Arrêt du projet nucléaire Astrid : une décision idiote et anti-écologique

vendredi 6 septembre 2019, par Karel Vereycken

Des chercheurs du CEA au travail.
CEA

L’abandon du chantier du prototype du réacteur ASTRID annoncé fin août va complètement à l’encontre de ce « nucléaire du futur » que nous défendons. Car remettre à plus tard le développement du nucléaire de 4ème génération, c’est s’éloigner du saut technologique qui nous permettra, entre autres, de réutiliser les 250 000 tonnes de « déchets » radioactifs stockés à la Hague !

Vendredi 30 août 2019, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) a confirmé l’abandon du chantier du prototype de réacteur nucléaire de quatrième génération. ASTRID n’est plus « programmé à court ou moyen terme » et son déploiement n’est plus envisagé « avant la deuxième moitié de ce siècle ».

Ereintant l’image d’un Emmanuel Macron réputé pro-nucléaire et d’un Edouard Philippe ayant travaillé chez Areva, l’annonce fait l’effet d’un séisme pour la filière de l’atome. Comment croire après cette annonce au volontarisme affiché quelques semaines plus tôt de Macron devant la Conférence des Ambassadeurs où il annonçait que, face à la Chine, la Russie et les Etats-Unis, tous mobilisés pour prendre le leadership en matière du « nucléaire du futur », l’Europe et la France doivent affirmer leur volonté d’exister ou accepter de disparaître…

Nucléaire du futur

Comme nous l’avons documenté ailleurs, la transition énergétique que nous défendons se fonde avant tout sur un principe qui a marqué la longue marche du progrès humain : grâce à une énergie plus dense, à partir d’une quantité moindre de matières premières et avec un moindre effort, on arrive à fournir un travail quantitativement et qualitativement plus important. Avec un combustible plus dense, comme le kérosène, un avion a pu se déplacer plus loin alors qu’avec du bois, il n’aurait même pas de quoi décoller !

Or, avant qu’on puisse arriver d’ici une cinquantaine d’années à la maîtrise de l’énergie de fusion thermonucléaire contrôlée, plusieurs étapes transitoires s’imposent. Dans l’immédiat, une bonne quinzaine d’EPR’s nouveau modèle devront venir remplacer notre parc nucléaire actuel préparant l’arrivée de réacteurs dite de la Génération IV. Avec ces derniers, notamment avec les réacteurs à sels fondus au thorium ou avec la filière aux neutrons rapides, on pourrait disposer de l’énergie dont nous aurons besoin d’ici le moment où la fusion sera exploitable commercialement.

Le concept de « quatrième génération » est né en 2000 aux États-Unis, dans les bureaux du Department of energy (DoE). Il implique, pour les réacteurs du futur, de répondre à plusieurs ambitions :

  • des systèmes de sécurité passive éliminant les risques actuels ;
  • des températures élevées assurant une efficience énergétique plus élevée ;
  • une production moindre de matériaux à usage potentiellement militaire ;
  • une moindre production de déchets ;
  • une capacité de « broyer » et de transmuter les déchets existants et enfin,
  • la préservation et la multiplication des ressources en uranium.

La capacité d’innovation des laboratoires et des industriels a jusqu’ici surtout porté sur ce dernier point. En 2001, le Forum international Génération IV, organisme s’appuyant sur l’AEN et regroupant une dizaine de pays dont la France, a identifié, parmi plus de milles façons d’utiliser l’atome, six filières d’avenir et à même de préserver les ressources en matière première.

Trois sont dites à neutrons rapides :

Les trois autres sont à neutrons lents :

L’enjeu est de tester les six concepts et de sélectionner les meilleurs ou de les développer tous au même temps comme le fait actuellement la Chine.

En France, c’est le président Jacques Chirac, qui, en janvier 2006, charge le CEA d’étudier un projet de réacteur de IVe génération. La France a arrêté alors son choix sur la filière à neutrons rapides (RNR) utilisant le sodium, et non plus l’eau, comme caloporteur (généralement un liquide permettant de transmettre la chaleur). L’utilisation de ce métal a l’avantage de moins freiner les neutrons que l’eau et de ne pas corroder les éléments en acier du réacteur.

Après tout, la France ne part pas de rien et dispose déjà d’un savoir faire reconnu en la matière. Car, dans les années 1970 et 1980 elle a déjà construit deux réacteurs à caloporteur sodium, notamment le « surgénérateur » SuperPhenix, projet annulé par Lionel Jospin pour une poignée de voix écologistes.

Ainsi, le CEA propose la construction d’ASTRID, pour Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration. A la suite des réacteurs expérimentaux Rapsodie, Phénix (250 MWe) et Superphénix (1240 MWe), ce prototype de puissance intermédiaire (600 MWe) ambitionnait à démontrer la possibilité d’un passage au stade industriel de la filière des réacteurs à neutrons rapides au sodium.

En 2009, Nicolas Sarkozy, dans le cadre du grand emprunt et du Programme des investissements d’avenir (PIA) élaboré par Alain Juppé et Michel Rocard, consent à y consacrer un milliard d’euros et une subvention de 651,6 millions d’euros couvrant la partie « études de conception » pour ASTRID est accordée.

En 2012, une série de contrats industriels est signée avec les entreprises en charge de la réalisation du chantier et le 5 mai 2014, le Premier ministre japonais Shinzo Abe signe un accord de coopération avec François Hollande prévoyant l’implication du Japon dans le projet.

Avantages de la filière « neutrons rapides »

En premier lieu, la filière aux neutrons rapides répond mieux aux exigences du législateur sur la gestion des déchets radioactifs. La loi du 28 juin 2006 impose en effet d’orienter les recherches sur un réacteur pouvant réaliser « la transmutation », c’est-à-dire de brûler dans son cœur les actinides mineurs (américium, neptunium, curium…), des éléments très radioactifs dont la durée de vie est très longue. Non seulement ces déchets nucléaires (les « produits de fission ») en sont débarrassés, mais leur durée de vie, selon leur nature, passe de 10 000 ans à… 300 ans et parfois moins, ce qui change complètement la donne du stockage.

Le second intérêt est d’optimiser le cycle du combustible. L’uranium naturel contient 99 % d’uranium-238 non fissile, et 0,7 % d’uranium-235 fissile. Ce dernier doit donc être enrichi dans le combustible entre 3 % à 5 % pour être utilisé. Dans le combustible usé par n’importe quelle centrale nucléaire actuelle, environ 1 % de la matière est du plutonium. Il peut être réutilisé une fois, faiblement concentré sous forme de MOX [1] dans une partie des réacteurs actuels.

L’avantage énorme d’un réacteur du type Astrid c’est donc de pouvoir brûler aussi bien l’uranium-235 et de multirecycler le plutonium. Le nouveau réacteur permet par ailleurs de transmuter l’uranium-238 non fissile en plutonium-239 fissile par un phénomène dite de « surgénération ».

En clair, pour une même quantité d’uranium, ce type de réacteur pourrait produire 50 à 100 fois plus d’électricité qu’un réacteur actuel !

Disposant d’environ 250 000 tonnes de combustible usé stockées à la Hague, la France, si elle opte pour cette filière, disposerait alors d’assez de combustible pour assurer sa consommation actuelle pendant 3000 ans !

Le défi d’ingénierie reste entier sans être insurmontable. En effet, un réacteur à caloporteur sodium est sensible aux micro-ébullitions ou aux bulles de gaz. De tels événements peuvent entraîner un brutal accroissement de la réactivité du combustible. Ensuite, le sodium est très réactif à l’air et à l’eau, ce qui implique des risques d’incendie et d’explosion. En 1995, un réacteur de ce type au Japon avait été touché par un important incendie après une fuite de sodium. Remis en service en 2010, de nouveau stoppé en 2013, il a été arrêté définitivement en 2016.

Enfin, le sodium, contrairement à l’eau, est opaque. L’observation de l’état des matériaux et des soudures est donc fastidieuse.

Cependant, les expériences menées en France sur le réacteur Phénix ont prouvé qu’en l’absence d’alimentation électrique du système de refroidissement un mouvement de convection naturel apparaît au sein du sodium, permettant d’éliminer en partie la chaleur. Le projet ASTRID aurait sans doute pu permettre d’améliorer cette sécurité passive et de développer les outils de contrôle et des installations adaptés.

L’abandon « temporaire »

Déjà, au début 2018, désespéré, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), maître d’ouvrage du programme, avait proposé au gouvernement de revoir à la baisse les ambitions initiales, pour des raisons financières. Bien que cela ait fait hurler les ingénieurs, au lieu de construire un démonstrateur de 600 MW (mégawatts), dont la mise en service étaient prévue à l’horizon 2039, le CEA proposa qu’avec les fonds dont elle disposait on construise un projet d’une puissance trois à six fois moindre ! Immédiatement la presse japonaise demanda alors que le Japon se retire du projet.

Aujourd’hui, le 30 août 2019, le gouvernement annonce l’arrêt d’ASTRID tout en affirmant... qu’il ne s’agit pas d’un abandon !

En premier lieu, sans surprise, le cabinet d’Elisabeth Borne constate « l’abondance d’une ressource bon marché en uranium » (Nos amis nigériens apprécieront la perspective de rester sous-payés durant les trente ans à venir pour leur contribution à notre prospérité) et que les caisses sont vides.

EDF a du renflouer Areva, doit financer le grand carénage et s’est engagé pour Hinkley Point. Pour le ministère, « La priorité de la filière industrielle doit par ailleurs aller à la réussite de la filière des réacteurs EPR de troisième génération ». Cette justification fait écho aux difficultés du chantier de l’EPR de Flamanville (Manche) qui a subi plusieurs retards et dont le coût ne cesse de gonfler. « Dans ce contexte, la mise en chantier d’un démonstrateur de taille industrielle n’était ni nécessaire, ni opportune », conclut un gouvernement qui refuse d’être au rendez-vous des grandes aventures humaines.

Suite à l’émotion qu’un tel abandon suscite dans le secteur ainsi que chez certains écologistes conscients du rôle que jouera le « nucléaire du futur » pour traiter les déchets, le gouvernement a tenté de calmer les esprits. Il rappelle sa demande aux industriels « d’engager les actions de R&D nécessaires avec le CEA pour approfondir la faisabilité industrielle des solutions de multi-recyclage du combustible dans les réacteurs de troisième génération, solution transitoire qui contribuera à la recherche sur la fermeture du cycle et la quatrième génération de réacteurs ».

De son coté, le CEA précise que « conformément aux engagements qu’il avait pris auprès des pouvoirs publics, le CEA proposera d’ici la fin de l’année au Gouvernement un programme de recherche révisé sur la 4e génération pour 2020 et au-delà. (…) Il permettra de maintenir les compétences développées sur les réacteurs rapides au sodium ». Il n’y a plus de piscine mais on gardera pendant trente ans au sec les maîtres-nageurs pour préserver leur savoir-faire ! Mdr.

Le député LREM de la troisième circonscription du Gard, c’est-à-dire là où ASTRID aurait du se construire, souligne lui aussi que la R&D continuera et qu’en réalité « le projet de RNR n’est pas abandonné. Certains l’entendent comme un abandon, mais il est amené à une échéance qui est la deuxième moitié de ce siècle. En matière d’énergie, on est amené à réfléchir sur des échéances longues. Et je précise qu’il n’a jamais été dit qu’ASTRID se ferait, ni qu’il se ferait ici, à Marcoule. C’est un avant-projet ».

Voici qui est rassurant !

Voici une vidéo intéressante du site Novethic


[1Le combustible MOX (ou MOx) est un combustible nucléaire constitué d’environ 8,5 % de plutonium et 91,5 % d’uranium appauvri. Le terme MOX est l’abréviation de « Mélange d’OXydes » (ou Mixed OXides en anglais) car le combustible MOX contient du dioxyde de plutonium (PuO2) et du dioxyde d’uranium appauvri (UO2), produit en poudre, granulés ou pastiles. Actuellement, le MOX n’est produit que par l’usine Melox du groupe français Orano (ex-Areva). Cette production constitue un débouché civil pour le plutonium issu des combustibles usés retraités à l’usine de la Hague.