Annulation des dettes : faux débat, vrai sujet

mercredi 21 avril 2021, par Karel Vereycken

Ceci est la version longue d’un article paru dans le mensuel Nouvelle Solidarité d’avril 2021. Il est donc réservé aux abonnés. Pour découvrir nos publications et s’abonner, c’est ici.

Le 9 avril 2021, le loup est sorti du bois. Comme chaque année, occupation financière oblige, les États membres de l’UE sont tenus « de présenter leur programme annuel de stabilité ou de convergence avant la fin du mois d’avril ».

Si la Commission et le Conseil européens rappellent que pour aider les États à faire face à l’explosion des dépenses liées à la pandémie, elle avait activé en mars 2020 la « clause dérogatoire générale » du Pacte de stabilité et de croissance [1], Bruxelles siffle aujourd’hui la fin de la récré.

Car :

cette clause ne suspend pas les procédures du pacte mais permet aux États membres de s’écarter temporairement de ses exigences budgétaires normales, à condition que cela ne mette pas en péril la viabilité budgétaire à moyen terme ». (Source)

D’après Les Echos, Bercy, de concert avec aussi bien l’Élysée que Matignon, présentera bientôt la réponse française, le premier document à baliser le paysage budgétaire d’après-crise pour la France, avec des prévisions qui vont jusqu’à la fin du prochain quinquennat.

Plus royalistes que le Roi, les obsédés de la dette française sont de retour. Alors que Bruxelles n’exclut même pas de prolonger cette clause dérogatoire si la pandémie l’exige, Macron et Castex semblent hantés par l’idée d’étouffer tout débat sur la dette. La petite secte des sophistes libéraux qui tiennent aujourd’hui le plateau de BFM comme jadis l’Inquisition la Sorbonne s’est d’ailleurs insurgée :

Vous vous rendez-compte chers auditeurs, on a même des élus qui discutent au Parlement s’il faut ou pas payer la dette !

Abolitionnistes contre anti-abolitionnistes

Il est vrai qu’anti-abolitionnistes et abolitionnistes se crêpent le chignon à coup de tribunes publiées dans Le Monde ou le Journal du Dimanche tout en passant à côté du vrai sujet : le crédit pour quoi faire et comment engendrer des vraies richesses ?

Pour les anti-abolitionnistes (BCE, Banque de France, Bercy, etc.), la vie est plus simple : une dette « ça se paie ». Un effacement de ce type porterait gravement atteinte à la « qualité » de la signature de l’État français et plus personne ne voudrait prêter à la France. Et surtout, avec des taux très bas et encore pendant longtemps, il suffit de « rouler » la dette : on emprunte pour payer l’existant qu’on étale autant que possible dans le temps ou qu’on transformera, comme le fit François Ier, en dette perpétuelle.

Pourtant si de nombreuses annulations et moratoires sur la dette jalonnent l’histoire de France, notre pays, par le projet qu’il s’engage à réaliser et le dynamisme de sa population, a toujours su attirer les investisseurs.

Sans parler d’une dévaluation de 80 % du franc (et donc de la dette) en 1922, rien qu’entre 1558 et 1788, la France fait défaut à huit reprises. Elle n’est pas isolée dans ce cas, car l’Espagne fait également défaut en 1557, 1575, 1596, 1607, 1627 et 1647 ; l’Angleterre fait de même en 1472, 1594 et 1672.

Pour Henri IV, la dette valait bien un mariage. En se mariant avec la « grosse banquière » Marie de Médicis, le bon roi rafle une dot de 2 millions de livres dont 1 million payé au comptant pour annuler la dette contractée par la France auprès de la banque Médicis, banquiers créanciers auprès du roi de France — certes, on voit mal Macron s’offrir à Christine Lagarde. Dans la plupart des cas, il s’agissait de « moratoires », période de suspension des paiements qui ouvraient à une réduction négociée de la dette, chose impensable aujourd’hui pour les anti-abolitionnistes.

De leur côté, pour les abolitionnistes (Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg, Yannick Jadot, Communistes, etc.), il s’agit de saisir l’occasion pour « transformer » les statuts de la BCE. En effet, sournoisement et bien que cela lui soit proscrit, l’institution de Francfort, en achetant de façon massive les Bons de trésor émis par les États sur le marché secondaire, s’est engagée de façon croissante à « monétiser » la dette des États.

À ce jour, l’État français doit 600 milliards d’euros, un quart de sa dette totale, à la BCE. Du coup, cette dette des États envers la BCE est en quelque sorte envers eux-mêmes, puisqu’ils en sont les actionnaires. En théorie, un effacement ne serait donc qu’un simple jeu d’écriture. Un effacement, obligera-t-il les actionnaires de la BCE à renflouer l’institution ? En théorie, non. Elle pourra créer de la monnaie ex-nihilo pour s’auto-renflouer, comme une vraie banque nationale aurait pu le faire. Mais comme nous l’avons vu, elle n’est pas une vraie banque nationale.

Une annulation, plaident les abolitionnistes, offrirait cependant une bulle d’air permettant de nous ré-endetter auprès des banques privées pour une somme équivalente qu’on pourrait investir dans une relance fondée non pas sur une montée en gamme de nos technologies et modes de production énergétiques (nucléaire, hydrogène, etc.) mais pour imposer le grand bond en arrière que réclament la finance verte et le Great Reset cuisiné à Davos.

Circuits du Trésor

Le magazine Alternatives Économiques, dans sa livraison d’avril, veut nous faire croire qu’on pourrait transformer la BCE en « État-banquier » en le dotant du mécanisme des « circuits du Trésor » dont se servait la Banque de France dans l’après-guerre. Avant les années 1960, l’État pouvait ouvrir les robinets du crédit tout en faisant revenir, par des moyens contraignants, l’argent dans les caisses de l’État. Les établissements publics, comme les hôpitaux ou les PTT, et un ensemble de « satellites », tels que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ou encore le Crédit foncier, en tant que « correspondants » du Trésor, avaient l’obligation de déposer leurs liquidités sur un compte au Trésor public.

Ce qu’ils oublient tous, c’est que statutairement, la BCE n’est pas le « créancier de dernier ressort », pour la simple raison que l’UE n’est pas un État et que donc la BCE n’est pas cette vraie banque nationale dont on aurait besoin. Or, je ne vois guère d’abolitionnistes plaider, du moins ouvertement, pour transformer l’UE en cet État supranational dont rêvaient les fédéralistes européens promus par Churchill et les États-Unis. Il faut croire qu’ils cachent leur jeu... ou leur compétence ! Ensuite, j’attends le jour où Jean-Luc Mélenchon irait à Berlin convaincre Mme Merkel de cette excellente idée…

À cela s’ajoute que personne n’aborde le fardeau des dettes qui plombent nos hôpitaux, EDF, la SNCF ou celle qui conduit l’Unedic à aller s’endetter sur les marchés financiers et qui conduit la Sécurité sociale à dérembourser des médicaments et à piller les revenus et les retraites les plus faibles à coups de CSG et de CRDS… En attendant de retrouver les 100 milliards d’euros d’évasion fiscale organisée par les grands groupes, annuler celle-là en ferait respirer plus d’un !

Une autre démarche intéressante, lancée l’année dernière par un groupe de Gilets jaunes, consiste en une proposition de loi permettant de connaître les détenteurs de la dette des États, un premier pas permettant en même temps d’examiner la légitimité ou l’« odiosité » de la dette en question. Combien payons-nous en intérêts cumulés à des fonds vautour et banques vampires ? Quelle part de la dette concerne de simples familles ayant placé leur épargne en Assurance-Vie investie dans les bons du Trésor ?

L’unique bonne nouvelle c’est que les abolitionnistes et anti-abolitionnistes (à part Bercy et Bruxelles) partagent la même crainte qu’une austérité financière trop brutale ne vienne fusiller le frémissement d’une reprise économique dans un monde débarrassé des conditions pandémiques. Chacun étant contaminé, hélas, par un même obscurantisme vert, les deux camps craignent que l’austérité ne plombe leurs objectifs climatiques.

Nouveau Bretton Woods

Il y a un an, le 4 avril 2020, dans une tribune au Monde, Frédéric Peltier, un expert financier ayant travaillé pour BNP Paribas, avant de plaider avec raison pour l’annulation multilatérale de la dette contractée pour affronter la pandémie à travers l’organisation d’un nouveau Bretton Woods, avait vu juste :

Il faut être réaliste, (…) cette dette [covid] n’a aucune valeur, car l’argent qu’elle représente ne produit rien. Sa valeur humaine et sociale pourtant essentielle pour éviter l’effondrement n’est pas valorisée par le marché. On sort du logiciel du libéralisme financier qui s’est imposé depuis plusieurs décennies. L’orthodoxie qui faisait consensus sur les marchés financiers (…) a été balayée. L’argent, par milliers de milliards d’euros, de dollars, de livres, de yens et de toutes les monnaies du monde promis au soutien de l’économie, doit être considéré comme consommé une fois pour toutes, comme un médicament. Il faudra donc se résoudre à ce que, la crise passée, cette dette de survie injectée dans l’économie n’aura pas à être remboursée. Il faudra l’annuler.

Rabelais et Shakespeare

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L’autre vrai sujet que cache ce faux débat, c’est la question du crédit dont on aura besoin après les annulations. Il servira à quoi ?

Comme François Rabelais, nous pensons que l’argent et le crédit doivent irriguer le corps de l’économie mondiale et apporter ressources et nourriture là où il en manque. Une dette illégitime ou odieuse n’est qu’un caillot de sang dans les veines de l’humanité.

Comme Shakespeare, dans son Marchand de Venise, nous pensons que créancier et débiteur ont un intérêt commun, celui de trouver un accord juste pour construire ensemble un monde meilleur pour leur descendance, car envers eux, on a tous une vraie dette, pas une dette d’argent, mais une dette morale.

Tout le reste n’est que technique et juridisme. Ce qui compte, c’est que l’avenir, et non pas le passé, puisse dicter notre action dans le présent. Sans cela, esclaves de la dette, nous coulerons avec le Titanic financier.

« La dette est une construction artificielle créée par les banques avec le consentement des États pour dépouiller les peuples et en faire des esclaves à leur solde » a dit un jour l’ancien Premier ministre Michel Rocard. Sur ce point, il n’avait pas tort.

La France devrait immédiatement convoquer une grande conférence internationale (« Nouveau Bretton Woods ») pour remettre le monde à l’endroit : des crédits productifs dans la poche de tous et les dettes pourries à la poubelle !


[1Le Pacte de stabilité et de croissance stipule que le déficit des finances publiques ne doit pas dépasser 3 % du PIB pour l’ensemble des Administrations publiques et que la dette publique doit être limitée à 60 % maximum du PIB