Allemagne : Le mouvement pour la paix de retour ?

mercredi 25 mai 2022

Chronique stratégique du 25 mai 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Un vent de révolte se lève contre l’OTAN dans le monde entier, comme nous l’avons montré dans la chronique précédente et dans l’article « Rester dans l’OTAN ? la France s’interroge ».

En Allemagne également, où le gouvernement du chancelier Scholtz se plie à l’agenda des Anglo-américains, la politique belligérante de l’Alliance atlantique rencontre de plus en plus de critiques.

Général Kujat : l’Allemagne doit agir pour la paix

Dans une tribune publié mi-mai dans le Preußische Allgemeine Zeitung, le général Harald Kujat (à la retraite), chef d’état-major de la Bundeswehr allemande (2000-2002) et président du Comité militaire de l’OTAN (2002-2005), a lancé un avertissement sans équivoque : la stratégie actuelle visant à faire gagner l’Ukraine contre la Russie nous entraîne dans une situation similaire à la crise des missiles de Cuba, à la différence près que l’épicentre de cette situation se trouverait cette fois-ci en Europe. Kujat cite notamment l’amiral Charles A. Richard, commandant du Commandement stratégique américain (US STRATCOM), responsable du déploiement des forces nucléaires américaines, qui a récemment déclaré devant la commission des services armés du Sénat que « la guerre en Ukraine (...) montre que nous avons un déficit de dissuasion et de sécurité fondé sur la menace d’une utilisation limitée du nucléaire ».

Le général allemand exhorte son pays à jouer un rôle clé pour stopper la dynamique actuelle d’escalade militaire, notamment en ne livrant pas d’armes lourdes à l’Ukraine, et en favorisant la reprise des pourparlers américano-russes.

Le chancelier allemand a la stature nécessaire pour persuader le gouvernement américain, ainsi que le président [Emmanuel] Macron, de parvenir à une solution négociée, a fait valoir Kujat dans une interview accordée au magazine mensuel allemand Cicero. Tout comme Helmut Schmidt, avec le président français Giscard d’Estaing et le Premier ministre britannique James Callaghan, a convaincu le président Jimmy Carter, début janvier 1979, de respecter les intérêts de la sécurité européenne en matière de contrôle des systèmes d’armes nucléaires. Ce dont le gouvernement allemand doit s’abstenir en tout cas, c’est de toute forme d’armement verbal !

250 000 signataires contre la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine

Dix jours après sa publication le 29 avril, plus de 250 000 personnes avaient signé une lettre ouverte, initiée par une trentaine de personnalités intellectuelles et culturelles allemandes, demandant au chancelier allemand Olaf Scholz de ne pas livrer d’armes lourdes à l’Ukraine, comme il en a manifesté l’intention suite au vote du Bundestag du 28 avril demandant au gouvernement d’accroître son aide militaire au régime de Kiev.

Nous saluons le fait que vous ayez jusqu’à présent si soigneusement examiné les risques, souligne la lettre : le risque de voir la guerre se propager à l’intérieur de l’Ukraine ; le risque de la voir s’étendre à l’ensemble de l’Europe ; le risque, en fait, d’une 3ème guerre mondiale. Nous espérons donc que vous reviendrez à votre position initiale et que vous ne fournirez pas, directement ou indirectement, de nouvelles armes lourdes à l’Ukraine. Au contraire, nous vous demandons instamment de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour contribuer à l’instauration d’un cessez-le-feu dans les meilleurs délais, un compromis que les deux parties pourront accepter.

L’une des initiatrices de la lettre, la leader féministe Alice Schwarzer, a mis en garde contre le danger de troisième guerre mondiale lors d’un passage à la radio Deutschlandfunk, le 2 mai. Si l’Allemagne livre des armes offensives à l’Ukraine, « nous devons nous demander si nous ne sommes pas en train de provoquer une escalade du drame », a-t-elle déclaré. « Nous avons atteint un point [...] où l’Allemagne — et toute l’Europe occidentale — risque de devenir cobelligérants dans cette guerre ». Schwarzer a également fait référence à des enquêtes montrant que la moitié des Allemands interrogés étaient opposés à la livraison d’armes supplémentaires.

La Saxe et Volkswagen pour une résolution diplomatique

Le Premier ministre de Saxe, Michael Kretschmer, qui est également vice-président fédéral de la CDU, s’est rangé du côté des critiques des livraisons d’armes allemandes à l’Ukraine. Comme l’a rapporté le Bild Zeitung, il a déclaré lors d’une réunion conjointe du présidium de la CDU le 2 mai à Düsseldorf que « la lettre ouverte [évoqué précédemment, ndlr] au Chancelier ne représente pas la majorité de l’opinion publique, mais certainement l’opinion majoritaire de la société — y compris la mienne ».

S’exprimant le soir-même sur le site saechsische.de, Kretschmer a réaffirmé que de nombreuses personnes partagent les préoccupations et les inquiétudes décrites dans la lettre :

Cette question doit être traitée sérieusement. (...) Sur un sujet aussi important que la guerre et la paix, qui nous concerne tous, un large éventail d’opinions devrait être inclus dans la discussion. Il faut s’en occuper sérieusement. (…) Le but est de forcer un cessez-le-feu. La Russie sera une réalité même après cela.

De son côté, le patron de Volkswagen Herbert Diess a appelé le 9 mai l’UE à œuvrer en faveur d’une résolution diplomatique de la guerre en Ukraine, pour le bien de l’économie du continent. « Je pense que nous devrions faire le maximum pour vraiment arrêter cette guerre et revenir à des négociations et essayer d’ouvrir à nouveau le monde », a-t-il déclaré lors du sommet « Future of the Car » du Financial Times. « Je pense que nous ne devrions pas renoncer aux marchés ouverts et au libre-échange, et que nous ne devrions pas renoncer à négocier et à essayer de trouver un accord ». Auparavant, Diess avait déjà prévenu qu’une guerre prolongée ferait plus de dégâts en Allemagne et en Europe que la pandémie COVID-19.

Des auteurs et artistes disent « non » à la russophobie

Le 6 mai, une trentaine d’auteurs, chanteurs, acteurs et figures du monde du spectacle ont publié une autre lettre ouverte, celle-ci adressée au président fédéral allemand Frank-Walter Steinmeier, au chancelier allemand Olaf Scholz, au gouvernement allemand et à la commissaire fédérale chargée de la politique des droits de l’homme et de l’aide humanitaire, Luise Amtsberg.

L’auteur Wolfgang Bittner, signataire de l’appel de l’Institut Schiller pour une nouvelle architecture de sécurité et de développement pour toutes les nations, et orateur à la conférence du 9 avril de l’Institut Schiller sur le même sujet, est l’un des initiateurs de cette lettre, qui a été signée par plus de 1 000 personnes dans les deux premiers jours de sa publication.

Par cette lettre ouverte, nous, créateurs de la culture et de l’art, amis et partisans de la culture et de l’art, nous nous tournons vers la politique et l’opinion publique avec inquiétude et consternation, car nous sentons que la démocratie et la société libre du pays sont en train de connaître un dangereux déséquilibre, affirment les signataires. Un indicateur de cette situation est l’escalade choquante de la discrimination et de la dégradation des citoyens russophones dans notre pays, qui ne cesse de s’intensifier pratiquement chaque jour, et ce dans une Allemagne qui a été un pionnier de l’Union européenne.

Les signataires évoquent notamment le fait que les associations russo-allemandes, chargées de favoriser les relations économiques, humanitaires et culturelles entre les deux pays, sont sur le point de s’effondrer ; les entreprises allemandes et européennes, qui contribuent par leurs relations commerciales aux relations de bon voisinage, sont condamnées à la ruine par le gouvernement.

Le totalitarisme de la pensée

Des signaux plus inquiétants encore proviennent de l’arène culturelle : les contrats avec la soprano russe Anna Netrebko et le chef d’orchestre russe Valery Gergiev ont été annulés parce qu’ils ne se sont pas suffisamment démarqués de leur pays d’origine. Bien que la loi fondamentale allemande garantisse la liberté d’expression et d’opinion, les personnes méritantes de la communauté artistique sont contraintes d’adopter la ligne du parti, sous peine d’être licenciées.

Les classiques russes tels que ceux d’Alexandre Pouchkine et de Léon Tolstoï sont bannis des programmes scolaires dans toute l’Europe, et les représentations de compositions et de pièces de théâtre russes sont verboten (interdites), ou annulées par anticipation. Les gens sont menacés, humiliés, leurs biens sont détruits ; ils sont conspués dans les médias sociaux et invités à quitter le pays. Les Russes ne sont plus les bienvenus dans les magasins et les restaurants.

« Nous ne pouvons pas accepter que la culture, qui est l’un des biens les plus précieux de l’humanité, soit étranglée, maltraitée et privée de ses pouvoirs pacificateurs et contraignants, concluent les signataires. L’autodafé de livres dans les lieux publics sera-t-il la prochaine étape de ‘l’Europe cultivée’ ? Dans un processus de paix entre la Russie et l’Ukraine, il est important et dans l’intérêt de tous de favoriser les intérêts communs, et non une division complète et irréconciliable ».

« Nous, les soussignés, demandons une remise en question immédiate de la politique et des médias allemands, afin de contrer la russophobie rampante en Allemagne et en Europe. Nous demandons au président fédéral et à la Cour constitutionnelle fédérale de prendre note des violations du droit à la liberté d’expression et d’opinion, d’y mettre fin et de protéger les citoyens respectueux de la loi contre les attaques haineuses. Nous demandons aux autorités et aux autres organismes publics de s’abstenir de fomenter la haine ethnique contre les Russes, tout ce qui est russe est lié à la Russie ».

Au contraire, toutes les mesures possibles doivent être prises contre l’incitation à la haine et les incidents criminels, afin de continuer à donner de l’espace à l’échange entre les cultures et à leurs forces pacificatrices inhérentes. La paix commence en nous. La paix n’est pas une voie à sens unique, mais la guerre est toujours une impasse ! La paix doit être faite pour les peuples, pas contre eux. La culture est la paix — la paix a besoin de la culture.

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