Les analyses de Jacques Cheminade

Pour une mobilisation pastorienne contre la guerre biochimique et le bioterrorisme

samedi 10 novembre 2001, par Jacques Cheminade

Après les attentats contre les tours du World Trade Center et le Pentagone, puis la dissémination de la maladie du charbon aux Etats-Unis, une mobilisation pastorienne contre le risque de guerre biochimique et de bioterrorisme visant éventuellement notre pays est nécessaire. Certes, notre ministre délégué à la Santé, Bernard Kouchner, a rendu publique, le 5 octobre, l’existence d’un plan biotox concernant le risque biologique (virus, bactéries ou parasites pathogènes pour l’espèce humaine), mis en chantier depuis la fin de l’année 1999. Cependant, ce plan demeure insuffisant pour faire face à la nature du défi qui nous est jeté. Plus d’efforts doivent être faits de toute urgence sur des points fondamentaux : la coordination des interventions aux niveaux français, européen et international, la sensibilisation et la mobilisation des médecins soignants et des biologistes, la rapidité de l’intervention, la revalorisation significative des effectifs et des statuts des personnels hospitaliers et la mise au point de vaccins et d’antidotes spécifiques contre les principaux agents biologiques et chimiques qui pourraient être utilisés à des fins terroristes.

Le défi

Nous ne pouvons pas invoquer un quelconque effet de surprise, car nous avons nous-mêmes - comme les autres pays industrialisés - longtemps financé secrètement des recherches pour doter nos armées d’outils biologiques et chimiques.

Dans le domaine biologique, les experts retiennent cinq agents pouvant faire des dégâts considérables : le bacille de la maladie du charbon (arme utilisée aux Etats-Unis), les toxines botuliques, qui pourraient être dispersées dans l’atmosphère ou introduites dans les circuits d’eau potable, l’agent de la tularémie, le germe de la peste et le virus responsable de la variole, qui est hautement contagieux et contre lequel on ne dispose pas de médicament.

Dans le domaine chimique, les « agents létaux », qui peuvent provoquer la mort de ceux qui les touchent ou qui les respirent se répartissent en quatre grandes familles : les vésicants (ypérite ou gaz moutarde de la Première Guerre mondiale), les suffocants (chlore, phosgène), les poisons sanguins (acide cyanhydrique, chlorure de cyanogène...) et les neurotoxiques (sarin, tabun, soman et « produits V »).

Une bonne défense suppose de réagir tôt et efficacement, en intervenant en bon ordre, dans toutes les hypothèses et avec des moyens suffisants. Il s’agit de détecter très vite les attaques, d’analyser leur nature, de décontaminer les sujets ou les lieux atteints, de soigner les malades dans des hôpitaux, de disposer de médicaments et de vaccins éventuels en nombre suffisant, non seulement pour traiter les personnes atteintes mais pour prémunir les populations à risque. Les médecins, les chercheurs et les hôpitaux associant traitement et formation (CHU) forment la base du dispositif. Cela suppose qu’ils existent en nombre suffisant et soient en bon état de fonctionnement, dans un contexte économique lui-même « sain » : circuits d’alimentation en eau potable sûrs, transports publics efficaces et approvisionnement en énergie garanti, par habitant et par km2, à un coût raisonnable.

Bref, c’est une économie physique et une santé publique en bon état de marche, donc capables de faire face à des exigences inattendues, qui sont de nature à relever le mieux et le plus rapidement le défi.

Le plan Biotox et nos ressources actuelles

Le plan Biotox est articulé autour de trois thèmes : la prévention, la surveillance et l’alerte et l’intervention en cas de crise. Il prévoit la coordination des services dépendant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et de la Santé.

La prévention s’inscrit dans le cadre du plan « Vigipirate renforcé ». Un arrêté signé par Bernard Kouchner et publié le 29 septembre, prévoit d’encadrer « la mise en oeuvre, l’importation, l’exportation, la détention et la cession à titre gratuit ou onéreux, l’acquisition et le transport de certains agents responsables des maladies infectieuses, micro-organismes pathogènes et toxiques ». Des mesures de sécurisation des circuits d’alimentation en eau potable ont été prises. Les contrôles d’eau de boisson et sa chloration ont été renforcés ; l’augmentation des doses de chlore dans l’eau du robinet est appliquée depuis la mi-octobre pour neutraliser les risques éventuels du botulisme.

La surveillance et l’alerte relèvent de la mission de l’Institut national de veille sanitaire (InVs) et de ses réseaux de surveillance épidémiologique. Dans l’immédiat, le réseau sentinelles de l’Inserm est chargé de détecter et de transmettre, par surveillance électronique, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, toute menace de maladie transmissible d’origine malveillante ou pas.

Ce dispositif s’appuie sur le système national de déclaration obligatoire de certaines maladies infectieuses. De plus, le fonctionnement des onze laboratoires d’expertise et centres nationaux de référence sur les maladies infectieuses considérées comme le plus probables a été renforcé et deux laboratoires militaires spécialisés peuvent également être mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Au niveau des risques chimiques, le plan gouvernemental se contente de dire que les moyens d’alerte et de détection dont disposent les ministères de l’Intérieur et de la Défense seront « renforcés ».

En ce qui concerne l’intervention, neuf hôpitaux référents qui quadrillent le territoire ont été désignés (un hôpital par zone de défense, trois à Paris et deux dans l’Est). Des unités de décontamination y ont été mises en place et, en cas de dissémination des germes nocifs, les services de microbiologie et de maladies infectieuses qui travaillent sur ce sujet « seraient à même d’encadrer une crise et de donner des consignes ».

Une mise à jour des « plans blancs » hospitaliers devrait par ailleurs permettre d’accueillir un grand nombre de malades ou de blessés éventuels. Le dispositif sanitaire d’intervention est articulé avec ceux du ministère de l’Intérieur et des Armées.

Pour mobiliser si nécessaire les stocks des principaux antibiotiques en cas d’attaque bactériologique, un vaste dispositif vient d’être mis en place avec le concours des fabricants. Un bilan de la disponibilité réelle en médicaments et vaccins a été réalisé par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Suite à ce bilan, une commande additionnelle de ciprofloxacine d’un montant d’un milliard de francs a été passée au laboratoire qui commercialise cet antibiotique actif sur les formes résistantes de la maladie du charbon.

Au-delà de Biotox

Avec ses caractéristiques, le plan Biotox est une initiative utile, rassemblant et coordonnant le moyens existants sur une base éprouvée. Cependant, il demeure insuffisant face à l’ampleur du nouveau défi.

Tout d’abord, en France même, le système de coordination n’est pas fait pour un « temps de guerre ». Il lui manque un « &nbspcerveau » reconnu par tous, c’est-à-dire une « agence » ou une petite équipe informelle, proche du centre du pouvoir et en mesure d’agir vite, avec un « commissaire » (comme celui du Plan) directement responsable auprès du Premier ministre. Une telle agence, compétente pour les questions de sûreté biologique et chimique, ne doit évidemment pas être un appendice administratif arbitrairement formé, mais le résultat, l’aboutissement du travail précédemment accompli en commun.

Au-delà de nos frontières, l’Europe mériterait aussi un projet d’envergure. Au sommet de Gand, le 19 octobre, sur proposition française, il a été décidé la création d’un coordinateur européen pour des actions de protection civile. C’est un bon premier pas, qui devrait aboutir à la mise ne place d’une Agence européenne de sûreté biologique et chimique.

En matière d’alerte et de surveillance, l’instrument (l’InVs) est bien là, mais les soignants et les biologistes ne sont pas formés sur le terrain. Un large travail de mobilisation et d’animation demeure à faire. Certes, une circulaire devrait être envoyée à tous les hôpitaux, avec des fiches techniques afin d’identifier les symptômes des affections biologiques méconnues et les signes cliniques observés lors d’éventuelles atteintes chimiques. Les traitements d’urgence à mettre en place, les conduites d’isolement à respecter (mise en quarantaine éventuelle) et les mesures de protection à prendre par les prélèvements devraient accompagner cette circulaire. Cependant, si un échange dans les deux sens, entre le centre du dispositif d’une part et les médecins et biologistes sur le terrain de l’autre, n’accompagne pas le document, si un travail constant de sensibilisation et de mise à jour n’est pas effectué, les résultats ne seront pas à l’appel.

De plus, la surveillance épidémiologique doit être un concept englobant ce qui peut être la conséquence d’actions terroristes délibérées et ce qui est le résultat de phénomènes naturels. L’occasion de la lutte contre la guerre biochimique et le bioterrorisme doit donc être saisie pour renforcer la lutte contre les épidémies en général - en France et au-delà.

Certains spécialistes, comme le professeur Mollaret, estiment, à juste titre, qu’il reste à créer au moins une unité mobile d’épidémiologie et d’intervention immédiate. Il doit s’agir d’une structure capable de se déplacer en urgence, dès qu’un événement épidémiologique suspect sera identifié, avec des équipes pouvant prendre les mesures initiales (prélèvements biologiques, décisions sur les mouvements de population...) - un peu à l’exemple de ce que la Bioforce de Charles Mérieux a représenté pour les pays en développement.

Quant à la fabrication ou à la réactivation de vaccins, elle ne pourra se faire au niveau nécessaire que dans le cadre d’une coopération internationale. Celle-ci doit être entreprise d’urgence.

Le combat

Aujourd’hui, 41 % des Français estiment probable une attaque bioterroriste contre la France au cours des prochains mois. Ce chiffre témoigne de l’inquiétude de nos concitoyens et laisse planer le danger d’un effet de panique, comme aux Etats-Unis.

Il faut répondre à cette inquiétude dès aujourd’hui, pour éviter cette éventuelle panique demain. En expliquant bien à nos concitoyens le sens de la mobilisation dont nous définissions ici les conditions : il ne s’agit pas d’une initiative militaire néfaste ou sans effet sur l’économie, mais d’une dynamique réunissant le militaire et le civil dans l’intérêt général, avec des retombées économiques positives pour tous (extension de l’espérance de vie, meilleur état de santé général...).

En ce sens, cette mobilisation doit impérativement aboutir, pour être réussie, à deux résultats :

  • la revalorisation des services de santé publique. Ainsi, il faudra rétablir chez nous les conditions d’un bon fonctionnement des hôpitaux, en recrutant, par exemple, non pas 45 000 infirmières d’ici 2004, mais 70 000 d’ici 2003. Sinon, nous ne serons pas prêts.
  • l’extension de l’effort vers les pays du Sud, dans leur intérêt et le nôtre : il faudra leur fournir les moyens de maintenir et d’étendre leurs dispositifs de santé publique menacés par la crise financière et monétaire, sans quoi des réservoirs de maladie se constitueront chez eux. Par exemple, l’Institut Malbran de Buenos Aires, qui voit ses crédits de fonctionnement coupés par un gouvernement aux abois, devrait recevoir notre aide dans le cadre d’une « coopération renforcée » : il est l’un des meilleurs du monde, et le laisser s’effondrer reviendrait à perdre une bataille importante dans la guerre pour la santé publique.

Ainsi conçue, la mobilisation contre la guerre biochimique et le bioterrorisme permettra non seulement de transformer la riposte à une menace en une occasion d’améliorer les conditions de vie, mais s’inscrira dans le contexte des grands travaux d’infrastructure qui permettront une reprise de l’économie mondiale. La santé des individus ne peut, à terme, être maintenue que dans une économie capable d’en assurer les conditions. Il est temps de se mettre en ordre de bataille.