  la destruction de la vie dépourvue de valeur  ».

En Angleterre, Lord Berkeley Moynihan et le docteur Millard créent la première «  Société d’euthanasie volontaire  » en 1935. Ils reçoivent un renfort publicitaire de la Couronne anglaise en 1936, lorsque le roi George V commandite son euthanasie. Hormis le régime nazi, la plupart des gouvernements ont refusé de légiférer sur ce projet avant les années 1980.

Ce n’est qu’en 1969, après la « révolution culturelle », que la campagne sur le sujet prend vraiment son essor. Luis Kutner invente alors le « Testament de fin de vie » pour désigner un refus par avance de traitement médical. Cet avocat de Chicago est un fervent défenseur des droits de l’homme et co-fondateur avec le Britannique Peter Benenson d’ Amnesty International à Londres. Grâce à Kutner, les ADMD forment leurs premiers volontaires aux Pays-Bas en 1975. Aussitôt, d’autres sociétés surgissent dans plusieurs pays dont le Japon et l’Allemagne.

En 1976, les ADMD donnent leur première conférence internationale à Tokyo. En 1977, l’ordre du Conseil des médecins néerlandais accepte officiellement la pratique de l’euthanasie volontaire. Peu après, la Voluntary Euthanasia Society of Scotland publie un guide du suicide actif. Contournant les barrages politiques et légaux, sa parution a finalement lieu en 1981 et aussitôt, le nombre d’adhérents des diverses sociétés quadruple.

A la même époque, en mai 1975, le journaliste britannique Derek Humphrey, ancien correspondant du Sunday Times en Irlande du Nord, fait boire un poison à sa première femme atteinte d’un cancer. Sa seconde femme, dépressive, se suicide en 1991. Les hasards de la vie… Inquiété par la justice en Angleterre, Humphrey s’exile aux Etats-Unis où il lance une vaste campagne en faveur de l’euthanasie en la présentant comme un banal « droit au suicide ». Dans ce but, il fonde en 1980 la Hemlock Society (« La ciguë ») et publie en 1991 Final Exit, un manuel détaillé du suicide, toujours interdit de vente en France.

C’est autour de ce livre culte que naîtra une véritable « internationale » du suicide assisté. Après en avoir été le président, Humphrey reste conseiller de la Fédération mondiale des sociétés pour le droit de mourir dans la dignité, qui regroupe 47 organisations similaires dans le monde.

Sa véritable victoire sera en 1984 lorsque la Cour suprême des Pays-Bas déclare que l’euthanasie volontaire est acceptable en dix des conditions clairement définies par le livre de l’ADMD. Décision suivie par l’Angleterre en 1994, qui déclare son soutien de principe à la législation régissant les testaments de vie et la prescription de médicaments mortels à la demande de particuliers.

A ce jour, après l’Oregon, où le suicide médicalement assisté est autorisé depuis 1994, les Pays-Bas et la Belgique ont décriminalisé l’euthanasie volontaire en 2002, suivis par le Luxembourg en 2009. Suite à cette offensive, et face au vieillissement de la population et à l’augmentation des dépenses financières qu’il faut y consacrer, des voix « humanistes » s’élèvent pour que la France « rattrape son retard » sur la question…

Les programmes de santé de Tony Blair, Cameron, Angela Merkel et Barack Obama sont clairement orientés dans la même direction.