UE : Karlsruhe fait trembler la pyramide de Ponzi

jeudi 14 mai 2020

Chronique stratégique du 14 mai 2020 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

L’avis formulé le 5 mai par la cour Constitutionnelle allemande de Karlsruhe apparaît comme un symbole de la mort de la « construction européenne ». Elle survient au beau milieu d’une crise épidémique qui a remis en lumières les calamités d’une Union totalement désunie, et menace de faire s’effondrer – au-delà de l’UE elle-même, l’ensemble de la machine à renflouer le casino spéculatif mondial.

En donnant raison aux 1730 plaignants emmenés par des professeurs de droit, des politiciens et des économistes – dont Bernd Lucke, économiste et cofondateur du parti souverainiste Alternative pour l’Allemagne (AfD) –, non seulement la Cour de Karlsruhe s’affranchit d’un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne du Luxembourg (CJUE), mais elle remet en cause aussi bien le programme de « Quantitative easing » du passé que le plan d’urgence futur contre la pandémie de la BCE. Coup de tonnerre dans le monde merveilleux de l’Union européenne ! 

Un affront insupportable

Le 5 mai, dans un avis qui fera date, la Cour constitutionnelle allemande a mis en doute la légalité du programme de rachat d’actifs (PSPP) lancé en 2015 par la Banque centrale européenne – le « bazooka monétaire » de Mario Draghi, son président à l’époque. Ce faisant, elle déclare qu’elle ne suit pas l’arrêt de décembre 2018 de la CJUE, qui avait autorisé les achats de dette de la BCE, pour un montant de 2700 milliards d’euros.

Les juges constitutionnels allemands estiment que la banque centrale n’a pas justifié le « principe de proportionnalité » entre les moyens importants débloqués et « sa mission d’assurer la stabilité des prix » dans la zone euro. Un ultimatum de trois mois est donné à la BCE pour « adopter une nouvelle décision démontrant d’une manière compréhensible et justifiée que les objectifs de la politique monétaire ne sont pas disproportionnés », précise la Cour de Karlsruhe.

Sans quoi la Bundesbank (la banque centrale allemande) pourrait « ne plus participer à la mise en œuvre et à l’exécution des décisions de la BCE ». La Cour conclut en rappelant à la banque centrale que l’UE n’est pas devenue un État fédéral et que les États membres restent les « maîtres des traités ». Dans une interview au Sueddeutsche Zeitung, Peter Huber, l’un des juges de Karlsruhe, a ajouté que la BCE ne doit pas se prendre pour « la maîtresse de l’univers ».

Il s’agit d’un affront insupportable – une quasi-déclaration de guerre – aux institutions de l’UE, et en particulier à la CJUE, dont aucun pays n’avait osé, depuis sa création il y a 68 ans, mettre en doute la supériorité que les traités européens lui donnent sur les cours de justice nationales.

Karlsruhe crée ici un précédent, encourageant les autres pays aller dans ce sens, et avant tout les pays du Nord de l’Europe, comme la Pologne, l’Autriche et les Pays-Bas, qui en ont assez de « sauver » ceux du Sud au détriment de leurs épargnants. « Si toutes les cours constitutionnelles de chaque pays membre se mettent à donner leur propre interprétation de ce que l’Europe peut ou ne peut pas faire, c’est le début de la fin, se plaint l’ancien Premier ministre belge et ancien commissaire européen Guy Verhofstadt. Le chien de garde de la Constitution de l’UE est la Cour européenne de justice, et cela doit en rester ainsi ! » Il veut sans doute parler de la « Constitution » que les Français et les Hollandais ont rejeté en mai 2005...

Contrainte d’agir face à cette initiative de la première puissance économique du continent, la Commission européenne a menacé le 10 mai l’Allemagne d’engager une « procédure d’infraction » à son encontre. « le dernier mot sur le droit de l’UE est toujours prononcé au Luxembourg. Nulle part ailleurs », a déclaré dans un communiqué Ursula von der Leyen, la présidente (allemande) de la Commission.

Ponzi, c’est fini !

La réalité, au-delà des sauts de cabri des uns et des autres, est que le renflouement « coronavirus » a du plomb dans l’aile. En contraignant les rachats d’actifs publics de la BCE, la Cour constitutionnelle allemande va obliger les pays membres très endettés comme l’Italie à recourir dans un avenir proche au Mécanisme européen de stabilité (MES), comme l’explique sur son blog Orizzonte48 Luciano Barra Caracciolo, un constitutionnaliste et ancien membre du premier gouvernement de Giuseppe Conte en Italie. Karlsruhe impose en effet que les obligations d’État rachetées par la BCE aient une notation supérieure à celle de « bonds poubelle ». Suite à la décision du 5 mai, l’agence de notation Fitch a dégradé la dette italienne à la note BBB-, soit un cran au-dessus de « junk bunds », et on s’attend à ce que Moody’s et S&P fassent de même, car la dette publique de l’Italie devrait très vite dépasser les 150 % du PIB.

C’est donc une brèche géante que vient d’ouvrir la Cour de Karlsruhe dans la politique de « morphine monétaire » des banques centrales, qui a permis de maintenir debout le casino spéculatif mondial depuis plus de dix ans. « Le point essentiel est que nous avons eu des Picassos économiques à la BCE et à la Fed, qui ont remplacé des solides par des liquides, du capital par de la dette, ont abaissé les taux en-dessous de zéro (…) et ont substitué la magie à la réalité, souligne l’ancien ministre italien de l’Économie Giulio Tremonti. Ce processus, qui a commencé avec une nécessaire exception, est devenu systématique, et il va à l’encontre de l’idée allemande de ’bon gouvernement’ ».

Comme Solidarité & progrès l’a toujours dit, l’UE a été conçue, depuis l’abandon du système de Bretton Woods en 1971-1973, comme une courroie de transmission du système de capital fictif de Wall Street et de la City de Londres. Cette vaste pyramide de Ponzi, avec les 800 000 milliards de dollars de produits dérivés financiers et un endettement global dépassant les 250 000 milliards (320 % du PIB mondial), est littéralement en banqueroute. Les renflouements monétaires n’ont permis que de gagner du temps, tout en aggravant les conséquences sociales et économiques, y compris en créant les conditions de la crise sanitaire actuelle.

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La décision de la Cour de Karlsruhe doit donc nous encourager à mettre un terme à ce renflouement des spéculateurs, non pas pour nous replier égoïstement sur la nation, mais pour créer un cadre nouveau de coopération entre pays, à l’échelle européenne et mondiale, où le crédit sera directement associé au progrès humain. En 1961, avec le « Plan Fouchet » et, en 1963, avec le Traité de Élysée voulu par De Gaulle, les principes d’une saine coopération entre états-nations souverains furent clairement définis. Si leur mise en œuvre fut sabotée à l’époque, ils restent valables aujourd’hui, du moins pour tout ceux qui prennent la peine de les appliquer.

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