Les « bactéries miroir », boîte de Pandore des armes biologiques ?

samedi 21 décembre 2024, par Karel Vereycken

Dans un article publié dans la revue Science le 12 décembre, 38 éminents scientifiques de renom, dont des lauréats du prix Nobel, demandent l’arrêt, du moins temporaire, de toute recherche sur la « vie en miroir ». Après les inquiétudes suscitées par les recherches « Gain de fonction (GdF) » (qui cherchent à rendre plus virulent, plus contagieux et plus puissant certains virus et bactéries pour anticiper leur évolution éventuelle...), la mise au point récente de « bactéries miroir », construites à partir d’images inversées de molécules présentes dans la nature, ouvre la voie au pire.

La chiralité

La vie en miroir est liée à la « chiralité », le phénomène omniprésent dans le monde naturel selon lequel une molécule ou un autre objet ne peut pas être simplement superposé à un autre. Léonard de Vinci et surtout Louis Pasteur, cristallographe avant de devenir virologue et microbiologiste, ont découvert l’importance de la dysmétrie fondamentale organisant le vivant.

Une molécule est « chirale » si elle possède deux formes, dites énantiomériques, dont les images l’une de l’autre dans un miroir ne sont pas superposables, exactement comme chez l’homme, la main gauche et la main droite.

Bien que dans la nature, les molécules constitutives à l’ADN et aux protéines existent sous deux formes miroir, les cellules vivantes n’en utilisent qu’une seule. Par exemple, l’ADN utilise des molécules de sucre droites, tandis que les protéines sont constituées d’acides aminés gauches. Cet arrangement est le même pour toutes les espèces connues sur Terre.

Or, en biologie miroir, les scientifiques cherchent à créer des cellules vivantes dont toute la chiralité est inversée. Alors que la vie naturelle utilise un peptide droitier pour construire des protéines, la vie en miroir utiliserait le même peptide sous sa forme gauchère.

Assez récemment, les chercheurs ont réalisé des progrès significatifs dans la création de protéines miroir et même d’enzymes miroir, capables de produire des molécules d’ARN miroir. Ces avancées ont rapproché les chercheurs de la possibilité théorique de construire une cellule miroir complète, un exploit qui pourrait être réalisé dans les dix à trente prochaines années. À la clé, disent-ils, de potentiels nouveaux traitements contre des maladies difficiles à traiter, entre autres.

Forte inquiétude

Les inquiétudes que suscitent ces avancées ont été compilées dans un long rapport de 299 pages, publié avec l’appel des 38 scientifiques dans Science. Parmi eux, des experts en immunologie, en biologie synthétique, en phytopathologie, en biologie évolutive et en écologie, ainsi que deux lauréats du prix Nobel.

« La menace dont nous parlons est sans précédent », souligne le Pr Vaughn Cooper, biologiste évolutionniste à l’Université américaine de Pittsburgh, l’un des auteurs du rapport. Ce qui inquiète vraiment, c’est que la biologie de l’image miroir inverse une propriété fondamentale de la vie sur Terre : l’orientation des molécules.

Par conséquent, « les bactéries miroirs échapperaient probablement à de nombreuses réactions du système immunitaire humain, animal et végétal et, dans chaque cas, provoqueraient des infections mortelles qui se propageraient sans contrôle », s’alarme-t-il.

Les défenses immunitaires des humains, des animaux et des plantes reposent en effet sur la reconnaissance de formes moléculaires spécifiques présentes dans les bactéries envahissantes. Or, si ces formes étaient inversées, comme c’est le cas dans les bactéries miroirs, la reconnaissance serait altérée et de nombreuses défenses immunitaires de base pourraient échouer, ce qui rendrait les organismes vulnérables à l’infection. Un micro-organisme miroir pourrait finir par devenir un pathogène important, car les systèmes immunitaires ne le remarqueraient pas. Par conséquent, les cellules miroirs se multiplieraient probablement dans un organisme hôte sans grande résistance.

Échec et mat pour l’immunité

La principale inquiétude est que les cellules miroirs pourraient potentiellement contourner la plupart des barrières naturelles qui gardent les organismes ordinaires sous contrôle. Nos systèmes immunitaires sont conçus pour détecter les agents pathogènes à l’aide de capteurs moléculaires qui reconnaissent les protéines gauches ou l’ADN et l’ARN droits. Une infection par une cellule miroir pourrait potentiellement se propager dans l’organisme sans être détectée, ce qui aurait des conséquences fatales.

En outre, les traitements médicaux existants seraient probablement inefficaces contre les infections à cellules miroirs. Les antibiotiques, qui agissent généralement en ciblant des protéines ou des structures d’ADN spécifiques, seraient incapables d’interagir correctement avec les molécules miroirs. La mise au point d’antibiotiques miroirs prendrait des années, ce qui permettrait à une pandémie de cellules miroirs d’échapper à tout contrôle.

La menace ne se limite pas à la santé humaine. Jonathan Jones, biologiste végétal au Sainsbury Laboratory de Norwich en Angleterre, a mis en garde : « En fait, toutes les plantes du monde seraient incapables de détecter ces bactéries ».

Cette vulnérabilité pourrait entraîner des pertes de récoltes dévastatrices et des perturbations écologiques généralisées.

Une chercheuse courageuse renonce

Le Pr Kate Adamala.

La professeure Kate Adamala, co-autrice de l’article alarmant dans Science et chimiste à la tête d’un laboratoire de biologie synthétique à l’université du Minnesota, a été pendant une décennie à la pointe de cette recherche. Elle s’est concentrée sur la fabrication de peptides miroirs, qui peuvent aider à créer des produits pharmaceutiques de plus longue durée. L’objectif à long terme de ces recherches était de créer une cellule miroir complète.

Théoriquement, ces cellules miroirs doivent aider à prévenir la contamination dans les bioréacteurs qui utilisent des bactéries pour la fabrication de « produits chimiques verts » car, en théorie, elles n’interagiraient pas avec les micro-organismes naturels. « Vous pourriez avoir un bioréacteur parfait qui resterait en place et dans lequel vous pourriez mettre votre doigt sans le contaminer », a déclaré M. Adamala. Or, « c’est précisément là que réside le problème ». Une bactérie miroir pourrait contourner les mécanismes naturels d’équilibre de la vie, comme la compétition avec d’autres bactéries.

Adamala a décidé d’arrêter ses recherches suite à ses entretiens avec des immunologues. Ceux-ci lui ont expliqué que chez l’homme, les autres animaux et les plantes, l’activation du système immunitaire dépend de la chiralité. Les cellules immunitaires reconnaissent les protéines des agents pathogènes, mais elles ne détectent pas les versions inversées de ces protéines que les cellules miroirs utilisent. Un pathogène miroir « n’interagit pas avec l’hôte », explique Adamala. « Il se contente de l’utiliser comme un incubateur chaud avec beaucoup de nutriments ».

Si une bactérie miroir s’échappait du laboratoire, elle pourrait provoquer des infections lentes et persistantes qui ne pourraient pas être traitées par des antibiotiques (car ceux-ci reposent également sur la chiralité). Comme elles ne seraient pas confrontées à une résistance immunitaire, les bactéries miroirs n’auraient pas besoin de se spécialiser dans l’infection du maïs, des chèvres ou des oiseaux. « Il s’agirait d’une maladie de tout ce qui vit et qui peut être infecté », a déclaré Adamala.

Dans le pire des cas, une bactérie miroir se multiplierait à l’infini, sans entrave. Elle s’emparerait de ses hôtes et finirait par les tuer. Elle détruirait les cultures. Elle n’aurait aucun prédateur. Elle envahirait des écosystèmes entiers, remplaçant des parties de notre monde naturel par un nouveau monde miroir.

Adamala va encore plus loin. Pour elle, la création d’une « vie miroir » pose une grave menace pour la biosécurité car il peut s’agir d’une « arme biologique parfaite ». « Nous donnons en fait des instructions sur la manière de fabriquer une arme biologique parfaite », a-t-elle déclaré à Business Insider.

Lorsque les risques sont devenus évidents, Kate Adamala a mis fin aux efforts de son laboratoire pour construire une cellule miroir. La subvention pluriannuelle dont elle bénéficiait pour cette recherche a expiré et elle a décidé de ne pas demander de renouvellement, a-t-elle expliqué. Elle demande aux autres chercheurs d’arrêter. Aujourd’hui, elle et les 37 autres chercheurs exhortent les autres scientifiques à faire de même. « Bien que nous ayons d’abord été sceptiques quant au fait que les bactéries miroirs puissent présenter des risques majeurs, nous sommes devenus très inquiets », écrivent-ils dans l’article.

À moins qu’il ne soit prouvé que la vie en miroir ne présente pas de dangers extraordinaires, ils recommandent de ne pas mener de recherches visant à créer des bactéries miroirs. « Si quelqu’un nous prouve que nous avons tort, j’en serai très heureuse », a déclaré la chercheuse.

Conclusion

Les experts, notamment de l’Institut Pasteur, prévoient d’organiser des réunions importantes en 2025 afin de déterminer comment empêcher la création de ces organismes potentiellement dangereux. Un autre auteur de l’appel dans Science souligne l’importance de ces discussions proactives : « Il est important que nous ayons la possibilité de réfléchir collectivement avant que la bête ne nous tombe dessus. »

Comme pour les recherches gain de fonction (GdF), il est à craindre que le complexe militaro-industriel occidental, engagé dans une course aux armements biologiques avec le reste du monde, notamment les pays des BRICS, disposé à prendre les risques les plus extrêmes, fasse tout pour minorer les risques et étouffer le cri d’alarme des scientifiques.