La fusion IRSN-ASN, permettra-t-elle l’accélération du nucléaire ?

lundi 20 mars 2023, par Pierre Bonnefoy

Dans le contexte d’une volonté affichée par le gouvernement de « relancer le nucléaire français », l’annonce a été faite il y a quelques semaines d’un projet de fusion entre les deux organismes en charge de la sûreté de nos installations nucléaires civiles : l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Le gouvernement, pris de panique, veut aller vite. Vu l’importance des enjeux sociaux, scientifiques et de sécurité, chaque décision mérite une explication conséquente. Faute de cela, la confusion qui s’installe ne profitera qu’aux anti-nucléaires toujours en embuscade pour exiger la sortie complète du nucléaire.

Le 15 mars, le projet de loi a été amendé, puis rejeté en première lecture par l’Assemblée. Il sera débattu au Sénat avant de revenir à l’Assemblée nationale.

Pour éclaircir les enjeux au cœur de cette polémique, nous nous sommes de nouveau entretenus avec l’ancien directeur de la centrale du Bugey et ancien directeur régional d’EDF, Jean Fluchère.

Ingénieur Supelec, Jean Fluchère est entré à EDF en 1967 dans une centrale à fioul lourd puis dans une centrale au charbon après son service national. En 1971, EDF l’a envoyé suivre le cours de Génie Atomique de l’Institut des Sciences et Techniques Nucléaires à Saclay et à Cadarache.

En 1972, il est nommé ingénieur physicien à la centrale nucléaire de Fessenheim en cours de construction. Il réalise tous les essais des matériels et systèmes. Il est également chargé de l’informatique temps réel et de la gestion des combustibles.

En 1976, lors de la commande des 26 unités du palier 900 MW et devant l’enjeu de la formation des personnels pour démarrer ces unités, il est chargé de créer le Centre de Formation du Bugey où il formera 15 000 agents EDF, le personnel des centrales belges de Doel et de Tihange, les cadres des centrales de Koeberg en Afrique du sud et ceux de Daya Bay en Chine.

En 1982, il est nommé Directeur adjoint du site nucléaire du Bugey et directeur du site en 1988 jusqu’en 1995. De 1995 à 2002, il est nommé Directeur d’EDF en Rhône –Alpes.

Il est membre de nombreuses sociétés savantes et associations dont l’association Sauvons le Climat et la Société Française de l’Energie Nucléaire (SFEN).

En 2012, il est un des signataires de l’appel des 28 anciens directeurs de sites électronucléaires contre la fermeture de la Centrale de Fessenheim.

La fusion ASN-IRSN, pourquoi faire ?

Solidarité & Progrès : Bonjour Monsieur Fluchère. Le public ne connaissant pas forcément la manière dont fonctionne la sûreté nucléaire, avant de rentrer dans le sujet de la polémique, pourriez-vous nous présenter les rôles respectifs des différents acteurs concernés du nucléaire français et leurs relations mutuelles ?

Jean Fluchère : La responsabilité de la sûreté nucléaire incombe toujours directement à l’exploitant des installations. Cependant l’Etat doit contrôler leurs activités et les réglementer. Pour ce faire, il dispose de l’organisation suivante :

1. Une autorité administrative indépendante.

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), créée par la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (dite « loi TSN »). L’ASN est chargée de la réglementation, du contrôle et de l’information du public sur l’ensemble des installations nucléaires de base (INB) civiles. Ces INB couvrent :

  • toutes les installations du cycle du combustible nucléaire, depuis l’uranium naturel jusqu’au stockage des déchets ultimes en passant par l’ensemble des transports,
  • ainsi que toutes les installations utilisant les rayonnements ionisants à des fins médicales ou autres.

Son seul lien est sa tutelle budgétaire par le ministère de l’Environnement.

Jusqu’en 2006, cette autorité était rattachée au ministère en charge de l’Energie.

L’ASN dispose d’environ 250 inspecteurs territoriaux et de 250 agents dans ses services centraux.

Elle dispose d’un Directeur général.

Elle dispose d’un collège, organe de décision, composé de cinq commissaires, dont le président de l’ASN.

Ils sont nommés pour six ans, par le président de la République, qui en désigne trois dont le président.

Les deux autres membres sont respectivement désignés par le président de chaque assemblée parlementaire.

Ces commissaires sont irrévocables, sauf situation exceptionnelle, et astreints à un devoir d’impartialité. Les commissaires exercent leurs fonctions en toute impartialité sans recevoir d’instruction du gouvernement ni d’aucune autre personne ou institution. Ils exercent leurs fonctions à plein temps et leur mandat n’est pas renouvelable.

Le collège bâtit la stratégie et la doctrine de l’ASN pour le contrôle de la sûreté nucléaire et la radioprotection. Il prend les décisions les plus importantes. Le collège prend publiquement position sur les sujets majeurs qui relèvent de la compétence de l’ASN.

Ce collège rend compte au Parlement.

2. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui est l’appui technique de l’ASN.

L’IRSN est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), fonctionnant sous un régime de droit privé via la tutelle conjointe des ministres chargés de la Défense, de l’Environnement, de l’Industrie, de la Recherche et de la Santé.

L’IRSN a été créé le 9 mai 2001 (article 5). Il est issu de la fusion de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), qui faisait partie du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), et de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI), qui était rattaché au ministère de la Santé, dans le but de créer un nouvel établissement public de recherche et d’expertise, indépendant des industriels.

L’IRSN couvre les domaines suivants :

  • la sûreté nucléaire ;
  • la sûreté des transports de matières radioactives et fissiles ;
  • la protection de l’homme et de l’environnement contre les rayonnements ionisants ;
  • la protection et le contrôle des matières nucléaires ;
  • la protection des installations nucléaires et des transports de matières radioactives et fissiles contre les actes de malveillance.

L’IRSN rassemble 1816 agents, parmi lesquels de nombreux spécialistes, ingénieurs, chercheurs, médecins, agronomes, vétérinaires et techniciens, experts compétents en sûreté nucléaire et en radioprotection ainsi que dans le domaine du contrôle des matières nucléaires sensibles.

Depuis juillet 2017, l’IRSN est organisé en trois pôles de compétences opérationnels, un pôle et sept directions fonctionnelles et supports.

Les trois pôles de compétences opérationnels sont :

  • le pôle "Défense, sécurité et non-prolifération" ;
  • le pôle "Santé et environnement" ;
  • le pôle "Sûreté nucléaire".

Il dispose d’un directeur général.

Sa gouvernance est assurée par un conseil d’administration et il dispose d’un comité scientifique et d’un Comité d’orientation de la recherche (COR) en sûreté nucléaire et en radioprotection.

L’IRSN est l’appui technique de l’ASN.

L’ASN et l’IRSN sont les supports de l’Etat et de ses représentants en situation de crise.

3. Les groupes permanents.

Organisés par le directeur général de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), les groupes permanents d’experts sont des instances consultatives constituées d’experts nommés en raison de leurs compétences et de leur expérience professionnelle. Ils sont issus des milieux universitaires et associatifs, mais aussi des exploitants concernés par les sujets traités et de l’IRSN.
 
Six groupes permanents d’experts analysent les problèmes techniques que posent, en matière de sûreté, la création, la mise en service, le fonctionnement et l’arrêt des installations nucléaires de base (INB) et de leurs annexes, ainsi que les transports de matières radioactives.

Deux groupes permanents d’experts analysent les questions de radioprotection.

Les groupes permanents émettent des avis et des recommandations qui permettent à l’ASN de prendre position sur des dispositions envisagées par les industriels pour une installation nucléaire particulière, ou des activités de transport de substances radioactives, ou sur des sujets plus généraux ou réglementaires en matière de sûreté et de radioprotection. 

Y a-t-il réellement une spécificité de la sûreté nucléaire en France ?

Comme vous pouvez le constater, il s’agit d’une organisation très robuste qui s’est profondément modifiée au fur et à mesure du retour d’expérience national et international.

Il y a plusieurs spécificités françaises.

  1. La totale indépendance de l’ASN en fait une autorité exorbitante du droit, comme le disait son premier président André-Claude Lacoste, en ce sens qu’il n’y a pour les exploitants aucune instance d’appel compétente. Tout repose donc sur la pondération du collège des commissaires. Pour les exploitants d’INB, c’est une difficulté que l’on ne peut résoudre que par les discussions préalables aux décisions. Il faut bien comprendre que cette concertation ne peut pas se faire sur la place publique.
  2. Le statut particulier de l’IRSN, EPIC, qui n’a pas le même niveau d’indépendance que celui de l’ASN et qui a été séparé en 2001 de la R&D du CEA, ce qui constitue probablement une difficulté. En outre, il est l’appui technique désigné pour l’ASN, c’est-à-dire que l’ASN doit passer par une saisine sur un sujet du ressort de l’IRSN et attendre sa réponse, ce qui entraîne des lenteurs parfois préjudiciables aux exploitants qui attendent la décision des commissaires. Autre interrogation, l’IRSN est-il vraiment au top de l’expertise dans tous les domaines qui lui sont confiés ? Enfin, il arrive que les réponses données aux saisines de l’ASN soient connues au moment de la réponse, ce qui constitue une réelle difficulté pour le collège des commissaires qui a d’autres éléments à prendre en compte avant sa décision finale.

Dans beaucoup d’autres pays démocratiques (USA, Suède et autres), l’Autorité de sûreté nucléaire n’a pas le même niveau d’indépendance. Elle dispose à la fois d’une expertise de sûreté « embarquée » et de la possibilité de faire appel à des experts externes universitaires ou autres.

Pourquoi pensez-vous que le gouvernement veut fusionner l’ASN et l’IRSN ? Cette fusion peut-elle réellement accélérer le développement de notre parc électronucléaire ?

Telle que décrite, nous pouvons voir que notre organisation est lourde et probablement pas optimale en matière de délais de traitement des dossiers. Mais les réticences de l’IRSN sont surprenantes car faisant partie de l’ASN, elle aurait également le même niveau d’indépendance.
Et il y a également à l’IRSN des saisines en provenance de l’ASN des installations militaires. Mais dans ce qui est proposé, il s’agit d’une simple question d’organisation interne. Nous n’avons pas entendu de remarques particulières de la part du secteur de la Défense nationale.

Cette fusion représente-t-elle réellement une menace pour la sûreté ?

Absolument pas, bien au contraire. Il y a en fait deux niveaux en matière de sûreté nucléaire :

  1. celui de l’expertise technique et scientifique qui, d’après ce que j’en sais, serait complètement assurée dans ce regroupement ;
  2. celui de la décision, qui relève du collège des commissaires de l’ASN et pour lequel l’expertise est d’une grande importance mais ne constitue pas le seul élément à prendre en compte – il y a des éléments comme la faisabilité réelle, les coûts, l’étalement dans le temps, etc. qui dépendent des relations avec les exploitants.

Il faut bien comprendre que l’expert est là pour donner son expertise technique et scientifique. Mais il n’a pas tous les éléments de la décision qu’ont les membres du collège. Il y a l’expert et il y a le décideur, qui est au-dessus de l’expert.

Y a-t-il un risque de perdre des équipes compétentes ?

C’est le spectre agité par les conservateurs du statu quo de l’IRSN, comme chaque fois que l’on veut faire une modification d’organisation dans notre pays. Il est évident que la « fuite des cerveaux » est une invention pure et simple.

Certains critiques de cette fusion disent que l’IRSN a pris l’initiative dans le passé, grâce à son indépendance, de révéler des problèmes de sûreté qui autrement seraient passés inaperçus. Qu’en pensez-vous ?

Je ne pense pas que l’IRSN ait pu révéler des problèmes de sûreté que les exploitants auraient pu cacher. N’oubliez pas que celui qui engage sa responsabilité pénale et morale reste l’exploitant et qu’il a lui aussi une organisation de la sûreté nucléaire à plusieurs niveaux. Dans un CNPE, il y a une mission sûreté qui est liée et supervisée par l’appui sûreté du directeur du parc nucléaire, lui-même contrôlé les services de l’ingénieur général placé auprès du PDG d’EDF.

Non, ce qui me surprend, ce sont les réactions de certains organes de presse ou ONG dont la sympathie pour le nucléaire n’est pas démontrée. Comme si la situation actuelle était plus intéressante que si l’IRSN était placé dans l’ASN. Y auraient-ils des canaux particuliers d’informations ? Je n’ose le penser.

Avez-vous des recommandations pour améliorer les relations entre l’exploitant et l’autorité de sûreté ?

Bien sûr.

  • une plus grande confiance,
  • une meilleure écoute mutuelle avant les prises de décisions, beaucoup plus de concertation et de compréhension,
  • un recrutement plus important parmi les gens d’expérience de terrain dans les usines du cycle,
  • une meilleure prise en compte des réalités industrielles,
  • ne pas s’éloigner des fondamentaux de la sûreté pour les exploitants en les inondant de détails qui finissent par faire perdre de vue l’essentiel,
  • enfin, comprendre que si la sûreté n’a pas de prix, elle a un coût financier et humain.

Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Non.

Merci beaucoup pour cet entretien.

Le nucléaire dont nous serons fiers :
notre appel à signer