En temps normal, développer une nouvelle filière de réacteurs nucléaires prend au moins 30 ans : recherche & conception 10 ans, réalisation d’un prototype 10 ans, construction d’un modèle industriel 10 ans. Or, en France, historiquement un pays à la pointe de ce domaine (Becquerel, Curie, Langevin, etc.), ce que l’on appelle la IVe génération arrive peu, n’arrive pas ou est en retard. Alors que l’Inde, la Chine, la Russie et le Japon avancent à vitesse grand V dans ce domaine, nous risquons, comme sur le plan militaire en 40, d’être « en retard d’un nucléaire ».
A cela s’ajoute que l’on va devoir remplacer progressivement un parc de 58 réacteurs en fin de vie. Ainsi, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, à cause de ce retard, bien que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) certifie qu’on puisse encore exploiter dans la décennie à venir le réacteur de Fessenheim et d’autres dans des conditions optimales, on sera obligé, faute de disposer de mieux en temps et en heure, de remplacer ces réacteurs par des EPR. Il s’agit du haut de gamme des réacteurs à eau pressurisée d’ancienne génération (REP), mais équipés de systèmes de sécurité renforcés élaborés depuis l’accident survenu en 1979 aux États-Unis, à Three Mile Island.
Nous aurions été mieux lotis si, au lieu de nous adapter au malthusianisme du Club de Rome et au « court-termisme » financier de la City et Wall Street, comme l’ont fait tous nos gouvernements depuis trente ans, nous nous étions engagés plus tôt à développer tout le potentiel du nucléaire du futur.
Attaqué au lance-roquettes en 1982, Superphénix, prototype de réacteur brûlant du plutonium et générant une partie de son propre combustible, a été abandonné en 1997. Le risque d’accident (par emballement) et le faible coût de l’uranium, affirmait-on à l’époque, ne « justifiait pas » ce type d’investissement.
En vérité, les réacteurs « du futur », et cela peut surprendre, ont été conçus et parfois testés, pour l’essentiel, dans une course contre la montre engagée par les États-Unis lors de la Deuxième Guerre mondiale pour maîtriser l’atome avant l’Allemagne hitlérienne. C’est dans le Tennessee, au National Laboratory d’Oak Ridge (ORNL), que les chercheurs inventèrent alors plus de mille types différents de réacteurs. [1]
Sur 1000 façons d’exploiter l’atome, seules 6 ont été retenues (pour leurs qualités de sécurité, de rendement énergétique, de réduction et d’élimination des déchets) par le groupe de pays qui constitue le Forum Génération IV. [2]
Louis Armand, Jean Perrin, Pierre Auger et d’innombrables autres chercheurs français suivaient tout ce qui sortait du ORNL. Pour des raisons essentiellement politiques, militaires et commerciales, mais aussi de facilité de maniement, un seul modèle dominera et continue à dominer : celui des réacteurs à eau pressurisée (REP) à uranium.
En France, c’est assez récemment avec la Commission Juppé-Rocard, qu’est débloqué d’une part, pour 2010-2017, les moyens (250 millions d’euros) de finaliser d’ici 2016 la construction d’un petit réacteur de recherche, le Réacteur Jules Horowitz (RJH) à Cadarache qui ambitionne de produire pour l’UE une bonne partie des radio-isotopes pour la médecine, et d’autre part que sont investi 600 millions d’euros dans la recherche sur un prototype de réacteur à neutrons rapides refroidis au sodium (RNR-Na). Ce démonstrateur RNR de 600 MWe nommé ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration), doit être opérationnel en 2023, pour la version industrielle, il va falloir attendre au moins 2040 ! Avec Astrid, l’échéance de 2023 vise également à maintenir les compétences du passé, permettant aux experts de former une nouvelle génération avant de partir à la retraite.
D’après le CEA, à partir de la même quantité d’uranium, un RNR produit 50 à 100 fois plus d’électricité qu’un REP. Un parc RNR d’une puissance équivalente à l’actuel parc EDF français pourrait ainsi fonctionner durant au moins 2500 ans avec les seuls combustibles « usés » et l’uranium appauvri ou de retraitement entreposés aujourd’hui dans les installations françaises ! Astrid vise également à démontrer que l’on peut, à l’échelle industrielle, réduire la toxicité des déchets. En principe, les RNR permettent la transmutation des actinides mineurs (notamment le neptunium, l’américium et le curium), part des déchets ultimes à haute activité et longue durée de vie.
Alors que les écologistes se plaignent (non sans raison) des déchets nucléaires, ils ont tout fait pour saboter les réacteurs de IVe génération permettant de résoudre le problème de façon satisfaisante.
Mais, par rapport à la politique française, nous disons : trop peu, trop tard !
Trop tard, nous l’avons indiqué ci-dessus. Trop peu, car plusieurs filières prometteuses ont été laissées de coté :
- D’abord, celle des petits réacteurs à haute température à lits de boulets (PBMR) étudiée en Allemagne et en Afrique du Sud. Les PBMR, qui sont des réacteurs à haute température (HTR) disposent par leur conception de systèmes de sécurité intrinsèques. Un des premiers a fonctionné au thorium (THTR) en 1983 à Hamm-Uentrop en Allemagne, abandonné en 1989.
- Ensuite, et surtout, on n’a pas encouragé, et l’on a même exercé des pressions pour faire cesser les recherches sur le réacteur à sels fondus (RSF) associé au cycle Thorium-Uranium 233 sur lequel travaille essentiellement, presque sans moyens, le CNRS et les chercheurs du Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble (LPSC). Pourtant, ce type de réacteur, retenu comme un candidat valable par le Forum Gen IV, ajoute aux avantages du RNR des atouts environnementaux et de sécurité exceptionnelle.
Comme le RNR, le RSF :
- Permet de multiplier la ressource, en particulier en transformant le thorium, « fertile » et abondant dans la nature, en combustible : l’uranium 233 fissile.
- Opère à « pression ambiante » ce qui réduit considérablement le risque de fuites.
- Permet, contrairement au MOX, d’incinérer tous les isotopes du plutonium. Les réacteurs du futur sont des « nettoyeurs » car ils permettent d’incinérer la quasi-totalité des actinides mineurs (neptunium ; américium, curium et dans le cas du thorium le protactinium), produisant donc plus d’énergie et 200 fois moins de déchets par unité de combustible [3], dont la durée de vie n’est que de 300 à 500 ans, ce qui change la donne pour le stockage.
Différent du RNR, le RSF :
- ne fait pas appel au sodium, un produit hautement inflammable quand il entre en contact avec l’air ou l’eau. Plus généralement, il ne contient aucun matériaux réactifs dans et à proximité du cœur.
- élimine ou réduit de dangereuses manipulations : le combustible liquide permet le retraitement du combustible sur place et ne nécessite pas l’arrêt du réacteur.
- élimine tout danger de fonte du cœur.
- ne risque pas l’auto-emballement en cas d’accident (car, comme les REP français, son coefficient de vide est négatif, alors que celui de Superphénix était positif).
- permet le transfert du combustible en quelques minutes dans une configuration de sécurité passive en cas d’incident ou d’accident grave.
En pratique, c’est une folie d’opposer une filière à l’autre, car elles se complètent : les REP et les EPR nous permettront de fertiliser le thorium. Les vingt réacteurs français équipés pour brûler du MOX peuvent utiliser du thorium. Ensemble, les RNR et les RSF permettront de multiplier nos ressources. C’est la complémentarité des réacteurs qui nous donnera l’énergie nécessaire pour l’humanité et une marge pour développer la fusion thermonucléaire.
Si la France mène des études intéressantes dans ce domaine (ITER, etc.), en réalité, hélas, le pessimisme règne et peu sont ceux qui croient que l’on puisse en faire une source d’énergie. Pourtant, si avec la Gen IV l’homme peut se rendre sur la Lune, sans la fusion, explorer Mars restera un doux rêve.
C’est pour cela qu’il est utile de rappeler les différences entre aujourd’hui et l’époque de Oak Ridge.
A l’époque :
- En temps de guerre, on ne fixe pas de limite financière pour réussir un objectif national situé à la frontière de la connaissance. Peut-on le refaire en temps de paix ?
- A Oakridge, la plupart des chercheurs avaient moins de trente ans…
- L’ambition dépassait totalement l’idée de produire de l’électricité en soi. On se fixait une contrainte précise : par exemple, développer un moteur nucléaire disposant d’une grande autonomie pour des sous-marins. Aujourd’hui, on pourrait se fixer deux objectifs : un réacteur pour vaincre les déserts (dessalement), un autre pour voyager vers la Lune.
Il faut donc tout faire pour accélérer les recherches. Cela implique une visibilité sur les moyens investis dans ce secteur mais aussi, bien plus difficile, la formation de scientifiques et de personnel qualifié. Comme dans d’autres domaines, on constate surtout que ce qui manque à notre société, ce n’est pas « la connaissance », mais l’ambition de se projeter dans l’avenir… et dans l’espace.
Extrait du programme présidentiel de Jacques Cheminade : Physique nucléaire : droit à l’énergie, au développement et à la vie.