Hiatus entre Trump et les services de renseignement américains

lundi 4 février 2019

Lors d’une séance publique de la Commission sur le Renseignement du Sénat, les dirigeants des différents services de renseignement – Dan Coats de la National Intelligence Agency (NIA), Gina Haspel de la CIA ou encore Christopher Wray du FBI – ont présenté leur « Évaluation des menaces, à l’échelle mondiale », se trouvant presque en tous points en contradiction avec la politique étrangère du président Trump.

Il n’est pas exagéré de dire que Solidarité & progrès constitue l’une des seules sources en France qui rende compte de la véritable bataille faisant rage au sein des institutions américaines, en particulier depuis les élections de 2016. Sans comprendre cela, on reste fatalement piégé dans une lecture superficielle de la situation mondiale et, voyant Trump annoncer le retrait de Syrie pour déclencher dans la foulée une nouvelle crise au Venezuela (lire notre chronique : Venezuela : nouvelle atteinte atlantiste au droit international), on finit par penser que plus rien dans le monde n’a de sens.

Soulignons que les griefs généralement soulevés – et implicitement, dans ce cas, par les dirigeants du renseignement – contre le président américain portent non pas sur ses prétendus travers narcissiques, racistes, misogynes, etc., mais sur ce qu’il cherche à réaliser de plus positif, notamment en retirant les troupes de Syrie, et en renouant avec une logique de dialogue, avec la Corée du Nord, la Russie et la Chine. Rappelons d’ailleurs que l’arrestation de la numéro deux de la firme chinoise Huawei est survenue le jour-même de la rencontre entre Donald Trump et Xi Jinping lors du G20 à Buenos Aires, au cours de laquelle la période de trois mois de négociations commerciales a été ouverte ; de même, la première rencontre entre les deux présidents le 8 avril 2017 à Mar-a-Lago, aux États-Unis, avait été précédée la veille par les frappes américaines en Syrie.

Par exemple, alors qu’une nouvelle rencontre est actuellement en préparation entre le président américain et le président nord-coréen Kim Jong-un, Gina Haspel et Dan Coats ont livré une analyse à rebours des efforts en cours, affirmant que la Corée du Nord n’aura de toute façon aucune intention de se dénucléariser. « Le temps nous dira ce qui doit advenir avec la Corée du Nord, a répondu Trump sur Twitter, mais à la fin de la précédente administration, les relations [avec ce pays] étaient très mauvaises et des choses terribles étaient sur le point d’arriver. Aujourd’hui, c’est une toute autre histoire ».

Les gros bonnets du renseignements ont également choisi d’empoisonner le climat en plein milieu des négociations commerciales avec la Chine, à la veille de la rencontre entre Trump et Liu He, le vice-Premier ministre et envoyé spécial de Xi Jinping. Le jeu étant de présenter la Chine, comme l’a fait George Soros au Forum de Davos, comme la principale menace mondiale pour les États-Unis et pour le monde, une menace pour laquelle le directeur du FBI n’a pas manqué de superlatifs : « la plus profonde, la plus diverse, la plus contrariante, la plus défiante, la plus évidente et la plus préoccupante (…) à laquelle je puisse penser ».

Le document d’ « Évaluation des risques à l’échelle mondiale » décrit en particulier l’alliance entre la Chine et la Russie (connue comme « le cauchemar de Kissinger »), notamment autour de l’Initiative de la Ceinture et la Route (ICR), combinée à des avancées générales dans les nouvelles technologies, comme une menace pour le système post-Deuxième Guerre mondiale.

Dans un délire paranoïaque à la limite du conspirationnisme, il est affirmé que la Chine représente « une menace persistante de cyberespionnage et d’attaques croissantes contre nos principaux systèmes militaires et d’infrastructures essentielles », et que la Russie « prépare déjà une attaque cybernétique dans le but de perturber ou d’endommager les infrastructures civiles et militaires américaines ».

« Nos adversaires et compétiteurs stratégiques considèrent déjà probablement les élections américaines de 2020 comme l’occasion de progresser dans la défense de leurs intérêts, poursuit le document. Nous nous attendons à voir la Chine et la Russie collaborer de manière à tirer avantage des doutes apparaissant en divers endroits sur le modèle démocratique libéral ».

En réponse aux affirmations de Dan Coats et des autres, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères Geng Shuang a souligné que la Russie et la Chine, en tant que grandes puissances, « considèrent que des efforts concertés sont nécessaires afin de respecter l’ordre international en accord avec les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies ». Les relations entre les deux pays sont « au meilleur niveau de leur histoire », a-t-il ajouté, précisément parce qu’elles ont abandonné la mentalité désuète du « jeu à somme nulle » qui présuppose que deux grandes puissances sont soit alliées soit rivales ; au contraire, elles se considèrent l’une et l’autre comme des sources d’opportunités pour le développement, et ont établi entre elles « un partenariat de coordination stratégique mutuelle » qui correspond à « un nouveau type de relations entre deux États ».

La réalité est que le système de la « démocratie libérale » – aussi peu libéral que démocratique – s’effondre, et avec lui le vieux système géopolitique tel qu’il a été conçu à Londres et à Washington après la mort de Franklin Roosevelt. Tentant par tous les moyens de survivre, ce système s’attache à saboter l’émergence d’un nouveau paradigme basé sur un nouveau type de relations entre États. C’est là le véritable enjeu des négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine.