Pénurie de médicaments : syndrome d’un désastre annoncé !

jeudi 22 août 2019, par Agnès Farkas

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par Agnès Farkas

C’est officiel, la France a un problème sanitaire : elle fait face à une pénurie de médicaments due, il faut le dire, à une gestion catastrophique de la production.

868 cas de pénuries des médicaments essentiels l’année dernière ! Un Français sur quatre s’est déjà vu refuser un médicament pour cause de pénurie. Il s’agit pourtant des médicaments d’intérêts thérapeutiques majeurs (MITM), tels que des anticancéreux, des antiparkinsoniens, des antiépileptiques, des antibiotiques, des corticoïdes, des vaccins, des traitements de l’hypertension, des maladies cardiaques, du système nerveux.

Cause du problème ? A l’origine, il y a une bonne raison. Tombées dans le domaine public après 20 ans de mise sur le marché, les molécules originales ont été transformées en médicaments génériques, beaucoup moins chers pour les malades, mais beaucoup moins rentables pour les laboratoires pharmaceutiques. C’est la raison pour laquelle près de 80% de la production de ces médicaments a été transférée aux pays en développement, l’Inde et la Chine notamment, où l’approvisionnement des pays du secteur avancé n’est pas la priorité.

Sur fond de crise de plus en plus aiguë, un collectif de 27 médecins hospitaliers a lancé un cri d’alarme dans le Journal du Dimanche du 18 août, et proposent un plan d’action pour y remédier.

Tout porte à croire qu’Agnès Buzin, notre ministre de la Santé, a pris la mesure du problème et un comité de pilotage est prévu pour le cinq septembre. Il s’agirait de reprendre le contrôle de la production pharmaceutique que nous avons perdue début des années 1990 à force de délocalisations.

Mais, pour apporter vraiment les remèdes à la « crise structurelle » à laquelle nous faisons face, il faut tout d’abord se poser la vraie question : comment un pays avancé et exemplaire en matière de santé comme la France a pu en arriver là ?

Les trois phases qui ont précédé la crise

Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique est devenue un marché comme les autres et même des plus rentables sur les marchés financiers. En effet, « Big pharma » est même devenue une valeur refuge car les investisseurs savent que les Etats, sous pression des citoyens, soutiendront toujours l’activité de ces sociétés. Et comme sur tout marché spéculatif qui se respecte, la rareté des biens est une assurance de leur cherté. L’innovation en matière médicale qui était une garantie de sécurité et de bien être social devient désormais, sous l’égide d’une machine à broyer financière, la source malthusienne d’une destruction accélérée du système de santé public.

Voici comment en 70 ans, la France a perdu le contrôle de l’industrie pharmaceutique. Ce que nous résumerons en trois périodes fondamentales :

  • 1950-1980 : Nous sommes au sein des dites « Trente Glorieuses ». Soutenue par l’Etat, l’industrie pharmaceutique invente les 100 molécules salvatrices (princeps) qui ont changé la vie des hommes (pénicilline, anticancéreux, aspirine, antibiotiques, insuline…).
  • 1985-2000 : Panne sèche dans l’innovation. Du coup, le nombre de molécules nouvellement découvertes dans le secteur de la biologie d’organes a diminué des ¾ sur une période de 20 ans. C’est là qu’entre le loup du capitalisme financier dans la bergerie des laboratoires. De purs managers en prennent la direction.
    Tout d’abord, il faut rentabiliser l’existant et, c’est ici que l’industrie va renier ses missions de santé publique pour gagner beaucoup d’argent en augmentant arbitrairement les prix sur ses « innovations » anciennes tombées pourtant dans le domaine public ! Elle se lance dans la commercialisation de quasi-copies ou « me-too » (moi aussi je sais faire) des anciennes molécules (princeps) dont les brevets sont arrivés à expiration. La rente l’emporte sur l’innovation.
    Ensuite, dans ce nouveau système, il faut assurer un minimum de bénéfice (15%) à court terme, ce qui est radicalement antinomique avec une recherche de nouveaux médicaments qui demande le « long terme », souvent 12 ans de recherche et d’expérience « au lit du malade » au sein des CHU (Centres hospitaliers universitaires). C’est un travail sur le terrain des maladies.
    Enfin, c’est l’abandon de la recherche sur la simple biologie d’organe qui, pour eux, a fait son temps, au profit de la toute nouvelle biologie moléculaire et cellulaire, touchant au génome, où les profits s’annoncent particulièrement juteux. Désormais, on scrute le génome à la recherche de ses imperfections et aussi des maladies nouvelles et rentables. Les « médicaments innovants » foisonnent et sont immédiatement rentabilisés au sein des marchés boursiers. Un pont d’or pour Big pharma...
    Pour dynamiser le processus, on crée de nouveaux concepts comme les pré-maladies – pré-cancer, pré-diabète, pré-Alzheimer, pré-cholestérol – et des médicaments à prix élevé pour des « traitements préventifs », les laboratoires parviennent à tripler leurs marchés lucratifs. En scrutant un génome qui dévoilerait des failles héréditaires – un ou plusieurs de vos parents ont été d’atteints d’Alzheimer, ou de cancer du sein, que vous auriez donc 85% d’attraper aussi – la liste peut être très allongée à souhait. C’est toute une organisation qui se met en branle pour donner des traitements préventifs souvent onéreux à des malades potentiels qui n’attraperont peut-être jamais ces maladies !
  • 2000-2019 : Fin de partie du système précédent, usé jusqu’à la corde de sa rentabilité ! La démultiplication des me-too à prix surestimé ne peut plus concurrencer la progression des génériques à prix bien plus bas qui leur font concurrence. Depuis la fin du XXe siècle, la production des génériques a été délocalisée dans des pays à main-d’œuvre à très bas salaire en Afrique ou l’Asie, pour qui la priorité était de produire pour leur population, à un prix défiant toute concurrence.
    Pire encore, la très complexe biologie cellulaire et moléculaire a des revers… les mêmes fonctions étant parfois exercées par des molécules différentes du vivant et des circuits différents du génome. C’est la faille constatée dans la recherche génomique où on a longtemps cru à l’adage « un gène = une fonction », on parle aujourd’hui même d’épigénétique, c’est à dire de fonctions influant sur le génome provenant de l’environnement externe de l’individu. Alors, bien malencontreusement, on finit par comprendre que ces gènes sont bien difficiles à contrôler et que la part d’inconnu est plus grande qu’attendue – le vivant n’est pas un mécano – ce qui rend les applications thérapeutiques souvent plus aléatoires, bien évidemment. Surtout lorsqu’on remplace le laborantin par la modélisation par ordinateur pour sélectionner de nouvelles molécules pharmaceutiques cibles.
    De plus, les dernières thérapies innovantes sont désormais à prix exorbitant, comme, par exemple, dans le cas des cancers ciblés et donc spécifiques : un cancer = une molécule = une production réduite du médicament. Les laboratoires justifient le prix élevés des nouvelles molécules, 100 fois plus chères, alors qu’en réalité, elles ne coûtent à développer que 5 à 10 fois plus qu’auparavant : une mine d’or pour l’industrie pharmaceutique financée par l’Etat. Elle obtient ainsi les remboursements de la Sécurité sociale sans que des commissions d’enquête interviennent sur les essais cliniques qui sont, jusqu’à ce jour, assurés par la seule et même industrie pharmaceutique. Ce qui préjuge bien des abus.

2019, fin de partie

Aujourd’hui, lorsqu’une molécule n’est « plus rentable », le laboratoire stoppe sa production sans tenir compte des conséquences sur les malades. Les lois du marché régneront en maître tant que les gouvernements danseront sur l’air de la rentabilité à court terme. C’est une des cause de la pénurie actuelle. Une pénurie qui, souvent, n’est pas compensée par la production de génériques car depuis le début des années 90, la France n’en produit quasiment plus car aujourd’hui, l’Inde et la Chine sont les premiers producteurs au monde de génériques. De plus, le prix des génériques sur le marché français a été artificiellement gonflé pour ne pas faire concurrence aux « molécules innovantes ».

Aujourd’hui, la France compte reprendre en partie à son compte la production des princeps et de leurs génériques. Alors, bien sûr, « Il faut relocaliser la production en Europe » comme le réclament le collectif de médecins hospitaliers dirigé par le professeur Jean-Paul Vernant, c’est un réel gage de santé publique que nous ne pouvons qu’appuyer :

« Afin de prévenir les pénuries, nous soutenons l’idée que :

  • soient imposées dans l’urgence, aux laboratoires pharmaceutiques titulaires de l’autorisation de mise sur le marché, la constitution et la gestion de stocks de MITM (médicaments d’intérêts thérapeutiques majeurs sous forme de produits finis. En effet les laboratoires travaillent, par soucis d’économie, à flux tendu – comme les industriels de l’électroménager ! Le plus souvent responsables des pénuries, ils sont les mieux à même d’en connaître les causes et d’en prévoir la survenue. Plusieurs mois de stocks permettraient d’amortir les défauts d’approvisionnement. La pénurie avec ses conséquences pour les malades serait ainsi prévenue.
  • soit rapatriée en Europe la production des principes actifs – ils y étaient encore fabriqués il y a une quinzaine d’années. Le coût du principe actif ne représentant qu’une très faible part du produit fini, cette relocalisation ne devrait pas pénaliser significativement le prix des médicaments.
  • soit créé un établissement pharmaceutique à but non lucratif, si possible Européen, sinon Français, comme aux États-Unis. Là-bas, à l’initiative de médecins indignés par les conséquences des multiples pénuries pour les malades et choqués par les augmentations itératives de prix, plus de 500 établissements hospitaliers se sont réunis pour fonder un établissement pharmaceutique de ce type produisant des médicaments passés dans le domaine public. La création d’une telle structure permettra de prévenir les pénuries et sera le garant de la qualité des médicaments et de prix justes et pérennes. »