Mattei-Kennedy : leur entente stratégique contre les cartels du pétrole

mercredi 1er mars 2023

Dans un autre dossier, nous nous sommes intéressés à l’attitude de John F. Kennedy à l’égard de la décolonisation. Anti-communiste viscérale, JFK avait constaté l’échec de la Guerre froide. En empêchant que les pays en rupture avec leurs maîtres coloniaux puissent réellement accéder à leur plein développement, l’Occident ne faisait que les pousser dans les bras de l’Union soviétique. JFK adopte donc une autre stratégie, celui de promouvoir le développement des pays émergents. Parmi ses alliés, à part le Vatican, un valeureux capitaine d’industrie italien, Enrico Mattei. (1906-1962)

Par Claudio Celani
rédacteur de l’Executive Intelligence Review (EIR)
Juin 2009.

Claudio Celani.

En Italie, le regain d’intérêt affiché pour Enrico Mattei (1906-1962), dirigeant industriel et politique d’après-guerre, a remis en lumière le lien qui l’unissait au président américain John F. Kennedy, dans une entente stratégique visant à éradiquer la domination du colonialisme britannique à l’échelle mondiale.

A l’opposé du récit officiel, l’histoire de l’alliance Kennedy-Mattei montre qu’après la Seconde Guerre mondiale, le conflit majeur qui divisait le monde n’était pas l’affrontement entre le communisme et le « monde libre », mais entre le « Système américain d’économie politique » (conçu par Benjamin Franklin, Alexander Hamilton et Friedrich List) et l’Empire britannique, même si cette réalité a parfois été éclipsée par la Guerre froide provoquée par les Britanniques en vue de diviser pour régner.

L’assassinat de Mattei en 1962 et celui de Kennedy en 1963 portent l’empreinte de « l’Empire britannique ». La défaite du Système américain, après l’assassinat de Kennedy, laissa le champ libre aux politiques impériales britanniques, précipitant le monde vers son effondrement financier et économique actuel. Il est donc essentiel aujourd’hui de reconstruire l’alliance Kennedy-Mattei si nous voulons surmonter la crise, en instaurant une nouvelle ère de paix et de prospérité.

Les 3 et 4 mai 2009, la chaîne de télévision nationale italienne RAI-UNO a diffusé un documentaire sur la vie de Mattei. Produit par le réalisateur retraité Ettore Bernabei, le film a battu des records d’audience, provoquant un regain d’intérêt populaire pour ce personnage hors du commun, ainsi que pour ses politiques dirigistes anti-libérales et celles de ses alliés. Les Italiens ont pu se replonger dans une période où le gouvernement avait à cœur de construire la nation, contraste amer avec l’impuissance des gouvernements actuels, qui ont bradé leurs pouvoirs souverains aux intérêts financiers oligarchiques.

En parallèle, le quotidien La Repubblica publia, le 3 mai 2009, des documents déclassifiés du Foreign Office (ministère des Affaires étrangères) britannique, révélant que Mattei était considéré comme l’ennemi n°1 de l’Empire britannique. La veille de son assassinat, il était accusé par le Foreign Office de mettre en danger les intérêts économiques et de politique étrangère britannique dans le monde. En outre, La Repubblica rappelle à ses lecteurs qu’un article du Financial Times publié le 25 octobre 1962, deux jours avant l’assassinat de Mattei, posait la question : « Signor Mattei devra-t-il s’en aller ? »

Mattei était considéré par les Britanniques comme une menace car il aidait les pays d’Afrique et du Moyen-Orient à acquérir leur indépendance vis-à-vis des puissances coloniales, par le biais de transferts de technologie et d’échanges équitables entre partenaires sur un pied d’égalité. Cela passait par des accords commerciaux et économiques révolutionnaires, qui menaçaient le contrôle britannique des ressources pétrolières et le système même des relations coloniales que les Britanniques voulaient maintenir, même après la dissolution officielle de l’Empire.

L’engagement de Mattei d’aider les nations en voie de développement à prendre leur indépendance vis-à-vis du colonialisme, au moyen d’une politique révolutionnaire d’accords commerciaux et économiques, menace le contrôle britannique des ressources pétrolières et le système même des relations coloniales que les Britanniques voulaient maintenir. Le point de non-retour pour les Britanniques est atteint lorsque Mattei conclut un accord avec le président Kennedy.

De plus, Mattei avait démontré qu’une coopération pacifique avec l’Union soviétique et la Chine était possible, ouvrant ainsi la voie pour surmonter le conflit Est-Ouest, artificiellement entretenu par la politique de Guerre froide concoctée par les Britanniques.

Pour eux, Mattei a franchi la ligne rouge en concluant une entente avec JFK. En 1961, avec l’entrée en fonctions de l’administration Kennedy, les politiques de Mattei et de JFK convergent. L’administration Kennedy reprend, à une échelle stratégique, la lutte contre le colonialisme britannique et européen que le président Franklin Roosevelt avait annoncée à Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale, et que Eisenhower avait endossée en 1956, au moment de la crise de Suez.

Kennedy changea la façon dont les États-Unis considéraient le non-alignement des pays nouvellement indépendants en Afrique. Pour lui, leur neutralité était synonyme d’indépendance et devait être encouragée par les États-Unis. En 1962, les États-Unis d’Amérique cherchaient des alliés en Europe et les avaient trouvés avec la faction Mattei en Italie.

A la fin de cette année-là, l’alliance entre Kennedy et Mattei devait officiellement être déclarée, lors d’une visite planifiée du leader italien aux États-Unis, où il était censé rencontrer le président et se voir décerner publiquement un diplôme honorifique par l’université de Harvard.

Selon l’ancien collaborateur de Mattei, l’historien Benito Livigni, l’administration Kennedy en était arrivée à la conclusion que Mattei devait devenir le chef d’un nouveau gouvernement italien. Alors que cette hypothèse reste encore à confirmer, le soutien de Kennedy à la politique de Mattei en Italie, incarnée par une alliance gouvernementale entre la Démocratie chrétienne (DC) et les socialistes, est historiquement établi.

Mattei est mort le 27 octobre 1962, quelques jours avant sa visite prévue aux États-Unis. Une bombe a explosé dans son jet privé, peu avant son atterrissage à Milan, dans des circonstances qui ont été définitivement élucidées dans un jugement du tribunal de Pavie, en 2005. [1]

La lutte de Mattei pour l’indépendance

Enrico Mattei, ici chez les partisans.

Enrico Mattei naît en 1906 à Acqualagna, dans la région des Marches, au centre de l’Italie. Son père, carabinier (policier) diplômé, a acquis la célébrité (mais pas la moindre récompense) pour avoir capturé un célèbre bandit, le « Brigante Mussolino ». Peu après la naissance d’Enrico, en quête de meilleures conditions économiques, sa famille déménage à Matelica, une autre ville des Marches que Mattei considérera toujours comme sa ville natale et qui est aujourd’hui le siège de la Fondation Mattei.

Autodidacte, il crée une entreprise de chimie à Milan, à la fin des années 1930, et rejoint la Résistance antifasciste en 1943, à la chute du régime de Mussolini, devenant le chef de file de l’aile démocrate chrétienne de la Résistance.

À la fin de la guerre, en 1945, Mattei reçoit du Comitato di Liberazione Nazionale (gouvernement provisoire) une mission qui a changé sa vie et l’histoire de l’Italie : le démantèlement de l’agence pétrolière d’État Agip. Mais au lieu de la démanteler, Mattei la reconstruit et l’agrandit pour en faire l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), et se lance dans une prospection intensive de pétrole en Italie et à l’étranger.

Mattei rejoint la Résistance antifasciste à la chute du régime de Mussolini, devenant le leader de son aile démocrate-chrétienne. Ici, Mattei (deuxième à partir de la droite) défile à Milan avec les dirigeants de la Résistance, le jour de la libération de l’Italie, le 25 avril 1945.

S’il ne trouve pas de ressources pétrolières significatives en Italie, il découvre, au nord de la plaine du Pô (Pianura Padana), de vastes gisements de gaz qu’il exploite en construisant un réseau de pipelines de 6000 km de long.

Pour lui, le problème est clair : l’Italie n’a pas de véritable classe industrielle. L’industrie est encore dominée par des trusts, aux mains des mêmes familles, puissantes et riches, qui ont amené le fascisme au pouvoir. Les dirigeants « industriels » italiens s’intéressent davantage à gérer les rentes parasitaires de leurs monopoles qu’à promouvoir les innovations industrielles et augmenter la productivité.

Ainsi, Mattei donne aux entreprises d’Etat, telles que l’ENI, le rôle révolutionnaire de casser l’emprise des trusts. Par exemple, à Ravenne, l’ENI construit une usine d’engrais qui commence à produire des engrais à bas prix, brisant ainsi les monopoles privés. Le gaz de l’ENI est alors essentiel pour fournir à l’industrie italienne une source d’énergie bon marché, brisant les cartels de l’électricité. Cependant, les familles italiennes payent toujours très cher le gaz domestique, marché également détenu par un trust. Mattei décide alors de produire du gaz embouteillé et de le livrer avec les navires de l’ENI, desservant toute la péninsule italienne.

En août 1962, un fonctionnaire du Foreign Office britannique déclare que l’ENI de Mattei « devient une menace croissante pour les intérêts britanniques ». Illustration : Mattei (troisième à partir de la droite), inspectant les travaux de la première centrale nucléaire italienne à Latina, en 1962.

Bien qu’ambitionnant d’approvisionner l’Italie avec du pétrole et du gaz bon marché et sûr, Mattei comprend déjà à l’époque que l’avenir appartient à l’énergie nucléaire. Dès 1956, il prévoit que les besoins énergétiques de l’Italie dépasseront bientôt ceux que le pétrole et le gaz seront en mesure de satisfaire. Il fonde alors Agip Nucleare, première étape vers la construction de la première centrale nucléaire italienne. Celle-ci sera prête à être mise en service en 1963, malheureusement trop tard pour que Mattei puisse la voir.

De 1948 à 1953, année où il fonde l’ENI, Mattei est membre du Parlement. Il est alors, déjà, l’homme le plus puissant d’Italie. Son courant est majoritaire dans le parti démocrate-chrétien, le plus grand parti d’Italie, et a de l’influence sur tous les autres partis. Ses alliés au sein du gouvernement mettent en œuvre un système dirigiste de reconstruction économique par le biais du ministère de la Participation de l’État, qui coordonne la politique pour le grand conglomérat industriel IRI (et d’autres sociétés d’Etat, vestiges des plans de sauvetage de 1933). Pendant une décennie, cette politique fait bon usage des crédits du Plan Marshall, générant une reconstruction nationale et une croissance économique à un taux soutenu de 6 % par an, surnommée la « reprise économique » de l’Italie.

Cependant, la recherche de pétrole par Mattei le conduit rapidement à se heurter au cartel international du pétrole dominé par les Anglo-américains. Ce système est toujours opérationnel après la Seconde Guerre mondiale, lorsque Mattei commence à chercher des concessions pétrolières en Asie du Sud-Ouest et au nord de l’Afrique. L’Empire britannique, bien qu’en voie de dissolution sous la pression américaine, a l’intention de maintenir son pouvoir dans le monde à travers son empire financier et le contrôle du pétrole et d’autres matières premières.

Pour mesurer l’importance de tout cela pour Londres, voici comment un historien britannique décrit la politique stratégique de la Grande-Bretagne dans les années 1950 :

La Grande-Bretagne a poursuivi un objectif économique et financier réactionnaire visant à rétablir l’ancienne gloire de [la livre] sterling en tant que devise internationale via la convertibilité de la livre sterling en dollar... C’est donc la politique financière qui a été le véritable moteur de l’attitude de la Grande-Bretagne à l’égard de l’intégration européenne occidentale. Londres n’avait aucune envie de jouer un rôle égal à celui de ses partenaires européens dans les nouvelles institutions européennes, éventuellement supranationales, en raison de ses objectifs plus importants de créer un ‘système économique mondial’ dans lequel la livre sterling serait la deuxième monnaie internationale après le dollar. [2]

L’accord Sykes-Picot de 1916 a divisé l’Asie du Sud-Ouest, riche en pétrole, entre les puissances impériales, la Grande-Bretagne, la France et la Russie.

Afin de poursuivre cette stratégie, la Grande-Bretagne concède une indépendance formelle à ses anciennes colonies, tout en maintenant avec elles des relations économiques et commerciales privilégiées.

Le pétrole est la clé de voûte de l’Empire britannique. Avant la Seconde Guerre mondiale, les champs pétrolifères irakiens et persans fournissaient la flotte britannique.

Après la guerre, leurs profits alimentent la Banque d’Angleterre. En 1961, 40 % des réserves en livres sterling sont détenues par le Koweït, à l’époque un protectorat de Sa Majesté. Le contrôle britannique sur le pétrole est réglementé par le célèbre « Accord de la ligne rouge », établi dans le cadre des accords coloniaux Sykes-Picot. [3]

Alors que sa demande à faire entrer ENI dans le consortium est sommairement rejetée. Mattei décide de partir en guerre contre le cartel du pétrole, qu’il surnomme « les Sept Sœurs ». [4]

Il s’adresse directement aux pays producteurs avec des offres compétitives, telles qu’un partage des profits à 75/25 (75% pour le pays producteur et 25 % pour ENI !).

En outre, il propose d’installer des raffineries sur place et d’éduquer la main-d’œuvre locale, de l’ouvrier à l’ingénieur, en passant par les employés et les cadres. Rapidement, Mattei peut signer des accords de concession spectaculaires avec le Maroc, la Libye, l’Égypte et l’Iran. Néanmoins, ces accords apportent peu de résultats quantitatifs.

Suite à l’adoption de la loi anti-trust Sherman en 1890, la société Standard Oil (S.O. dont Esso est un dérivé), aux mains de la famille Rockefeller, se divise en sept branches, appelées les sept sœurs, ce qui fait que le pétrole reste en famille. Parmi les avocats de Standard Oil, le patron de la CIA Allen Dulles qui représentait leurs intérêts en Europe et dont le frère John Foster était le secrétaire d’Etat d’Eisenhower.

En 1955, l’élection au poste de président de la république italienne de Giovanni Gronchi, l’un de ses alliés, augmente considérablement la marge de manœuvre de Mattei. Avec Amintore Fanfani comme secrétaire général de la Démocratie chrétienne, il a maintenant une influence significative sur la politique intérieure et internationale de l’Italie. Il cherche alors une alliance avec l’administration Eisenhower, afin de briser le système du cartel pétrolier.

Crise de Suez

En 1957, Mattei (à gauche) signe avec le président égyptien Nasser (à droite) un accord permettant à ENI d’exploiter le pétrole égyptien. Au même moment, il propose au président Eisenhower d’engager avec l’Italie, ainsi que d’autres pays d’Europe occidentale, un projet de développement économique à long terme pour élever le niveau de vie en Afrique du Nord.

L’occasion s’en présente en 1956, lors de la fameuse crise de Suez, quand Eisenhower ordonne aux troupes de l’« Alliance tripartite » (Grande-Bretagne, France et Israël) d’annuler leur invasion militaire de l’Égypte.

Alors que le nouveau leader nationaliste égyptien, Gamal Abdel Nasser, venait de nationaliser le canal de Suez, les puissances coloniales européennes, la France et la Grande-Bretagne, de concert avec Israël, avaient réagi en tentant une invasion. Mais l’intervention américaine force les troupes à se retirer. Finalement, une résolution de l’ONU, dirigée par les États-Unis, condamne l’invasion.

L’Italie est alors la seule nation européenne à voter pour la résolution. En 1957, Mattei, qui a déjà signé un accord de 75/25 avec Nasser (les équipements de forage de l’ENI dans la péninsule du Sinaï ont d’ailleurs été détruits par l’armée israélienne), pousse le président Gronchi à proposer officiellement à Eisenhower une alliance stratégique avec l’Italie, une sorte de « relation spéciale » en Méditerranée et dans les relations avec l’Afrique du Nord et le Proche-Orient.

Finalement, la lettre de Gronchi est bloquée par le ministre des Affaires étrangères Antonio Martino, un réactionnaire pro-britannique, faisant capoter l’initiative de Mattei.

Le soutien italien à l’action anticolonialiste américaine ne passe pas inaperçu au sein de l’administration américaine, notamment dans ce que Lyndon LaRouche appelle « l’Institution de la présidence ». Cette institution, qui dépasse le gouvernement en tant que tel, influence la politique à long terme sur les enjeux constitutionnels, même lorsque le président lui-même est déficient voire inapte.

Eisenhower aux côtés de son secrétaire d’État anglophile, John Foster Dulles.
Les vues du président américain sur le colonialisme britannique convergeaient avec celles de Mattei. Le conflit sur Suez en 1956 lui avait ouvert les yeux. Déjà, en 1954, Ike avait remis Churchill à sa place : « Le colonialisme, en tant que relation entre les peuples, est en voie de disparition. »

Ainsi, lorsque les présidents américains post-FDR, comme Harry Truman, ont été guidés par les politiques britanniques, l’Institution de la présidence a parfois pu agir pour éviter des désastres. Sous Eisenhower, les États-Unis ont un président viable, mais avec un puissant entourage d’influence britannique, représenté surtout au Département d’État, sous la direction de John Foster Dulles, banquier à Wall Street.

Le processus piloté par l’Institution de la présidence connaît une percée à partir de 1960, avec l’administration Kennedy.

Dans un rapport des services de renseignement de 1958, intitulé « Le néo-atlantisme en tant qu’élément de la politique étrangère de l’Italie », la faction Mattei en Italie est identifiée comme celle qui soutient l’action américaine à Suez et, en général, la politique anticoloniale. [5]

Les deux principales factions concurrentes qui émergent au moment de la crise de Suez sont désignées comme les « atlantistes » (ou « Européens », soutenant l’axe franco-britannique) et les « néo-atlantistes ». Ces derniers, qui incluent le président Giovanni Gronchi, le dirigeant du monopole pétrolier de l’État, Enrico Mattei, le chef du parti démocrate-chrétien Amintore Fanfani et le ministre des Affaires étrangères Giuseppe Pella, ont été accusés par l’opposition « atlantiste » de vouloir mener une politique agressive au Moyen-Orient, risquant de contrarier les alliés de l’Italie et de saper l’unité de l’OTAN.

Mais en fait, ce qu’on appelle le néo-atlantisme, tel qu’il est pratiqué par le ministre des Affaires étrangères Pella, ne diffère de la politique « atlantique » de ses prédécesseurs que par deux aspects : sur le fond, l’Italie est plus activement engagée à étendre son influence dans le monde arabo-musulman ; côté propagande, les intérêts nationaux de l’Italie prennent le pas sur la bataille idéologique du monde libre contre le bloc soviétique…

Ces groupes, surnommés « Américains », « néo-atlantistes » et « démo-musulmans », ont tendance à penser que le rôle des Etats-Unis, dans son action contre l’alliance militaire anglo-française contre l’Égypte, pourrait provoquer une scission irréparable au sein de l’OTAN, et que l’Italie devrait soutenir la puissance la plus forte, les États-Unis. Pour les « néo-atlantistes », une collaboration étroite avec les États-Unis permettrait à l’Italie de poursuivre avec profit ses intérêts traditionnels au Proche et Moyen-Orient.

Contrairement à l’idée avancée dans le rapport, rédigé par le Département d’Etat de John Foster Dulles, ce n’est pas parce que les États-Unis sont « la puissance la plus forte » que les néo-atlantistes italiens tendent à les soutenir, mais plutôt parce qu’ils mènent une politique basée sur des principes. Comme le précise un éditorial publié dans le quotidien du parti démocrate-chrétien, Il Popolo, en guise de commentaire au discours d’Eisenhower du 5 janvier 1958 (la « doctrine Eisenhower ») :

L’Italie, tout en étant cordialement proche de ses alliés continentaux, n’est pas sourde aux aspirations et aux exigences des peuples des rives asiatiques et africaines de la Méditerranée, et doit reconnaître, dans les propositions du président Eisenhower, des mesures appropriées au maintien de la paix entre les populations de la Méditerranée, et à la garantie que la paix pour tous signifiera également progrès pour tous.

Pour revenir au rapport, dans un chapitre intitulé « Les vues de Mattei », on peut lire que ce dernier

a déclaré à un haut responsable de l’ambassade américaine, le 28 août, qu’il pensait qu’une nouvelle approche était nécessaire en Afrique du Nord de la part des puissances occidentales. Il a déclaré que le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, et peut-être la Libye, devraient se joindre à un groupement ou une fédération souple qui s’associerait ensuite avec un groupe de pays d’Europe occidentale et avec... les États-Unis, afin de concevoir et mettre en œuvre un projet de développement économique à long terme visant à élever le niveau de vie de ces pays, et parvenir ainsi à la stabilité politique. La création d’un tel partenariat, a déclaré M. Mattei, servirait également l’objectif utile de créer un contrepoids aux aspirations de Nasser à diriger un monde arabe unifié.

L’Italie pourrait être extrêmement utile à ses alliés, y compris la France et les Etats-Unis, pour trouver une solution rationnelle à une situation qui semble actuellement sans espoir. Il a déclaré que les Français sont incapables de maintenir leur position en Afrique du Nord, que les Britanniques y sont impopulaires et que, si les Américains sont ‘moins mal aimés’ que les Britanniques ou les Français, leurs intentions et leurs actions sont néanmoins considérées avec suspicion, une suspicion qui ne s’attache pas à l’Italie, dont les conseils et l’aide sont acceptés sans réserve par les Arabes. (…) Mattei a aussi rappelé que Nasser et l’Egypte n’étaient pas perdus pour l’Occident, bien que Nasser ait mal agi au cours des derniers mois. Il a estimé que le moment était venu de lui faire de nouvelles ouvertures.

Le rapport conclut :

Tous les ‘néo-atlantistes’ ont probablement des tendances neutralistes. Il ne fait aucun doute que si des frictions entre les Etats-Unis et leurs alliés européens devaient se développer au point que l’OTAN soit dissoute et que l’Italie doive choisir entre les deux, l’Italie aurait d’abord tendance à se ranger du côté des États-Unis, mais cette orientation pro-américaine ne pourrait probablement perdurer que si l’Italie devait en tirer un avantage matériel, comme par exemple, le soutien financier américain aux intérêts de l’Italie au Proche-Orient. Si les États-Unis devaient repousser l’Italie, alors les tendances neutralistes des néo-atlantistes pourraient prévaloir sur leur orientation pro-américaine actuelle.

Le rapport identifie correctement l’orientation pro-américaine de la faction Mattei, même si elle est faussée par une interprétation utilitaire d’un choix autrement dicté par des principes. Le rapport est également affecté par la propagande britannique sur le soi-disant « neutralisme » de Mattei, le présentant comme un potentiel négatif. Cette hostilité est dirigée par les Britanniques, qui dépeignent Mattei comme « anti-américain » et enclin à conduire l’Italie hors de l’OTAN, dans le camp des neutralistes... Malheureusement, l’ambassade des États-Unis à Rome, sous la direction de Clare Booth Luce, a tendance à accepter cette désinformation.

En pleine Guerre froide, c’est une accusation terrible. La campagne britannique contre Mattei, stigmatisé « anti-occidental », s’intensifie lorsqu’en décembre 1958, il signe un accord avec Moscou pour la fourniture de 800 000 tonnes de pétrole brut en échange de caoutchouc synthétique produit par les usines d’ENI en Italie. Mattei est accusé de « faire des accords avec l’ennemi », bien que de nombreuses entreprises privées et publiques italiennes fassent déjà des affaires avec l’Union soviétique, sans parler des autres pays européens, qui ne s’en privent pas.

Le président Eisenhower voit Mattei d’un autre œil. Tout d’abord, il est conscient du problème que représente l’Empire britannique. Les événements de 1956 et l’affaire de Suez lui ont ouvert les yeux. Voici la leçon qu’il donne au Premier ministre britannique Winston Churchill, dans une lettre datée du 22 juillet 1954 :

Le colonialisme est en voie de disparition en tant que relation entre les peuples. Ce n’est plus qu’une question de temps et de méthode. Je pense que nous devons gérer cela de manière à gagner des adhérents aux objectifs occidentaux. Nous savons qu’il existe dans le monde un esprit de nationalisme tenace et croissant. Si nous essayions de l’endiguer, il éclaterait, comme une rivière puissante, à travers les barrières et pourrait faire des ravages. Mais encore une fois, comme une rivière, si nous sommes assez intelligents pour faire un usage constructif de cette force, alors le résultat, loin d’être désastreux, pourrait tourner grandement à notre avantage, particulièrement dans notre lutte contre le pouvoir du Kremlin... Si vous pouviez dire que dans vingt-cinq ans, chacune des colonies (à l’exception des bases militaires) devrait se voir offrir un droit à l’autonomie et à l’auto-détermination, vous électriseriez le monde.

Deuxièmement, Eisenhower admire personnellement Mattei. Le 23 septembre 1957, lorsque Dulles organise une rencontre entre le président et les compagnies pétrolières qui se sont opposées aux tactiques « déloyales » de Mattei vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, Eisenhower, en présence de Dulles, leur répond que la question n’intéresse pas le gouvernement américain, et que si Mattei réussit à établir des relations avec les pays arabes, c’est positif, notamment car d’autres pays occidentaux ne sont même pas capables d’entamer un dialogue, et enfin, qu’il apprécie Mattei comme l’archétype du « self-made man ». [6]

Une déclaration similaire d’Eisenhower, à propos de Mattei, est rapportée dans le compte-rendu d’une réunion du Conseil de sécurité nationale. [7]

Giuseppe Accorinti, qui a rejoint l’ENI en 1956, est nommé par Mattei directeur de l’Agip commerciale en Afrique du Nord en 1962. En commentant ces épisodes dans une discussion récente avec l’auteur de cet article, il a déclaré :

Mattei n’a probablement jamais eu connaissance de cette réaction de Eisenhower, car elle n’a été publiée que récemment, lorsque les documents ont été déclassifiés. S’il en avait eu connaissance, l’histoire aurait pu être différente.

Comparez l’estime d’Eisenhower pour Mattei et son mépris pour les doléances du cartel du pétrole, avec l’attitude du gouvernement britannique, comme le prouvent des documents déclassifiés.

Un rapport confidentiel adressé par l’ambassade du Royaume-Uni à Rome au Foreign Office, daté du 8 août 1961, indique que

Mattei peut nous créer des problèmes dans le monde arabe. (...) Il a l’intention d’entrer sur le marché africain.

En faisant cela, Mattei est convaincu que les pays africains se débarrasseront du colonialisme et « couperont leurs liens traditionnels avec la Grande-Bretagne. A ce moment-là, Mattei entrera en scène ». Ses théories sont en train de se réaliser, avance le rapport, « par exemple en Irak et en Algérie ». Il semble qu’il ait réussi à « infiltrer » l’Irak et à établir des contacts avec le FLN (Front de Libération nationale) en Algérie. Si les hostilités entre Mattei et les « compagnies pétrolières occidentales » continuent, « les problèmes prendront une nature politique ».

Selon un document rédigé le 7 août 1962 par A.A. Jarrett, un fonctionnaire du Foreign Office, l’ENI de Mattei

devient une menace croissante pour les intérêts britanniques, non pas au sens commercial... mais au sens politique, en jouant sur la méfiance latente envers les entreprises occidentales dans de nombreuses régions du monde, et en encourageant l’autarcie pétrolière, aux dépens des investissements et du commerce des entreprises britanniques. (…)
« Il ne fait aucun doute que l’influence et les offres d’aide d’ENI se sont considérablement étendues au cours des 18 derniers mois, en particulier en Afrique, que le Groupe a continué à rendre le sort des entreprises occidentales en Italie aussi inconfortable et peu rémunérateur que possible, et qu’il a l’intention d’étendre ses activités à l’ensemble de la Communauté [européenne] ainsi qu’au Royaume-Uni, qu’ils sont encore attachés au pétrole russe et qu’ils constituent l’un des principaux obstacles à la conclusion d’un accord raisonnable sur le pétrole russe dans les Six [Communauté européenne] et qu’ils influencent la réflexion de la Communauté sur les relations futures avec les pays producteurs, d’une manière qui ne peut que nuire aux compagnies pétrolières occidentales. Nos idées pour introduire la stabilité dans le marché pétrolier européen ne se concrétiseront pas si ENI étend ses pratiques actuelles sans contrôle, tandis que leur intervention dans d’autres parties du monde pourrait être au moins aussi préjudiciable pour les intérêts pétroliers occidentaux que les activités des Russes eux-mêmes.
 [8]

Kennedy et « l’ouverture à gauche »

Au plus tard en 1957, Mattei arrive à la conclusion que l’alliance entre la Démocratie chrétienne et les petits partis centristes est vouée à l’échec. La DC, qui n’a que 42 % des voix au Parlement, ne peut gouverner que par le biais de gouvernements de coalition. Cependant, les petits partis centristes, le Parti libéral (PLI), les sociaux-démocrates (PSDI) et le Parti républicain (PRI), ont des exigences disproportionnées par rapport à leur représentativité électorale. De plus, ils agissent souvent de manière réactionnaire. C’est ainsi que le ministre des Affaires étrangères, Antonio Martino, du petit Parti libéral, a intercepté la lettre du président Gronchi à Eisenhower. Le PLI de Martino, mais aussi le PRI et même le PSDI, s’allient avec les partisans du libre-échange au sein de la DC et bloquent les réformes sociales.

Dès lors, Mattei et ses partisans s’emploient à accélérer le projet d’ « ouverture à gauche », c’est-à-dire une alliance gouvernementale avec le Parti socialiste (PSI), qui, avec 14 % aux élections, a obtenu à lui seul plus de votes populaires que tous les partis centristes réunis.

Or les socialistes sont alliés au Parti communiste italien (PCI), très pro-soviétique. Le PSI reçoit ainsi de l’argent de Moscou. Cependant, son leader, Pietro Nenni, est favorable à une politique « autonomiste » vis-à-vis des communistes et à une rupture nette avec Moscou. Mattei commence alors à financer les socialistes et à promouvoir un processus d’assimilation totale du PSI dans le camp occidental.

Cette politique est soutenue par la Maison-Blanche de Kennedy, et implique des membres de l’équipe Kennedy, tels que John Kenneth Galbraith et Arthur Schlesinger, ainsi que le leader de l’United Autoworkers (travailleurs de l’automobile unis) Walter Reuther, entre autres. Leur contact dans l’administration Kennedy est le procureur général Robert Kennedy.

Avant de nommer un ambassadeur à Rome, le président Kennedy décide d’envoyer Averell Harriman en tournée européenne, en particulier en Italie.

À Rome, Harriman a des entretiens officiels avec le président Gronchi, le Premier ministre Fanfani, le ministre des Affaires étrangères Antonio Segni et les ministres de l’Economie. Mais il a également une réunion secrète avec Mattei. Cet entretien fait une grande impression sur Harriman. Comme le rapporte Leopoldo Nuti [9], Mattei se plaint à Harriman des compagnies pétrolières américaines et aborde la question de la décolonisation. Il qualifie ce sujet de nouveau « champ de bataille » entre l’Est et l’Ouest, critiquant la politique des pays occidentaux envers les nations nouvellement indépendantes. Quant à la situation italienne, Mattei déclare à Harriman que la poussée électorale du Parti communiste italien est due au fait que les réformes sociales en Italie ont été bloquées par de grands « intérêts institutionnalisés », et qu’il est nécessaire d’attirer les socialistes de Nenni dans le camp démocratique. Mattei déclare travailler depuis longtemps sur ce projet et se dit confiant de pouvoir rallier 40 % du parti en faveur de Nenni.

Dans son rapport à Kennedy, Harriman souligne :

A mon avis, nous avons contribué au renforcement du communisme (…) parce que nous n’avons pas été capables d’insister suffisamment sur les réformes sociales au moment du Plan Marshall, et parce que, récemment, les deux derniers ambassadeurs américains ont été identifiés à l’aristocratie et à la grande industrie.

Cependant, ajoute Harriman, le moment est maintenant très favorable en Italie. Il existe une sympathie importante pour la nouvelle administration américaine. Les Italiens considèrent en effet Kennedy comme un nouveau Roosevelt, notamment en raison de son côté humain, semblable à Roosevelt, capable de s’adresser à la fois aux gens ordinaires et aux gouvernements.

Lettre.

Le problème posé par l’ambassade de Rome est résolu avec la nomination de Frederick Reinhardt, un diplomate de carrière que Kennedy choisit personnellement.

Concrètement, en 1962, dans un moment critique, il défend Mattei contre des allégations lui prêtant l’intention de vouloir de faire sortir l’Italie de l’OTAN. Comme d’habitude, cette allégation a été diffusée par les services de renseignement britanniques, comme l’indique une note ultérieure, estampillée « strictement personnel et confidentiel », envoyée par le fonctionnaire du Foreign Office A.A. Jarrett. Datée du 7 août 1962, elle affirme :

« Quelqu’un a eu une conversation avec ‘une personnalité de premier plan dans l’industrie pétrolière’ qui a récemment été en contact avec Mattei et qui a déclaré que celui-ci lui avait dit : ‘Il m’a fallu sept ans pour amener le gouvernement à ‘l’apertura a sinistra’ (ouverture à gauche), je peux vous dire qu’il ne me faudra pas sept ans pour que l’Italie sorte de l’OTAN et devienne le chef de file des États neutralistes’. Il n’y a aucune raison de douter que cette déclaration ait effectivement été faite. » [10]

On peut présumer que les Britanniques alimentaient constamment le Département d’Etat avec de telles calomnies. A un moment donné, pour calmer le secrétaire d’Etat Dean Rusk, Reinhardt écrit que s’il est vrai que Mattei a soutenu « l’ouverture à gauche », cette politique a le soutien d’un large secteur de la politique italienne, et que l’ambassade n’a aucune preuve que Mattei veuille faire sortir l’Italie de l’OTAN. Reinhardt a également calmé Rusk sur la nature des accords pétroliers d’ENI avec la Russie.

Les accords pétroliers de Mattei avec l’URSS, relevant de la politique « d’ouverture à gauche » de la Démocratie chrétienne, provoque l’apoplexie, non seulement à Londres, mais aussi dans les milieux anglophiles du Département d’Etat américain. Ici, Mattei signe un accord pétrolier avec l’Union soviétique en 1960.

L’ambassadeur décide alors de se rendre à Washington pour discuter personnellement du sujet avec le secrétaire d’Etat. À la suite d’une réunion le 17 mars 1962, il est décidé que le sous-secrétaire d’État George Ball se rendra à Rome pour rencontrer Mattei. Mais auparavant, Mattei envoie Vincenzo Russo en émissaire à Washington pour fixer les dates d’une future visite de Mattei aux États-Unis, afin de discuter avec Kennedy de « sujets qui dépassent la question du pétrole ». A la suite de cette réunion, George McGhee, qui était présent, rencontre W.R. Stott, de la Standard Oil du New Jersey (qui deviendra par la suite Exxon), pour discuter d’un accord avec Mattei.

Pendant ce temps à Rome, en février 1962, le premier gouvernement avec une demi « ouverture à gauche », c’est-à-dire un soutien extérieur des socialistes, s’est formé, sous la direction de Fanfani. L’approbation de cette démarche par l’administration américaine est signalée par la présence à Rome, en février 1962, de Bobby Kennedy et d’Arthur Schlesinger, la veille du jour où le cabinet prête serment.

Enfin, le 22 mai, Ball rencontre Mattei à Rome. Ils évoquent les détails de la prochaine visite de Mattei aux États-Unis et de sa rencontre avec Kennedy. Ball rencontre aussi Nenni, le dirigeant du PSI, et, brièvement, le pape Jean XXIII. Il rédige un rapport général de sa visite à Rome, décrivant une situation en évolution positive, tant sur le plan politique qu’économique. Il est intéressant de noter que Ball est très impressionné par le concile œcuménique Vatican II, qui incarne un changement historique de l’Église catholique en faveur du développement des peuples. Il laisse entendre que l’Italie pourrait être « l’allié que nous recherchons tous » :

L’un des éléments surprenants est que, bien que l’Italie ait été une puissance coloniale comme toutes les autres (mais qui l’est devenue, en fait, beaucoup plus récemment que la France, l’Angleterre ou la Hollande, et par des méthodes plutôt brutales comme la guerre d’Éthiopie), malgré tout cela, les populations autour de la Méditerranée, sur les côtes africaines et moyen-orientales, ne la considèrent pas comme une ancienne puissance coloniale, ce qui lui donne un avantage énorme. Je ne serais absolument pas surpris que l’Italie devienne la nation commerciale dominante sur les rives africaines et moyen-orientales de la Méditerranée, et jusqu’à la Somalie et même l’Éthiopie. (…)

Londres est d’une importance capitale, ainsi que Paris, Bonn et bien d’autres places. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus dire qu’il existe une capitale d’un seul pays qui n’ait son importance et sa signification pour les États-Unis. Ce que j’essaie de dire, c’est que nous ne devrions pas nous laisser hypnotiser par les noms d’endroits avec lesquels nous sommes devenus si familiers du point de vue des crises et des problèmes, à l’exception de l’Italie, d’où peut émerger un élément, un facteur, une technique, une dynamique de grande valeur pour nous tous. Regardez l’Italie... de cet ancien pays peut surgir, non pas à notre insu mais sans que nous le remarquions, la chose, l’élément, l’allié que nous recherchons tous. [11]

Pour comprendre ce que Ball entend par « l’allié que nous recherchons tous », on doit revenir à l’article de 1958 sur le « néo-atlantisme ». Officiellement, les États-Unis ont beaucoup d’« alliés » en Europe. L’OTAN n’est-elle pas une alliance, l’« Alliance occidentale » ? C’est ce qu’on lit dans les manuels scolaires aujourd’hui. En réalité, sur le principal front stratégique, qui est l’abolition du colonialisme et l’établissement d’une communauté d’États-nations indépendants dans le monde, comme l’envisageaient Franklin Roosevelt puis Kennedy, les États-Unis ont très peu d’alliés.

L’auteur Benito Livigni est convaincu que l’administration Kennedy et la faction Mattei planifiaient une alliance stratégique de grande envergure. En 1962, Livigni, qui travaille pour ENI en Sicile, rend régulièrement compte à Mattei sur l’exploitation du pétrole sur l’île. « Lors de l’une de nos dernières rencontres, au cours d’un déjeuner, Mattei m’a laissé entendre qu’il était sur le point de conclure un accord avec Kennedy. ’Les choses vont changer avec la nouvelle administration américaine’, déclara-t-il. »

Mattei négocie un accord avec le gouvernement algérien nouvellement indépendant, qui doit être signé en novembre, et un accord secret avec l’Irak. En 1958, un coup d’Etat militaire a renversé la monarchie. Le nouveau gouvernement, dirigé par le général Abdul Karim Qassim, entame immédiatement des négociations avec ENI en vue de libérer le pays de sa dépendance à l’égard de l’accord pétrolier britannique avec l’Irak. En décembre 1961, le gouvernement de Qassim promulgue une loi annulant 99 % des territoires concédés à l’Iraq Petroleum Company, le consortium britannique. Lors de la révision de la concession, le gouvernement irakien est assisté techniquement par les experts d’ENI.

Cette décision déclenche toutes les sonnettes d’alarme au sein du Foreign Office britannique. Dans un document récemment déclassifié, l’ambassadeur britannique Ashley Clarke rapporte qu’il a reçu l’ordre du gouvernement de Sa Majesté d’exercer une pression officielle sur le gouvernement Fanfani pour tenir Mattei à l’écart de l’Irak. Fanfani s’incline et fait encore pression sur Mattei à propos du pétrole soviétique, après quoi Mattei « est très clair et dit à Fanfani que dès lors, il lui retire tout soutien politique ». Selon Livigni, il transfert son soutien financier à Aldo Moro, qu’il estime plus compétent et indépendant que Fanfani (Moro dirigera finalement le premier gouvernement de centre-gauche, incluant le PSI). Mattei, écrit Livigni, est convaincu qu’avec le soutien qu’il a déjà obtenu de Kennedy, il peut maintenant se débarrasser de Fanfani. [12]

Le 30 septembre, le gouvernement irakien annonce la formation de l’Iraq National Oil Company (Inoc). Livigni précise que cela doit rester secret, car l’étape suivante est une coentreprise entre Inoc et ENI, la Iraqi Italian Oil Company, qui développerait, explorerait et produirait 20 millions de tonnes de pétrole par an.

Moins d’un mois plus tard, Mattei est assassiné. En 1963, alors que l’on ne sait pas encore quel sera son successeur, le ministère britannique des Affaires étrangères écrit :

En dehors des territoires abandonnés disponibles au Moyen-Orient, il y a la dangereuse possibilité qu’ENI cherche à obtenir des concessions d’exploitation pétrolière dans les territoires irakiens qui ont été retirés à l’IPC [Iraq Petroleum Company] par l’ancien président Qassim. Dans ce cas, sa querelle avec les compagnies pétrolières internationales entrerait dans une phase beaucoup plus sérieuse. [13]

Après la mort de Mattei, l’administration Kennedy continue à soutenir le projet d’ouverture à gauche, culminant avec la rencontre entre JFK et Nenni à l’ambassade des États-Unis à Rome, le 1er juillet 1963. Dans le briefing préparé par la CIA pour Kennedy, alors que Nenni est décrit comme un homme courageux, en nette rupture avec les communistes, et peut-être l’homme politique le plus populaire d’Italie, Aldo Moro est présenté comme le leader politique le plus puissant pour l’avenir, si le projet de centre-gauche aboutit. Moro deviendra en effet l’homme politique le plus puissant d’Italie, et les Britanniques le tueront aussi, en 1978, en utilisant le groupe terroriste des Brigades rouges.

L’affrontement de Kennedy avec les Britanniques

Tout le monde parle de la « relation spéciale » entre Washington et Londres dans l’après-guerre. Cette expression, inventée par Winston Churchill, ne correspondait, au mieux, qu’à la manière dont les Britanniques souhaitaient façonner leur relation avec les États-Unis. Un compte rendu ayant le mérite de la franchise, du côté britannique, nous est donné par Harold Macmillan, le successeur d’Anthony Eden au poste de Premier ministre après la crise de Suez, et qui tenta d’engager Kennedy dans un partenariat stratégique.

Nous (...) sommes des Grecs dans cet empire américain. Nous voyons les Américains un peu comme les Romains apparaissaient aux yeux des Grecs : un grand peuple, vulgaire, affairé, plus vigoureux que nous, mais aussi plus oisifs, aux vertus plus intactes mais aussi plus corrompus. Nous devons diriger le QGF [Quartier général des forces alliées] comme les esclaves grecs dirigeaient les opérations de l’empereur Claude. [14]

En réalité, la mise en œuvre de cette version moderne du schéma Athènes-Rome s’est avérée ardue. Des documents déclassifiés et d’autres documents historiques montrent que les Etats-Unis, à l’exception de l’administration Truman, se sont toujours trouvés en conflit avec les objectifs et les politiques de l’Empire britannique, parfois de façon spectaculaire, comme dans la crise de Suez.

C’est prouvé également dans le cas de l’administration Kennedy, au moins sur deux points de conflit majeurs : la crise du Congo et la question de la dissuasion nucléaire.

Alors que la politique de Kennedy envers l’Afrique est généralement décrite comme un semi-échec, elle représenta au contraire un véritable changement de la politique américaine, allant vers un rejet sans compromis du système colonial européen, quitte à mettre en danger les relations Est-Ouest.

Lorsqu’il présidait la sous-commission des relations étrangères du Sénat sur l’Afrique, Kennedy avait donné des signes spectaculaires de son intérêt pour le continent. Il critiquait l’administration Eisenhower pour sa réticence à soutenir les mouvements d’indépendance africains. Pendant l’année de sa campagne électorale de 1960, 17 nations africaines étaient devenues indépendantes.

La première nomination annoncée par Kennedy, avant même celle du secrétaire d’État, est celle de Mennen Williams au poste de secrétaire d’Etat adjoint aux affaires africaines. Rappelant le clivage politique en Italie entre « Européens » et « néo-atlantistes », l’administration Kennedy comprenait des « Européens » et des « africanistes ».

Tout au long de l’année 1962, Kennedy doit faire face au chaos que les Belges ont laissé au Congo, où aucune transition vers l’indépendance n’a été préparée. Malgré la complication de la crise des missiles de Cuba, qui occupe totalement l’administration américaine en octobre-novembre de cette année-là, Kennedy réussit à faire échouer la sécession – soutenue par les Britanniques – du Katanga, région du Congo riche en ressources minérales.

Selon un historien :

Sur la crise du Congo, la divergence entre les approches britannique et américaine s’était accrue au cours de l’année 1961-1962. Les Britanniques pensaient que toute action ferme des Nations unies visant à mettre fin à la sécession de la province congolaise du Katanga, riche en minerais, pourrait déstabiliser la fragile Fédération d’Afrique centrale qu’ils avaient établie au sud. Ils étaient également préoccupés par les implications potentielles, pour leurs autres possessions coloniales, de l’imposition de sanctions économiques ou de l’intervention, par la force, de l’ONU au Katanga. [15]

Tout cela se déroule dans le contexte d’un autre développement, qui entraîne la détérioration des relations américano-britanniques, presque jusqu’à la rupture. Par une série d’actions unilatérales, le gouvernement américain entame une politique systématique d’exclusion des Britanniques du marché occidental de l’armement, de sorte que Londres en vient à soupçonner, peut-être à juste titre, que les États-Unis cherchent à miner la dissuasion nucléaire britannique.

Tout d’abord, les États-Unis parviennent à convaincre les partenaires de l’OTAN d’acheter le missile sol-sol américain Sergeant plutôt que le système Blue Water de conception britannique. Ensuite, ils décident de vendre des missiles Hawk à Israël, réduisant ainsi les opportunités britanniques de vendre leur système Bloodhound. En réaction, Macmillan envoie l’un des messages personnels les plus extraordinaires jamais envoyés par un Premier ministre britannique à un président américain :

Je ne peux pas croire que vous ayez été au courant de cette honteuse supercherie. Pour ma part, je dirais franchement que j’ai du mal à trouver les mots pour exprimer mon sentiment de dégoût et de désespoir. Je ne vois pas non plus comment vous et moi pourrions, sur cette base, mener les grandes affaires du monde... J’ai demandé à nos fonctionnaires de me faire parvenir une liste de tous les accords que nous avons conclus ensemble dans différentes parties du monde. Cela rend certainement nécessaire de reconsidérer toute notre position sur ce sujet et les questions annexes. [16]

La crise culmine lorsque l’administration américaine annonce, en novembre, l’annulation du Skybolt, un missile balistique tiré depuis un avion, sur lequel la Grande-Bretagne compte comme vecteur pour sa force de frappe. Londres est convaincu que

l’annulation du Skybolt pourrait faire partie d’un complot américain visant à saper la dissuasion nucléaire britannique. (...) Le danger d’une rupture durable des relations anglo-américaines sur cette question était donc réel.  [17]

Finalement, un accord est conclu lors de la conférence de Nassau en décembre, aux termes duquel les États-Unis promettent de fournir à la Grande-Bretagne les lanceurs Polaris.

Ils exigent toutefois qu’il fasse partie d’une force multilatérale de l’OTAN, bien que la Grande-Bretagne maintienne son refus d’une double de clé sur les ogives. En dépit de ce qui semble être un succès britannique dans les négociations, Macmillan redoute que l’administration ne revienne sur l’accord.

Pendant ce temps, le nouveau président français, Charles de Gaulle, bloque la demande de la Grande-Bretagne de rejoindre la Communauté économique européenne. Après que De Gaulle eut annoncé cette décision en janvier 1963, Macmillan écrit :

Toute notre politique intérieure et extérieure est en ruines. Nos plans de défense, de l’air à la mer, ont été radicalement modifiés. L’unité européenne n’existe plus ; la domination française de l’Europe est une caractéristique nouvelle et alarmante ; la popularité de notre gouvernement décline rapidement. Nous avons tout perdu, sauf notre courage et notre détermination. [18]

La tentative de faire diriger l’« empereur » américain par les esclaves grecs sur la Tamise a échoué lamentablement. En raison de son échec à faire rayonner l’Empire, Macmillan est écarté via le fameux scandale Profumo. A cet « empereur », les Britanniques appliqueront la même année la « solution Mattei »...


[1Comme le rapporte le journal Le Monde en 1997 : « Il aura fallu trente-cinq ans pour avoir la confirmation que le président de l’ENI (groupe public d’hydrocarbures), Enrico Mattei, tué lors d’un accident d’avion, le 27 octobre 1962, a bien été victime d’un attentat. Jeudi 20 novembre, le parquet de Pavie a en effet officiellement annoncé qu’une bombe avait été placée dans le bimoteur Morane-Saulnier qui, en provenance de la Sicile, a explosé en vol entre Milan et Pavie. Le pilote et un journaliste américain avaient également péri dans ce qui, à plusieurs reprises, avait été désigné par la justice comme un pur et simple accident. Il faudra attendre 1994 pour que les propos de repentis de la Mafia fassent rouvrir l’enquête et que les nouveaux examens pratiqués sur le corps d’Enrico Mattei et les expertises permettent de conclure à la thèse de l’attentat ».

[2James R.V. Ellison, « Explaining British Policy Towards European Integration in the 1950s », European Union Studies Association (EUSA), Biennial Conference, 1995 (4th), May 11-14, 1995, Charleston, S.C.

[3« Après la chute de l’Empire Ottoman au Moyen-Orient, les magnats du pétrole se réunirent et se mirent d’accord sur la façon dont la région devait être partagée entre eux, en utilisant un stylo rouge pour indiquer les divisions. Les membres de la Turkish Petroleum Company (TPC : Royal Dutch/Shell, British Petroleum et CFP) s’engagèrent à ne pas opérer, sauf par l’intermédiaire de la compagnie, dans la zone délimitée sur la carte par la ligne rouge. Cette zone comprend presque tout l’ancien Empire ottoman (sauf l’Égypte et le Koweït) : dans les zones situées en deçà de la ligne rouge, les entreprises américaines pouvaient faire une offre pour la sous-location d’un territoire, mais à condition de demander une autorisation ou d’inclure TPC dans leurs activités. En juillet 1928, l’Accord sur la ligne rouge est officiellement signé. Il attribue, sans qu’on le sache à l’époque, la plus grande région productrice de pétrole (principalement l’Arabie saoudite et l’Irak) à des entreprises non américaines. Il faudra l’intervention du gouvernement américain pour que les autres compagnies autorisent Exxon à participer à leurs projets. » (Toyin Falona et Ann Genova, dans The Politics of the Global Oil Industry, Greenwood Publishing Group, 2006.

[4Il s’agissait de la Anglo-Iranian Oil Company (aujourd’hui BP), Gulf Oil (intégré par la suite dans Chevron), Royal Dutch Shell, Standard Oil Company of California (SoCal, aujourd’hui Chevron), Standard Oil Company of New Jersey (S.O. ou Esso, plus tard Exxon, maintenant ExxonMobil), Standard Oil Company of New York (Socony, intégrée dans Exxon Mobil) et Texaco (fusionné plus tard avec Chevron).

[5Intelligence Report N. 7641, « Neo-Atlanticism as an Element in Italy’s Foreign Policy » 10 janvier 1958, dans NAW, RG 59, Reports of the Bureau of Intelligence and Research, cité dans Leopoldo Nuti, Gli Stati Uniti e l’apertura a sinistra, Bari 1999.

[6Giuseppe Accorinti, Quando Mattei era l’impresa energetica, io c’ero, 2007.

[7D’après Eisenhower, Mattei a simplement suivi l’inexorable loi de la concurrence. Voir le procès-verbal de la 337e réunion de la NSC, le 22 septembre 1957. Rapporté dans Alessandro Brogi, « Ike and Italy : The Eisenhower Administration and Italy’s ’Neo-Atlanticist’ Agenda’ » , Journal of Cold War Studies, été 2002. La date diffère d’un jour de celle rapportée par Accorinti. Il pourrait s’agir d’un briefing du NSC au président, en préparation de la réunion avec les compagnies pétrolières, ou alors l’un des deux auteurs a fait une erreur.

[9Memorandum of conversation, March 10, 1971, in JFKPL, NSF, in Nuti, op. cit.

[10Cf. Casarrubea, op. cit.

[11Rapport de George Ball, consulté en facsimile par l’auteur, par Benito Livigni.

[12Livigni, In nome del Petrolio (Rome 2006).

[13Casarrubea, op. cit.

[14Extrait du livre de Nigel John Ashton, Harold Macmillan and the ’Golden Days’ of Anglo-American relations revisited, 1957-63 (en ligne). Ce passage est tiré d’une conversation entre Macmillan et le journaliste Richard Crossman, au quartier général des forces alliées en Afrique du Nord, pendant la guerre.

[15Ibid.

[16Ibid.

[17Ibid.

[18Ibid.