L’origine douteuse des « caricatures de Mahomet »

vendredi 20 novembre 2020

Dessin satirique se moquant des dessinateurs de caricatures : "Mais, je visais uniquement LUI (le terroriste)..." (alors que sa plume a également transpercé le musulman modéré)

Le 16 octobre 2020, le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty est assassiné par arme blanche et décapité peu après être sorti de son collège. Son bourreau, Abdoullakh Anzorov, est un citoyen russe d’origine tchétchène âgé de 18 ans. Avant l’attentat, ce dernier entre en communication avec deux djihadistes non identifiés en Syrie, localisés grâce à leurs adresses IP à Idleb. Cette ville est le dernier bastion djihadiste du pays.

Jamais, un tel acte de barbarie ne trouva justification ou légitimité, que ce soit au nom d’une religion, une idéologie ou toute autre croyance ou conviction. Nous sommes chacune et chacun responsable, à titre individuel, de briser la haine et les chaînes de vengeances successives qu’elle engendre et qu’une oligarchie financière s’amuse à manipuler à sa guise pour maintenir un pouvoir qui n’est que le sien.

Beaucoup de Français (pas toujours mal-intentionnés) pensent à tort que les fameuses « caricatures de Mahomet » publiées par Charlie Hebdo, ne font qu’incarner l’amour passionné du peuple français pour la liberté d’expression, un droit acquis de haute lutte par Erasme, Rabelais, Voltaire et autres Victor Hugo, contre l’oligarchie, la noblesse, le clergé et autres classes tyranniques dominantes.

Il n’en est rien. Revenons aux origines : ce type de caricatures a été publié pour commencer dans le journal danois Jyllands Posten le 30 septembre 2005. Lorsqu’il passe commande des 12 caricatures, Flemming Rose, l’éditeur des pages culturelles du quotidien, n’est nullement dans une démarche humaniste cherchant à élever le débat.

Pour situer le personnage, il faut remonter à fin 2001. A peine quelques semaines après les horribles attentats du 11 septembre, le Danois, dans son éditorial, confondant délibérément « islam » (une religion pacifique) avec ceux qui s’en réclament pour commettre des crimes de guerre, se lâche. Comme pour Wolfowitz, Perle et autres va-t-en guerre de l’administration Bush, le problème n’est plus les « islamistes radicaux », que les services occidentaux ont alimentés en sous-main dans leur bras de fer avec le communisme et l’Empire soviétique (notamment en manipulant les Frères musulmans en Egypte et les Moudjahidines en Afghanistan), mais bien l’islam tout court.

Flemming Rose reprend ce refrain en écrivant que les attentats du 11 septembre « démontrent le bien fondé de la thèse sensationnelle mise en avant par le professeur Samuel Huntington (...) dans son livre Le Choc des civilisations », opposant d’un côté « les idéaux de liberté de l’Occident » à « la perception moyenâgeuse du monde » de l’islam, une religion réduite à la caricature d’une théocratie totalitaire cherchant à s’imposer par la force à l’univers entier.

Cette thèse d’Huntington, on le sait, est un enfumage. Elle ne fait que vulgariser la vision de son mentor, l’influent géopoliticien britannique Bernard Lewis, tout en poussant à la division car, en réalité, surmontant des apports culturels multiples, il n’y a qu’une seule civilisation, celle de l’Homme. A force de sophismes et de coups médiatiques, cette thèse s’est métamorphosée en doctrine politique reprenant le fameux « diviser pour régner » de l’Empire romain, érigée, « à la Hegel », en loi objective décrivant le déroulement de l’Histoire.

Daniel Pipes, ici avec un autre agent provocateur dont il règle souvent les frais d’avocat : le néerlandais Geert Wilders.

Ensuite, en octobre 2004, sous le titre « La menace de l’islam », Rose avait publié une interview avec le journaliste américain islamophobe Daniel Pipes, directeur et fondateur du Middle East Forum (MEF) et de Campus Watch, site qui, sous couvert de lutte contre l’extrémisme, s’est érigé comme véritable police de la pensée.

A noter également que Richard Pipes, son père, expert de la Russie et conseiller en son temps du sénateur démocrate Henry Jackson, appartient au Comité sur le danger présent (CPD), un lobby ultraconservateur au cœur de la chasse aux sorcières contre les communistes lors de la Guerre froide, aujourd’hui animé par le sulfureux Steve Bannon, en croisade contre la Chine.

Le CPD a eu pour co-président l’ancien secrétaire d’État américain, le milliardaire George Shultz, une figure emblématique de l’establishment anglo-américain.

C’est lui qui sélectionna les futurs membres de l’administration Bush-Cheney et leurs conseillers néoconservateurs, pour la plupart des disciples de Léo Strauss, professeur de philosophie politique à l’université de Chicago de 1953 à 1973. Comme Richard Perle, Michael Ledeen, Paul Wolfowitz et John Bolton (dont Trump a dû se débarrasser), Daniel Pipes est lui aussi un disciple de Strauss.

Dès février 2006, lors de la première publication des caricatures, Flemming Rose reçut le soutien du vice-président du centre néoconservateur danois CEPOS, David Gress. Interviewé par la radio danoise, ce dernier compara le conflit entre l’islam et le monde occidental à une « nouvelle Guerre froide », et les détracteurs des caricatures du Jyllands Posten à ceux qui cherchaient à « apaiser » l’Union soviétique à cette époque.

De 1999 à 2001, Gress enseigna comme professeur d’histoire des civilisations grâce aux dons de la Fondation Olin, qui finançait par ailleurs le mouvement néoconservateur aux Etats-Unis à coup de millions de dollars et fut aussi à la manœuvre pour diaboliser l’économiste américain Lyndon LaRouche.

Lorsque les caricatures furent publiées, le Washington Post, que l’on ne peut pas soupçonner de complotisme, estima qu’il ne s’agissait pas de liberté d’expression, mais

« d’une insulte calculée... par un quotidien de droite [Jillands Posten,] dans un pays où la bigoterie envers la minorité musulmane est un problème majeur, même s’il est fréquemment occulté ».

Pour sa part, l’International Herald Tribune publia le 1er janvier 2006 un reportage sur les caricatures offensantes, dans lequel Rose reconnaissait lui-même que son libéralisme avait ses limites, qu’il ne publierait pas une caricature du Premier ministre Ariel Sharon étranglant un bébé palestinien, car cela pourrait être considéré comme « raciste ».

Dans la même optique, en 2003, un caricaturiste avait envoyé des dessins se moquant de Jésus, que Flemming Rose refusa de publier sous prétexte que cela pourrait choquer les lecteurs conservateurs de son journal et même « provoquer un tollé ». Toutefois, il se disait d’accord pour publier des caricatures se moquant de Moïse ou montrant Jésus en train de boire une pinte de bière. Une attitude qualifiée de « deux poids, deux mesures », car d’une tonalité assez éloignée de la caricature montrant un Mahomet coiffé d’une bombe en guise de turban…

Par contre, en France, le patron de Charlie Hebdo, Philippe Val, ne se voyait pas contraint par autant de retenue. Rappelons qu’en tant qu’archétype même de l’altermondialiste de gauche reconverti en néoconservateur virulent, Val avait pris position dès 1999 en faveur des bombardements de l’OTAN au Kosovo.

Si Jacques Chirac avait bien des défauts, il n’était pas toujours dupe des intrigues anglo-américaines et possédait un sens de cette fameuse « décence commune » qui commence à nous manquer.

Dans une déclaration publiée sur le site de l’Elysée le 8 février 2006, le Président de la République d’alors avait souligné que si

la liberté d’expression est un des fondements de la République, celle-ci repose également sur les valeurs de tolérance et de respect de toutes les croyances. Tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité. La liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité. Je condamne toutes les provocations manifestes, susceptibles d’attiser dangereusement les passions.