Jean Fluchère : black-out ou Renaissance du nucléaire, il faut choisir !

mardi 15 février 2022, par Pierre Bonnefoy

Black-out à Toronto (Canada) en 2003.

Avec la construction de six nouveaux réacteurs EPR qui se précise enfin, les défis d’une Renaissance de l’énergie nucléaire sont sur la table.

Pour faire le point, Pierre Bonnefoy et Karel Vereycken, pour la rédaction du mensuel Nouvelle Solidarité, se sont entretenus avec Jean Fluchère.

Ingénieur Supelec, Jean Fluchère est entré à EDF en 1967 dans une centrale à fioul lourd puis dans une centrale au charbon après son service national. En 1971, EDF l’a envoyé suivre le cours de Génie Atomique de l’Institut des Sciences et Techniques Nucléaires à Saclay et à Cadarache.

En 1972, il est nommé ingénieur physicien à la centrale nucléaire de Fessenheim en cours de construction. Il réalise tous les essais des matériels et systèmes. Il est également chargé de l’informatique temps réel et de la gestion des combustibles.

En 1976, lors de la commande des 26 unités du palier 900 MW et devant l’enjeu de la formation des personnels pour démarrer ces unités, il est chargé de créer le Centre de Formation du Bugey où il formera 15 000 agents EDF, le personnel des centrales belges de Doel et de Tihange, les cadres des centrales de Koeberg en Afrique du sud et ceux de Daya Bay en Chine.

En 1982, il est nommé Directeur adjoint du site nucléaire du Bugey et directeur du site en 1988 jusqu’en 1995. De 1995 à 2002, il est nommé Directeur d’EDF en Rhône –Alpes.

Il est membre de nombreuses sociétés savantes et associations dont l’association Sauvons le Climat et la Société Française de l’Energie Nucléaire (SFEN).

En 2012, il est un des signataires de l’appel des 28 anciens directeurs de sites électronucléaires contre la fermeture de la Centrale de Fessenheim.

M. Jean Fluchère, vous avez fait votre carrière à EDF et participé au développement du parc électronucléaire français qui a fait l’admiration du monde entier. Aujourd’hui, cependant, dans le contexte de la dérégulation de l’électricité, certains mettent en garde contre un danger de « black-out » (panne généralisée) en France et en Europe. Qu’en est-il vraiment ?

Le risque de black-out est de plus en plus réel. Sur le réseau synchrone européen qui couvre également la Turquie (UCTE), les moyens mobilisables à l’appel qui sont les seuls à pouvoir assurer la stabilité du système électrique, ont été réduits depuis 20 ans de plus de 100 000 MW en raison de l’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence.

En effet, les moyens utilisés quelques centaines d’heures par an et dont les coûts fixes étaient élevés, ont été arrêtés définitivement car ils pénalisaient le prix moyen du kWh dans un système de concurrence.

La France n’a plus les moyens mobilisables pour passer un pic de puissance de 90 000 MW ! Le pic de puissance atteint en 2012 a été de 102 000 MW. Et RTE ne donne aucun signal d’alerte au gouvernement.

L’association des gestionnaires de réseaux (GRT) européens (ENSTOE) a alerté récemment la Commission européenne sur ce sujet mais n’a manifestement pas été entendue. La CE n’est intéressée que par la concurrence. Il faudra donc attendre un accident majeur pour qu’elle se rende compte que la concurrence dans le domaine de l’électricité non stockable pose des problèmes.

Dans le système en monopole (de droit public ou privé) qui existait auparavant partout en Europe, chaque électricien avait le devoir de conserver les moyens nécessaires pour assurer la pointe d’appel de puissance. Cette responsabilité est portée désormais par les GRT.

Nous avons vécu plusieurs incidents précurseurs dont le dernier date du 8 janvier 2021.

Pour éviter le black-out complet, les GRT ont des plans de délestages massifs de régions entières pendant plus d’une heure. Mais ceci ne fonctionne que si la fréquence du courant ne baisse pas trop vite. Si elle baisse très rapidement comme le 8 janvier 2021, c’est le black-out complet.

Or actuellement, un black-out est un accident majeur pour le pays qui en est frappé, car la reconstitution du système électrique (black-start) peut prendre plusieurs jours.

Dans le court terme, si la France manquait d’électricité, que devrait-elle faire pour en retrouver ? En acheter à l’étranger ? Rouvrir des centrales à charbon comme vient de le faire le gouvernement ? Un nouveau chef d’État pourrait-il rouvrir Fessenheim ?

Il manque en France au moins 15 000 MW de moyens mobilisables pour retrouver des marges. La fermeture des deux unités (réacteurs) de Fessenheim est une erreur majeure du gouvernement actuel car il était possible, en 2017, d’arrêter cette gabegie décidée par le gouvernement Hollande pour mendier quelques voix vertes. Il en est de même des centrales thermiques à flammes. Il faut donc éviter d’arrêter les deux centrales à charbon restantes. Or Saint-Avold doit être arrêtée définitivement le 31 mars et le gouvernement n’a pas demandé à son exploitant de sursoir à cet arrêt définitif.

Tout le monde sait parfaitement que la réduction des émissions de CO2 passe par un remplacement des énergies fossiles par de l’électricité décarbonée. La consommation électrique va donc fortement augmenter. Et rien n’est prévu, il n’y a aucun programme sérieux.

Nous payons le prix de dix années de non décision pendant les deux quinquennats écoulés. Il faudra donc plus de dix ans pour retrouver des marges. En attendant, nous importons à des prix faramineux tant que cela est possible. En effet, l’Allemagne et la Belgique ne seront plus exportatrices dès 2022 pour la première et 2025 pour la seconde.

Le gouvernement n’a absolument pas pris conscience que la situation est dramatique et que l’énergie électrique est le moteur de notre économie. Il faut dire que les bilans prévisionnels de RTE, de nature « décroissantiste », ne l’ont pas alerté comme il se doit.

C’est vrai pour tous les pays de l’UE et la CE qui n’est que le ventriloque de Berlin, où les Grünen gouvernent, conduit à faire de l’Europe un continent de deuxième zone.

Lourdement endettée, EDF est cependant obligé de vendre de l’électricité à des tarifs dérisoires à ses concurrents selon le mécanisme de l’ARENH. [1] Êtes-vous favorable à la suppression de ce mécanisme, et si oui, que faut-il faire au-delà ?

Ce mécanisme provisoire (fin 2025) car il est initié par la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) de 2011, n’était fait que pour permettre à de nouveaux concurrents de bâtir de nouveaux moyens de production concurrents de ceux d’EDF. En effet, la concurrence réelle dans le domaine de l’électricité ne peut s’exercer qu’au niveau de la production. Les coûts d’acheminement sont les mêmes pour tous les producteurs.

Après onze ans de fonctionnement, les fameux fournisseurs « alternatifs » ont encaissé beaucoup de bénéfices et n’ont rien construit.

En revanche, EDF a perdu des milliards d’euros dans un système de concurrence factice encouragé par la CRE, qui, au lieu de mesurer l’efficacité du système en comptant les nouveaux moyens de production construits par ces alternatifs, n’a mesuré l’efficacité du système que par le nombre de clients perdus par EDF, qui est obligé de vendre au tarif de vente réglementé ! Les alternatifs achètent le MWh à 42 € alors qu’en réalité, la cour des comptes calcule un coût économique complet à près de 60 € !

Il faut profiter des trois ans qui restent pour mettre fin progressivement au mécanisme dit Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique (ARENH).

Cela n’aura aucun impact pour le PIB car les alternatifs ne créent aucune valeur ajoutée.

Plus généralement, comment pensez-vous qu’il faudrait organiser le marché de l’électricité au niveau de l’Europe, pour qu’il réponde aux besoins des populations et des économies ?

Il faut abandonner ce système de concurrence sur un produit sans élasticité, puisque la production doit impérativement à chaque seconde suivre le niveau de la consommation. Le système antérieur marchait parfaitement.

La CE est totalement prisonnière de dogmes absurdes sur la concurrence. Elle « coule » l’UE devant des continents comme la Chine. Il faudrait pouvoir revoir tous les traités qui se sont empilés et la bureaucratie soviétique qui règne à Bruxelles.

Nos réacteurs ont été construits grâce au cadre du plan Messmer en relativement peu d’années. Ceci pose cependant le problème d’un « effet falaise » quand ils arriveront au bout de leur cycle de vie. Que faut-il faire pour anticiper cette difficulté ?

Effectivement, les premiers Réacteurs à eau pressurisée (REP) ont démarré en 1977 et les derniers en 1999. C’est-à-dire 22 ans. Tous ces réacteurs ont la capacité d’être exploités pendant 60 ans et peut-être plus. N’oublions pas qu’aux Etats-Unis, les réacteurs de ce type pourront être exploités jusqu’à 80 ans.

En outre, avec les grands carénages actuels lors des quatrièmes visites décennales, les modifications post-Fukushima et compte tenu de l’excellent état des cuves, nos installations peuvent être exploitées encore pendant longtemps. En effet la réglementation française ne fixe pas de date limite. Elle donne une autorisation de dix ans supplémentaires d’exploitation après chaque révision décennale si les installations sont conformes.

Ceci étant, il faut relancer sans états d’âme l’équivalent d’un plan Messmer et faire en sorte qu’il ne soit pas remis en cause à chaque élection présidentielle. Je rappelle que le plan Messmer a été lancé sous la présidence de Georges Pompidou, poursuivi sous celle de Valéry Giscard d’Estaing, puis sous François Mitterrand et s’est terminé sous Jacques Chirac.

Il a fallu le gouvernement Jospin pour arrêter le réacteur de 4ème génération de Creys-Malville, qui donnait une avance considérable au pays, et les deux quinquennats désastreux de François Hollande et d’Emmanuel Macron pour que la France se trouve à la traîne.

Emmanuel Macron ne croit pas à l’électronucléaire et en a organisé progressivement la sortie avec l’arrêt du projet Astrid et aucune décision sur le renouvellement des installations de retraitement, sur Cigeo en particulier. Cherchons les décisions positives pendant ce quinquennat : il n’y en a aucune. On cause et on fait semblant. (Lire l’ouvrage récent de Bernard Accoyer, Une affaire d’Etat : la tentative de sabordage du nucléaire français, éditeur Hugo Doc, janvier 2022.)

Les difficultés rencontrées par l’EPR à Flamanville ont fait les choux gras des opposants au nucléaire. Compte tenu du temps passé depuis la dernière construction d’une centrale en France, sommes-nous encore capables de récupérer nos compétences dans ce domaine ?

Pour s’abonner, c’est par ICI.

L’électronucléaire est une industrie de pointe qui nécessite un flux de commandes bien établi et ne supporte pas le stop and go.

L’EPR a été lancé alors que cette industrie n’avait pas été entretenue depuis quinze ans. Avec, de surcroît, des exigences constructives beaucoup plus sévères et évolutives pendant la construction.

Cette industrie a dû se remettre en route et faire beaucoup mieux qu’avant. Cela explique les difficultés rencontrées. Cependant, ces difficultés sont en voie d’être surmontées et il ne faut pas refaire l’erreur d’arrêter de nouveau la construction. Les réacteurs EPR de Taishan en Chine ont démontré leur capacité de bon fonctionnement (même si Taishan 1 a des soucis de combustibles indépendants de l’EPR lui-même), celui construit en Finlande démarre, les deux constructions d’Hinkley Point en Grande-Bretagne se déroulent correctement. Il fallait remettre en route la filière, mais il ne faut surtout plus l’arrêter.

Que faut-il faire pour motiver les jeunes générations à faire carrière dans le nucléaire ? Les projets de recherche comme Astrid et Jules Horowitz ne pourraient-ils pas jouer un rôle important pour cela ?

Pour motiver les jeunes générations, il suffit de donner de la visibilité à cette filière au top de la technique. Emmanuel Macron a un comportement antinucléaire, il a nommé à la tête du CEA un administrateur général chargé d’arrêter le projet Astrid de réacteur de 4ème génération et de ne pas achever le réacteur Jules Horowitz à Cadarache. Notre Président actuel est peut-être en train de faire son chemin de Damas sur le sujet et de sortir des mots pour poser des actes. Souhaitons-le !

Certains parlent d’un « excès de normes » comme obstacle au développement du nucléaire français. Qu’en pensez-vous ?

Je le pense. L’électronucléaire est une activité à risques comme beaucoup d’autres industries. Mais trop de sûreté tue la sûreté ! Et il y a surtout un excès de bla-bla quand on voit que la concertation sur la construction d’une tranche nucléaire peut prendre jusqu’à quatre ans pendant lesquels on ne peut même plus faire les terrassements.

Dans un contexte où la population mondiale pourrait atteindre 9 milliards de personnes vers 2050, comment voyez-vous l’avenir du nucléaire dans le monde ?

Il suffit de voir le nombre de réacteurs en construction dans le monde et le dynamisme de la Chine dans ce domaine.

Pour aller vers le zéro émission de CO2 en 2050, il faut que le monde remplace les usages des combustibles fossiles par de l’électricité décarbonée, et seul le nucléaire permet de faire de grandes quantités d’électricité décarbonée à un coût acceptable et en minimisant les besoins matières et l’occupation de l’espace.


[1La mise en place du dispositif ARENH résulte d’un engagement de l’Etat français auprès de la Commission européenne qui a été instauré par la loi NOME (Nouvelle Organisation du marché de l’électricité) du 7 décembre 2010. Les modalités de fonctionnement de ce dispositif sont désormais intégrées dans le code de l’énergie. L’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) permet à tous les fournisseurs alternatifs de s’approvisionner en électricité auprès d’EDF dans des conditions fixées par les pouvoirs publics. Le prix est actuellement de 42 €/MWh et le volume global maximal affecté au dispositif est de 100 TWh/an.