Par Karel Vereycken
Paris, juillet 2017.
Dans l’absolu, le changement global de cap et de paradigme que nous préconisons exigerait un recadrage radical d’une finance dérégulée. Il passera par quatre types de mesures dont l’efficacité dépendra de leur mise en œuvre simultanée :
- stricte séparation des banques (crédit et dépôts/marché) ;
- restructuration en profondeur de l’endettement (effacement, moratoire, échelonnement, restructuration, etc.) ;
- retour à une politique de « crédit productif public » émis par une vraie banque nationale ;
- organisation d’une planification indicative et d’une réelle politique d’aménagement du territoire rattachées au Premier ministre.
En attendant ces mesures, la France peut déjà augmenter notre coopération avec les fonds souverains d’Asie et d’ailleurs. Cependant, comme le président de la République l’a souligné lors d’un sommet européen, pour que cela fonctionne bien, il nous faut des règles claires.
Notons d’abord que l’expérience de 2008 démontre qu’il est dangereux pour eux – et illusoire pour nous – d’amener ces fonds souverains (ou des hedge funds américains) à renflouer chez nous des institutions bancaires insolvables et gangrenées par des spéculations financières, alors qu’elles ne méritent rien d’autre que la liquidation judiciaire.
Ensuite, il est tout aussi insensé, tant sur le plan économique que sur le plan politique, de leur offrir un « open bar » en leur vendant un à un nos bijoux de famille, c’est-à-dire en bradant à bas prix les fleurons de notre économie nationale et le savoir-faire scientifique et technologique qu’ils portent.
Actuellement, certains de ces fonds, par souci de diversification, ont choisi d’investir davantage dans des actifs réels plutôt que d’acquérir des titres de bons du trésor, comme le font traditionnellement les banques centrales. Outre les financements classiques de l’UE, des régions et de l’Etat, le contexte actuel est donc propice pour solliciter d’autres sources de financement en mesure d’investir dans de gros projets comme celui de l’axe Haropa (L’ensemble portuaire Le Havre-Rouen-Paris).
La bonne nouvelle, c’est que depuis une décennie, de nouvelles formes de coopération ont vu le jour, notamment en France.
Examinons brièvement les avantages et les désavantages de deux pistes qui nous semblent prometteuses : la Banque asiatique pour l’investissement dans les infrastructures (BAII) et les fonds souverains « de contrepartie ».
Tout d’abord, en tant que membre fondateur de la BAII, la France est en bonne position pour participer à la définition de projets d’infrastructures de transport, de systèmes d’énergie, de réseaux d’eau et d’urbanisme. Cofinancés par la banque, ces projets bénéficieront aux entreprises françaises qui répondront aux appels d’offres internationaux.
Au niveau des fonds souverains, plusieurs initiatives ont vu le jour en France : la création en 2009 du Club des investisseurs à long terme (LTIC) et l’implantation à Paris en 2011 de l’Institutional Investors Roundtable (IRR).
A cela s’ajoute la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) qui, avec la création en 2014 de CDC International Capital (CDC IC), est devenu leader d’une nouvelle catégorie de fonds souverains, d’une nature un peu différente, dans des pays qui ne sont pas fondamentalement exportateurs de capitaux, mais ont, au contraire, une problématique d’attraction des capitaux.
Ces véhicules sont en quelque sorte des « fonds souverains de contrepartie », en capacité de co-investir, à parts égales, avec des fonds souverains étrangers en créant un alignement d’intérêts pour les attirer dans notre économie, tout en gardant la main sur les technologies sensibles ou les domaines qui touchent à la sécurité nationale.
Comme le précise, dans la Revue Banque.fr Laurent Vigier, le directeur de CDC IC, l’objectif est
D’organiser une mise en relation du groupe avec ces acteurs, non pas sous forme d’une intermédiation, mais sous le mode d’une relation de pair à pair.
Or, dans l’environnement français, seul le groupe Caisse des Dépôts pouvait exciper d’une ancienneté de près de 200 ans, d’une taille critique suffisante avec plus de 400 milliards d’euros de capitaux à sa disposition, et aussi d’une diversité de champs d’intervention allant des entreprises aux infrastructures, qui pouvaient permettre d’engager le dialogue d’égal à égal avec les fonds souverains.
Ainsi, CDC IC, dont la capacité d’investissement atteint aujourd’hui à peine 4 milliards d’euros, est en charge de gérer un ensemble de partenariats stratégiques avec Qatar Investment Autority (Qatar), Mubadala (Bahreïn), Kingdom Holding Company (Arabie saoudite), Russian Direct Investment Fund (Russie), China Investment Corporation (Chine) et Korea Investment Corporation (Corée).
Par exemple, il y a quelques mois, le 19 mai 2017, une intervention de la CDC IC, de concert avec un fonds souverain russe et Mumtalakat, le fonds souverain du royaume du Bahreïn, a permis de remettre sur les rails le groupe verrier Arc International basé à Arques, dans le Pas-de-Calais.
De son côté, le fonds souverain du Qatar, QIA, participait au rachat du spécialiste des systèmes de chauffage et de refroidissement électriques pour l’industrie Vulcanic. Un mois plus tard, c’était au tour du fabricant d’enceintes haut de gamme Devialet de réaliser une levée de fonds accueillant le fonds qatari à sa table.
Cathay Capital
2007. Pour ce qui est de la coopération franco-chinoise, c’est en 2006, que CDC Entreprises (devenu Bpifrance Investissement) a signé un accord avec la China Development Bank, créant, à parité égale, un « fonds partenaire » de près de 67 millions d’euros, dénommé Cathay Capital I basé en Chine.
Fonds d’entrepreneurs pour les entrepreneurs, Cathay Capital Private Equity est la première société de gestion franco-chinoise indépendante agréée depuis 2007 par l’AMF (Autorité des marchés financiers).
Ensuite, plusieurs initiatives se suivent les unes après les autres :
- En 2011, Cathay Capital lance la Fondation France Chine entreprendre ;
- En 2012, Cathay Capital lance Cathay Capital II, un Fond sino-français doté de 150 millions d’euros permettant à la Chine d’investir dans des PME françaises ;
- En 2015, Cathay Capital lance un autre fonds, cette fois-ci pour les entreprises de tailles intermédiaires (ETI) ;
- Enfin, le 28 août 2015, en Chine, le Fonds franco-chinois Innovation, est inauguré par Bpifrance, CDB Capital et Cathay Capital lors d’une cérémonie au campus de Beijing de l’école de commerce CEIBS (China Europe International Business School). Ce fonds – qui vise un montant final de 250 millions d’euros – est un véhicule d’investissement transnational France / Chine / Etats-Unis, dédié aux opérations de capital-risque dans des sociétés innovantes. Il vise les startups de l’univers du digital. Le fonds investira dans 12 à 18 sociétés innovantes et les montants investis dans chaque société du portefeuille seront compris entre 5 et 25 millions d’euros.
Pour sa part, en novembre 2015, CDC IC a noué un premier accord avec le fonds d’Etat chinois China Investment Corporation (CIC, doté de 800 milliards de dollars) pour mobiliser un milliard d’euros en faveur des projets du Grand Paris. Il s’agit d’investissements dans l’immobilier mais également dans des infrastructures de transport sur le territoire français. Pourquoi un tel engouement ? « Les Chinois ont une vision de la France beaucoup plus optimiste que beaucoup de Français eux-mêmes », souligne Laurent Vigier qui précise :
Les fonds souverains sont des institutions financières professionnelles, mais aussi des acteurs liés à des Etats. Or, dans la logique des Etats, il apparaît de plus en plus clairement que la mondialisation ne doit pas être un jeu à somme nulle, où certains gagnent et d’autres perdent. Les fonds souverains deviennent un élément potentiel de rééquilibrage ou de négociation entre les Etats, pour organiser une réciprocité dans les bénéfices issus de la mondialisation. La France mais aussi les États-Unis font par exemple partie des pays qui mettent les fonds souverains dans l’équation de leurs négociations avec les pays émergents. Ainsi le fonds souverain chinois suit de près le projet du grand Paris, mais nous incite aussi, à travers notre partenariat d’investissement en pays tiers, à nous intéresser au projet de la Nouvelle Route de la soie.
Partenariats industriels
Au niveau bilatéral, c’est en 2014, lors de la visite de Xi Jinping en France, que fut paraphé à l’Elysée le mémorandum d’accord de rapprochement de PSA Peugeot Citroën, Dongfeng et l’Etat français. L’entreprise, qui venait de fermer son usine d’Aulnay-sous-Bois en région parisienne, affichait fin 2013 une perte nette de 2,3 milliards d’euros. Pour éviter le pire, l’Etat français et le constructeur chinois ont chacun déboursé 800 millions d’euros pour prendre l’un et l’autre 14% du capital du constructeur automobile français.
Ceci les place alors au même niveau que l’actionnaire historique, la famille Peugeot, à l’issue d’une augmentation de capital de 3 milliards d’euros. En échange de son apport capitalistique, Dongfeng bénéficiera d’une montée en gamme et de son coté, PSA-Citroën se voit offrir un accès à l’immense géant chinois.
Certes, en mai 2017 le constructeur chinois Dongfeng est devenu le premier actionnaire du groupe PSA... en termes de droits de vote. La faute des Chinois ? Pas du tout. Si les trois principaux actionnaires (l’État, la famille Peugeot et Dongfeng) détiennent toujours chacun 12,9% du capital de PSA, le poids de leur vote n’est pas le même. En effet, les investisseurs qui détiennent des titres depuis plus de deux années consécutives disposent de droits de vote doubles. Or, en 2016, Bercy a revendu les parts détenues par l’État à BPIFrance. La même année, la famille Peugeot a cédé puis racheté des titres. Dongfeng est donc le seul a avoir conservé la totalité de ses actions. L’État, comme la famille Peugeot, doit désormais patienter deux ans pour peser, à nouveau, le même poids que Dongfeng au sein de PSA...
Construire avec la Chine des centrales nucléaires en Afrique
Enfin, cette coopération industrielle s’étend désormais à des pays tiers, notamment dans le domaine de l’énergie.
En juillet 2015, Li Keqiang déclare à Paris :
Dans la coopération sino-française pour le développement des marchés tiers, nous pourrons mettre à profit les équipements de gamme moyenne de la Chine, ainsi que les technologies et équipements de pointe de la France, afin d’améliorer le niveau de ces outils tout en maintenant un bon rapport qualité/prix qui intéressera les pays en développement. Cela sera adapté aux besoins de l’industrialisation dans ces pays, bénéfique aux entreprises françaises axées sur les exportations, à l’emploi, ainsi qu’à l’amélioration du niveau de l’économie d’un pays en développement comme la Chine.
Et en octobre 2016, lors d’une visite à Beijing, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, souligne que le projet Hinkley Point a valeur d’exemple. « C’est un très bon exemple de ce qu’on va faire ensemble, remporter des contrats sur les marchés tiers, et cela dans tous les secteurs », avait-t-il déclaré, évoquant le projet de construction à 20 milliards d’euros de deux réacteurs nucléaires EPR en Grande-Bretagne dans le cadre d’un partenariat entre EDF et le groupe China General Nuclear (CGN). « C’est un modèle que nous soutenons partout, y compris en Afrique, y compris en Asie », avait souligné le chef de la diplomatie française, qui s’exprimait lors d’un point de presse avec son homologue chinois, Wang Yi.
Dans le cadre de l’accord Hinkley Point, EDF aidera son partenaire chinois à faire homologuer son propre réacteur nucléaire Hualong en Grande-Bretagne, dont le système de régulation en matière nucléaire est considéré comme l’un des plus stricts au monde. Pour la Chine, désireuse d’exporter son expertise nucléaire, prendre pied sur ce marché très encadré faciliterait l’accès à d’autres marchés.
Trilogue franco-sino-africain
La France, la Chine et le continent africain pourront s’engager dans un partenariat novateur qui doit conduire à développer les investissements sur le continent dans les domaines des infrastructures, de l’énergie, de la santé ou encore de l’éducation. C’est ce qui était au cœur des discussion lors du forum d’affaires de Pékin, le 12 avril 2016.
J’ai assisté à la plupart des entretiens entre les chefs d’Etat et de gouvernements français et chinois depuis une dizaine d’années, confie Jean-Pierre Raffarin. A chaque fois, cette approche trilatérale a été abordée. Il est donc important d’apporter une réflexion et d’entendre les autorités chinoises, les entreprises françaises et d’écouter les Africains. Les Africains reconnaissent à la France un rôle de médiateur de la culture et de l’Histoire et ils sentent bien qu’ils ont besoin de la France pour obtenir la confiance des Chinois.
Dans ce trilogue, la confiance est en effet au cœur du débat.
Il faut gagner la confiance, lance l’ancien Premier ministre français. La Chine est de plus en plus mondialement concernée et responsable. C’est Xi Jinping qui se rend en Arabie saoudite et en Iran au moment de la crise. C’est lui encore qui augmente le contingent de ses casques bleus pour les opérations en Afrique… La Chine s’inquiète des risques d’instabilité en Afrique, mais aussi en Europe. Il y a une vision chinoise de l’Eurafrique, et pour les Chinois, la France en est certainement le meilleur partenaire. (...) A aucun moment nous ne devons être dans une logique de peur, précise Jean-Pierre Raffarin. Mais la confiance, c’est de la porcelaine comme disent les Chinois. Il ne faut pas l’ébrécher car elle ne se répare pas. La France est plutôt à l’aise dans ce rôle de médiateur de la confiance entre ces deux cultures complexes que sont l’Afrique et la Chine. (...)
Le « Fonds sino-africain en pays tiers » s’élèverait à deux milliards d’euros et permettrait de financer des projets communs sur le continent. Géré par la Caisse des Dépôts et Consignations, par le Trésor et par le Fonds souverain chinois, il serait basé certainement en Afrique. Peut-être à Dakar...
Pour Laurent Vigier,
cette alliance d’un nouveau type, scellée au travers de ce fonds, vise à promouvoir la coopération économique entre nos deux pays. Plutôt que d’être en concurrence frontale en Afrique, nous investirons en partenariat.
Notons cependant que
la Chine souhaitait un fonds beaucoup plus ambitieux, de l’ordre de 50 milliards d’euros, confie un représentant de la CDC. Mais les finances publiques françaises ne le permettaient pas.
Le soutien des pouvoirs publics est évident. Cependant, selon Le Monde, « du côté du secteur privé en revanche, certains sont moins convaincus. Le groupe Bolloré notamment ne voit pas d’un bon œil l’arrivée des Chinois dans son jardin africain ».
Résultat, au Medef international, les discussions patinent, même si « depuis dix-huit mois il y a beaucoup de réunions de haut niveau entre Français et Chinois sur cette coopération tripartite », explique Jean-Pascal Tricoire qui préside le Comité France-Chine en pointe sur ce dossier. A la tête de Schneider Electric depuis 2006, ce grand patron passé par l’Afrique du Sud et Hong Kong, est un partisan de ce partenariat sino-français en Afrique. Il précise même avoir créé une équipe dédiée aux investissements Chine-Afrique.
L’Afrique a d’énormes besoins dans les domaines des infrastructures, de l’agriculture, de la santé ou de l’énergie. C’est une véritable opportunité pour les entreprises françaises de profiter des financements chinois en Afrique. Mais il y a aussi des inquiétudes à travailler ensemble avec les risques potentiels de concurrence, prévient Jean-Pascal Tricoire. Les entreprises chinoises n’ont pas forcément les solutions qui répondent aux normes et aux attentes des pays africains. Il y a donc là une complémentarité évidente entre nous.
En général, il s’agit d’accompagner un partenaire chinois déjà connu sur de nouveaux marchés. François Février, le responsable des infrastructures de traitement de Suez Asie confirme la tendance. « Il y a huit ans, c’était une politique d’opportunité. Désormais, nous essayons de voir systématiquement s’il existe des opportunités à l’export avec nos partenaires en Chine », reconnaît-il. Le groupe, implanté de longue date en Chine, a remporté un contrat de 43 millions d’euros pour fournir les équipements de la station de traitement de l’eau construite par le chinois Sinomach au Cameroun, sur le fleuve Sanaga pour alimenter Yaoundé. Le projet est financé à 85 % par l’État chinois.
Suez est loin d’être le seul sur ce créneau. General Electric table sur une progression de ses projets menés en coopération avec des entreprises chinoises de 1 milliard d’euros aujourd’hui à 5 milliards d’ici à quelques années. Alstom a fourni les équipements d’une centrale en Ouganda, construite par Sinohydro.
Ces initiatives, bien que particulièrement intéressantes, ne sont pas encore à la mesure d’une grande politique de coopération et de développement mutuel. Sans une réforme en profondeur du système bancaire occidental et le retour à un véritable système de crédit productif, il nous sera quasiment impossible de saisir la chance historique qui nous est offerte.