La Chine à la conquête des abysses

mardi 19 décembre 2017, par Karel Vereycken

Challenger Deep, le point le plus profond de la planète, se situe à plus de 10 900 mètres au-dessous du niveau de la mer, à proximité des îles Mariannes, dans l’océan Pacifique. La pression y est 1100 fois plus forte qu’à la surface de la terre.

A l’heure actuelle, douze hommes ont déjà marché sur la Lune alors qu’ils ne sont que trois à avoir atteint Challenger Deep !

Le 23 janvier 1960, à bord du bathyscaphe Trieste, le Suisse Jacques Piccard et le lieutenant Don Walsh, de l’US Navy, atteignent le fond de la fosse des Mariannes après une descente de 4h 30.

Chose impensable, à cette profondeur où la pression est extrême, les deux hommes ont la surprise de découvrir plusieurs organismes vivants, dont un poisson abyssal ressemblant à une sole d’environ 45 centimètres.

Kennedy et De Gaulle ne regardaient pas seulement vers les étoiles.

Après la création, en 1961, du Centre national des études spatiales (CNES), c’est en 1967 que fut créé en France le Centre national pour l’exploration des océans (CNEXO, dont les équipes ont intégré l’Ifremer), chargé de donner une impulsion aux diverses actions à mener dans le domaine de l’océanographie française et d’en coordonner le développement.

Plus précisément, le CNEXO avait pour mission, « en liaison avec les ministres et les entreprises publiques et privées, de développer la connaissance des océans et les études de recherche tendant à l’exploitation des ressources contenues à leur surface, dans leur masse, leur sol et leur sous-sol ».

Une « station spatiale » océanique

Aujourd’hui, la Chine rejoint les rares puissances maritimes (Etats-Unis, Russie, Japon et France) capables d’envisager de tels exploits.

Crise occidentale oblige, c’est surtout elle qui se donne les moyens d’explorer l’espace et les abysses. Pour relever ce dernier défi, elle s’est dotée récemment d’une flotte conséquente.

En quatre ans, son industrie navale a construit autant de navires que l’effectif total de la Marine française ! Et cette année, elle va achever la construction de six sous-marins à grande profondeur, en-dessous de 6000 mètres, sans parler des navires hauturiers servant de relais pour l’exploitation minière des abysses océaniques.

Descriptif du submersible chinois Jiaolong.

Fruit d’une volonté politique incomparable et d’un énorme effort de R&D organisé depuis 2003 par une centaine d’instituts de recherche, le sous-marin habité chinois Jiaolong, quelques mois après une première plongée de 3759 mètres de fond en mer de Chine méridionale, a pu réaliser en 2012 une plongée record à 7062 mètres de profondeur dans la fosse des Mariannes.

Le submersible a été conçu par des experts chinois, précise Liu Feng, directeur adjoint de la Comra (China Ocean Mineral Resources Research and Development Association), l’organisme en charge du projet.

La sphère habitée en titane a toutefois été importée de Russie, et d’autres équipements proviennent des Etats-Unis, pionniers dans ce domaine, puisque le submersible américain Alvin est né en... 1964.

La Chine envisage depuis mars 2016 de construire une « station spatiale » océanique, c’est-à-dire une véritable cité habitée de chercheurs, flottant à moins de 3000 mètres sous la surface, un projet assez similaire à la « Cité des Mériens » imaginée par l’océanographe-architecte français Jacques Rougerie.

Comme toutes les autres grandes puissances qui pensent à long terme, la Chine prend très au sérieux les ressources maritimes et minérales sous-marines, dont l’exploitation, d’ici vingt ou trente ans, pourrait prendre le relais des réserves terrestres en voie d’épuisement.

Cette photo, prise le 20 septembre 2017, montre que la Chine achève la construction d’un navire relais pour l’exploitation minière océanique. Long de 227 mètres, le bateau, capable de stocker 40000 tonnes de minerais, fera travailler ses robots à moins 2500 mètres sous la surface de l’eau.

Une première poussée de fièvre, dans les années 1970, avait conduit plusieurs pays occidentaux, dont la France, à mener des recherches autour des nodules de manganèse. L’opportunité d’exploiter à l’avenir ces ressources ne peut être ignorée : les sulfures hydrothermaux contiennent des concentrations de minerais que l’on estime bien plus élevées que sur terre, tant sur des métaux dits de base (zinc, cuivre, cobalt, manganèse, baryum, or, argent) que sur les métaux dits « critiques », c’est-à-dire avec un potentiel technologique élevé (indium, germanium, cadmium, antimoine, mercure, sélénium, molybdène, bismuth).

Notez que nos ordinateurs, smartphones, tablettes électroniques, éoliennes et autres panneaux photovoltaïques regorgent de ces minerais rares présents en mer. Et avec la deuxième plus grande Zone économique exclusive (ZEE) du monde, notre pays dispose, à condition de s’y engager, de 18 % des terres rares.

Il est certain qu’en plantant un drapeau au fond de la mer de Chine méridionale, le Jiaolong a provoqué la panique à Washington et à Londres. Ce qui leur fait peur, ce ne sont pas tant les revendications territoriales chinoises que son ambition de devenir une grande puissance maritime.

En effet, de nouvelles études historiques tendent à prouver que la géopolitique classique a tout faux : ce n’est pas celui qui commande les plus grandes masses terrestres qui s’impose, mais plutôt la puissance maritime qui se met en position de garantir les siennes.