Retour au Plan ou suite du plan-plan ?

dimanche 26 juillet 2020, par Karel Vereycken

Pour les libéraux, ce n’est pas de planification mais de flexibilité dont on a besoin ? Et ça, c’est le marché !

« Au secours, le plan revient ! En France, on ne dit pas ‘take back control’ mais ‘planification’. Envisagée par l’exécutif, la création d’un nouveau commissariat au Plan risque de tourner la France vers le passé plutôt que vers le futur (…) Cent-trentième anniversaire de sa naissance, quatre-vingtième anniversaire de l’appel du 18 juin, cinquantième anniversaire de sa disparition… On savait qu’Emmanuel Macron avait placé l’année 2020 sous le signe du Général de Gaulle. Personne n’attendait à ce qu’il aille jusqu’à ressusciter le « Plan » ! », s’inquiétait le 20 juillet le quotidien religieusement libéral l’Opinion.

Le retour du temps long

Réjouissons-nous que la secte des libre-échangistes fanatiques puisse craindre que son pire cauchemar devienne réalité. Nos amis les anglo-américains n’ont cessé de s’en plaindre. En France, dès qu’un homme politique, libéral ou pas, arrive au pouvoir, il devient étatiste, dirigiste et colbertiste ! Normal, rares sont ceux qui veulent rester capitaine de pédalo lorsqu’on monte à bord d’un porte-avion !

Notons que ces mêmes milieux ont gardé un très mauvais souvenir du président Franklin Roosevelt, de conviction certes libérale, mais assez lucide pour comprendre que lorsque des fous menacent la civilisation (Hitler et Wall Street) et une violente tempête menace le navire, le recours (temporaire) au dirigisme s’impose. On remarquera que le showman très conservateur Boris Johnson, sans s’en donner les moyens pour l’instant, évoque désormais la politique du New Deal de FDR comme source pour sa nouvelle ligne politique : « Build, build, build ! »

Chez nous, et nous sommes nombreux à en convenir, la crise du coronavirus a mis en évidence que l’État, dont on soupçonnait encore vaguement l’existence, pouvait être cruellement aux abonnés absents. Si « gouverner, c’est prévoir », l’art du bon gouvernement nous a manqué autant que les masques et les tests de dépistage. Pire, au lieu de se saisir des circonstances inédites pour unifier tout le pays, en en mobilisant les forces vives, on préféra, afin de sauver l’honneur d’une caste dirigeante imperturbable, adapter le discours à la disette. Pas glorieux.

Arrivent alors les paroles de notre Président, reconnaissant, enfin, dans son adresse à la nation du 16 mars que : « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », tout en précisant, dans le discours qu’il prononça à Angers à l’occasion de sa visite à une entreprise qui fabrique des masques, que : « le jour d’après ne ressemblera pas au jour d’avant ».

Déjà, le 25 avril 2015, dans une tribune publiée par Le Monde, celui qui, à l’époque, était ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, annonçait vouloir retrouver le capitalisme industriel tout en précisant qu’il « ne s’agissait pas de revenir à un ‘âge d’or’ passé ou à un colbertisme qui a eu aussi ses limites », regrettait que la France soit entrée dans « une ère de capitalisme naïf qui a conduit à privilégier les intérêts actionnaires aux stratégies de cour terme : c’est pour eux le cours de Bourse quotidien qui compte, et c’est donc la spéculation qui motive. C’est une folie économique, mais c’est surtout un suicide industriel : une stratégie industriel se construit sur un horizon de cinq à dix ans, pas sur une échéance trimestrielle ». Certes, « L’État a pu être un mauvais stratège et le capitalisme croisé [celui des noyaux durs] a connu ses échecs. Mais nous avons besoin d’un capitalisme de long terme, qui accompagne nos entreprises dans leurs investissements et dans leurs transformation ; qui aide les grands groupes à se développer, comme les start-up et les ETI à devenir des grands groupes ».

Un choix de société

Quinze ans après sa suppression par Dominique de Villepin, Emmanuel Macron envisage de ressusciter le Haut Commissariat au Plan. Pour Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, cet outil garde « toute sa pertinence » et il serait « très utile d’avoir une boussole avec un haut-commissariat au Plan [...] qui puisse nous dire sur le très long terme : voilà quels sont les bons choix économiques, les bons choix industriels pour la France. »

Ce retour du plan ne tombe pas du ciel. Le 17 juin, une note de France Stratégie intitulée « La planification : idée d’hier ou piste pour demain ? » a répertorié une série des plaidoyers récents en faveur d’un tel retour :

  • « Planification, ’révolution des salaires’ : les idées choc du numéro 3 de LR », interview d’Aurélien Pradié dans Libération, le 30 mars 2020 ;
  • « Pour vaincre le coronavirus, vers le grand retour de la planification ? », par Thomas Leroy, sur BFMbusiness, le 14 avril 2020 ;
  • « Pourquoi ne pas penser aussi à la planification à la française ? », par Philippe Mioche, dans Le Monde, le 17 avril 2020 ;
  • « Médicaments : la planification sanitaire que nous voulons », tribune collective dans Libération le 20 avril 2020 ;
  • « Faut-il recréer le Commissariat général au Plan ? », par Claude Sicard, dans FigaroVox, le 22 avril 2020 ;
  • « L’heure de la planification écologique », par Cédric Durand et Razmig Keucheyan, dans Le Monde diplomatique (mai 2020) ;
  • « La planification doit redevenir non le cadre de toute l’action économique, mais une coopération dans des secteurs clés », par Patrick Weil, dans Le Monde, le 8 mai 2020.

Pour sa part, dans une opinion parue dans Le Figaro, le professeur d’économie Pierre Sicard, souligne que si le Commissariat général au Plan (CGP) s’est graduellement éteint, c’était bien le résultat d’un choix politique et donc d’un choix de société :

D’abord les crises pétrolières de 1973 et 1979, puis le triomphe, avec la chute de l’Union Soviétique, du libéralisme économique dans le monde ». Puis, « avec l’ouverture de nos frontières à la mondialisation, il revenait dorénavant aux entreprises multinationales la mission de décider seules de leurs investissements, et donc on prit conscience que la planification à la française n’apportait plus une réponse adaptée à l’évolution économique et sociale du pays. Jean Louis Beffa, dans son, ouvrage La France doit choisir, expliqua fort bien ce qui s’est passé : la France a changé alors de modèle. Elle abandonna son modèle traditionnel, le modèle « commercial-industriel », où l’État joue un rôle de stratège, pour le modèle anglo-saxon « libéral-financier », un modèle, nous dit-il, qui n‘est pas dans son ADN...

Dans un premier temps, poursuit le Pr Sicard, le Plan a été court-circuité du fait que « plusieurs ministères, et pas des moindres, avaient pris l’initiative de se doter, chacun, de cellules de réflexion prospective : le CAPS au ministère des Affaires étrangères, la DEP au ministère de l’Éducation nationale, la DARES au ministère du Travail, la Direction de la Prévision au ministère des Finances… en sorte que le Commissariat au Plan cessa d’avoir le monopole de la réflexion stratégique ».

Et à cela il faut ajouter aujourd’hui le Conseil d’analyse économique (CAE), le secrétariat général pour l’investissement (SGPI) sans oublier la commission d’experts Blanchard-Tirole chargée de prospective économique à l’aune des évolutions sur le climat, les inégalités et la démographie.

Pour se faire un avis, nos politiques, font de plus en plus appel aux experts, ouvrant ainsi parfois, sans le savoir, les portes à des lobbies intéressés ou des écuries politiques.

Ainsi, conclut Sicard :

On en est donc venu à cet organisme qui s’appelle aujourd’hui France Stratégie dirigé par l’inspecteur des finances Gilles de Margerie, qui avait été directeur de cabinet d’Agnés Buzyn, après avoir été au cabinet de Michel Rocard, assisté de Cédric Audenis qui avait été, de son côté, le conseiller de Manuel Valls. Mais cet organisme a progressivement dévié de sa mission, en sorte qu’Édouard Philippe s’est vu contraint de le mettre sous tutelle, le privant donc de son rôle de conseil auprès du premier ministre. Il avait pris, en effet, la liberté de publier des études par trop marquées par des options politiques totalement différentes de celles du gouvernement, avec des propositions que certains proches du premier ministre n’ont pas hésité à qualifier de ‘farfelues’.

A quoi vous serviront de belles chaussures si les jambes vous manquent ?

Personne n’acceptera qu’un Haut Commissariat au Plan s’ajoute simplement comme un groupe de réflexion supplémentaire venant faire concurrence aux autres.

Même Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général de France Stratégie et directeur du programme de campagne d’Emmanuel Macron, plaide pour qu’on refasse « un mécano institutionnel avec toutes ces agences », tout en rappelant qu’à ce jour, France Stratégie (ce qui est resté du CGP) « ne dispose d’aucun instrument financier, budgétaire ou d’autorité sur les administrations ».

Visionnaire, Jacques Cheminade, dans son texte « La planification, ‘ardente obligation’ et inspiration pour aujourd’hui » (1993), soulignait :

Le principe du Plan, rarement explicité mais toujours présent, était d’organiser un processus continu entre découvertes scientifiques et applications industrielles. De la découverte scientifique, reposant sur des principes physiques nouveaux, l’on passe aux technologies avancées, découlant de ces découvertes, jusqu’aux applications industrielles développant ces technologies à un niveau de masse et les introduisant sur le marché. (…) Louis Armand, l’un des plus proches collaborateurs de Charles de Gaulle, l’exprime de la manière sans doute la plus poétique et la plus profonde, en comparant ce que devrait être un centre planificateur du XXe siècle au centre scientifique d’Henri le Navigateur à Sagres, au XVe siècle. ’A cette époque-là, dit Armand, l’horizon était la découverte du nouveau Monde ; aujourd’hui, c’est la conquête et l’exploration de l’espace’.

En clair, au lieu de faire de la « veille technologique » (surveiller les autres), il s’agit, à partir des découvertes scientifiques les plus récentes effectuées chez nous, non pas « d’accompagner », mais de « diriger », le passage de notre société d’une « plateforme technologique » donné à la prochaine, plus productive. Comme ironisait un ami : « Face à l’arrivée de la 5G chinoise et la 6G japonaise, De Gaulle aurait déjà lancé son plan pour la 10G française ! »

Jean Monnet, premier Commissaire général au Plan.

Ensuite, pour Jacques Cheminade, il ne s’agissait surtout pas d’une commission d’experts ou d’une bureaucratie supplémentaire, mais d’« une force de déploiement rapide d’environ deux cents personnes, dirigée par un Commissaire général. Nous sommes bien loin du modèle soviétique d’une administration ‘en elle-même’, allant jusqu’au moindre détail et sécrétant sa propre bureaucratie parasite et ses tricheurs professionnels. La tâche du Commissariat n’était pas en principe un ensemble logique et fixe de choses précises, mais une mission générale à remplir. Il avait très peu de moyens propres, mais disposait du pouvoir de mobiliser et d’utiliser en ‘coupe transversale’ les moyens des autres administrations ».

Enfin, l’efficacité d’un vrai Haut Commissariat au Plan dépendra totalement de sa capacité d’opérer en tandem avec un « Conseil de Crédit » (que nous appelons de nos vœux) aux commandes d’une Banque de France renationalisée et capables d’accorder des avances au Trésor alimentant des « comptes spéciaux (dédiés) », le principe étant « une mission, une équipe, un compte ». On pourrait imaginer une mission « hydrogène », coordonnée par une cellule du Commissariat au Plan et disposant d’un compte dédié au Trésor permettant d’amorcer le mouvement.

La création d’un Commissariat au Plan agissant de telle sorte et animée d’une telle inspiration serait considérée comme une « déclaration de guerre » par les marchés financiers. En effet, il permettra à l’exécutif d’imposer des choix stratégiques au service des intérêts à long terme de la nation et au détriment de parasites voraces et irresponsables, une attitude qui serait largement apprécié par les Français.

Enfin un vrai sujet de débat lors des élections !

Emmanuel Macron ferait bien de relire La République Moderne (1962) de Pierre Mendès France (PMF) ou ce dernier suggère qu’à l’occasion des consultations législatives,

un bilan de l’état d’exécution du Plan et des problèmes qu’il soulève devra être présenté aux citoyens. Cette documentation fera l’objet de débats à l’Assemblée Nationale et au Conseil économique et Social [intégré selon la vision de Mendès France à une nouvelle Chambre haute appelée à remplacer le Sénat] au cours de la période qui précède le renouvellement de l’Assemblée. Pendant la campagne électorale, les candidats et les partis en tireront des éléments et des thèmes de discussion. Ces éléments et ces thèmes, objectera-t-on, seront inévitablement tendancieux. Le risque est limité s’il conduit la presse, les candidats, les contradicteurs à contester les affirmations, à fournir des chiffres, à critiquer l’action passée, à formuler suggestions et propositions en vue des programmes futurs. Un progrès immense serait accompli le jour ou les campagnes électorales feraient enfin une large place à des débats de ce genre ».

PMF souhaitait par ailleurs que

la période d’application du Plan soit calquée sur la durée de la législature ; chaque Assemblée adoptera, à l’initiative du gouvernement, et un an après son élection, un Plan dont elle surveillera et suivra l’exécution pendant la durée de la législature (en fait, la période d’exécution s’étendra un peu au-delà et inclura la première année de la législature suivante).

Face à l’idée d’un retour au plan, les objections foisonnent. Pour l’économiste libéral Jean-Marc Daniel, « le Plan, c’est du dirigisme inflationniste, qui se traduit toujours par la même chose, l’inefficacité. » Et pour Gilles Savary, ancien député PS de la Gironde et délégué général de Territoires de Progrès, « le foisonnement d’études prospectives, exploitées par France Stratégie, est sans doute préférable, en cette matière comme en d’autres, à la vaine prétention d’une vision cosmique d’Etat ». Surtout, dit-il, « on voit mal comment Jean Castex, qui place son action sous le sceau du retour au bon sens et d’une inversion ascendante de l’action publique, de bas en haut, des territoires au national, va positionner un retour du Plan, alors que l’Etat est notoirement défaillant à honorer financièrement les contrats de plan Etat-Régions qui en constituent la modalité partenariale depuis la décentralisation ».

Bayrou ?

Enfin, François Bayrou, pressenti pour diriger la nouvelle institution, est un opposant radical, comme il l’a confirmé le 8 mars 2019 lors de ses réponses à un militant de S&P, de toute forme de création monétaire souveraine, la condition sine quoi non à la création d’un Haut Commissariat au Plan.

N’empêche que le béarnais, après avoir écrit sur Sully et Henri IV, n’a cessé de vocaliser auprès de Macron pour le retour au plan. Dans son dernier livre, Résolution française (éditions de l’Observatoire), écrit dans la perspective de sa candidature et paru en 2017, il préconisait, de fait, le retour du commissariat au Plan.

Non pas une cellule administrative de plus, un machin, une usine à gaz, pondeuse de rapports pour initiés, oubliés dès que publiés, mais une instance de grand prestige, dont tout le monde saura, bien sûr, qu’elle peut se tromper, mais qui oblige à réintroduire les grands enjeux du futur dans le maelstrom de l’agitation médiatique (…) La Chine pense le monde et le gouvernement à trente ans. Nous ne pensons parfois même pas à trente jours, mais à 30 heures. L’Etat vit dans le court terme, or les grands choix du monde se font à cet horizon-là.

N’empêche que, européiste inconditionnel, orthodoxe budgétaire et libéral affirmé, on a bien du mal à imaginer Bayrou à la tête d’une institution qui sera immédiatement chargée de gérer la nationalisation des autoroutes, celle de la nationalisation (temporaire) des cristalleries Baccarat en Lorraine, des unités de recherche de Nokia en Bretagne, d’impulser la transition vers le nucléaire du futur ou d’orchestrer la reconversion de pans entiers de l’industrie automobile et aéronautique, parmi d’autres, vers la production de transports en commun du futur (Spacetrain) et de matériel médical haut de gamme sans oublier les masques et les ventilateurs. N’est pas Sully qui veut !

Le diable est dans les détails

Si ses paroles résonnent, le diable se niche dans les détails. L’entourage du Président a déjà fait savoir que « le périmètre du haut-commissariat doit être précisé. La culture de l’interministérialité reste difficile en France ; or l’enjeu aujourd’hui, c’est de coordonner les cinq priorités de la relance : reconstruction économique, sociale, territoriale, environnementale et culturelle. Cette coordination suppose un travail en commun et une participation administrative compliquée à organiser. » En tout cas, pour l’Elysée, « c’est à l’aune de cette question que sera appréciée l’utilité du Plan. » Une position qui fait dire aux mauvaises langues que Macron veut se servir de l’institution pour écrire la feuille de route pour sa réélection...

Mis en examen dans l’affaire des assistants parlementaires du MoDem au Parlement européen, François Bayrou, s’il était nommé haut-commissaire, ne serait pas membre de l’exécutif, mais demande à être rattaché au Président.

En insistant qu’on y ajoute une vraie banque nationale sous contrôle citoyen, c’est à nous de faire du « retour au Plan » le premier pas vers une remise en cause du paradigme néo-libéral qui nous a conduit à la catastrophe actuelle.

Sans cela, le personnage français tentant de jouer un rôle dans l’histoire, comme le caractère qui apparaît dans le drame Tout est bien qui finit bien de Shakespeare, continuera à s’appeler « Paroles ».