Harry Hopkins et l’avenir des relations russo-américaines

lundi 29 mai 2017, par Karel Vereycken

Harry Hopkins (1890-1946), éminence grise de FDR, lors de sa rencontre avec Joseph Staline.
Hopkins in Deutsch

The Hopkins Touch,
Harry Hopkins and the forging of the alliance to defeat Hitler

(en anglais)
David L. Roll, 2013.

A l’heure où Londres et Washington font tout pour empêcher que Russie, Etats-Unis et Chine s’entendent pour vaincre le terrorisme et s’associer autour de la dynamique de la Nouvelle Route de la soie, il est extrêmement utile de découvrir le combat inspirant de celui qui fut l’éminence grise de Roosevelt : Harry Hopkins.

On associe généralement, et à juste titre, le nom d’Harry Hopkins (rien à voir avec celui de l’Université John Hopkins) avec la mise en œuvre du « New Deal », cette grande politique de création d’emplois qui a permis aux Etats-Unis de sortir de la grande dépression des années 1930.

Soulignons ici le fait que le président Franklin Roosevelt, bien qu’il ait discuté avec la plupart des grands économistes de son époque, ne fit jamais appel à l’un d’entre eux pour mettre en œuvre sa politique anticrise.

C’est dans les années 1920, lorsque la précarité et la pauvreté explosent que FDR cherche, pour l’Etat de New York dont il est le gouverneur, quelqu’un pour administrer l’aide sociale. Les circonstances du moment font alors que le candidat de son choix renonce au poste tout en lui proposant un jeune travailleur social, spécialiste de la tuberculose ayant travaillé pour la Croix Rouge : Harry Hopkins. Originaire de l’Iowa, grand État agricole, ce dernier est le simple fils d’un vendeur ambulant d’attelages de chevaux. Débrouillard, il est connu pour son franc-parler incisif et son sens de l’humour décapant.

Après avoir fait sa connaissance, Roosevelt en fait son homme de confiance. Il lui confie les missions les plus ardues. Elu en 1933 pour faire face à la pire crise économique de l’histoire, FDR fait appel à lui pour mettre l’Amérique au travail. En moins de 24 heures, Hopkins téléphone à tous les gouverneurs américains pour qu’ils lui fournissent, Etat par Etat, un plan d’urgence pour éradiquer la précarité. Hopkins leur envoie des chèques pour qu’ils se mettent et mettent tout le monde au boulot. Au lendemain de la nomination de Hopkins, le New York Times s’indigne : « Money flies » (l’argent s’envole)… Hopkins sera ensuite nommé à la tête de différentes agences clés du New Deal, en charge de la réhabilitation sociale, de la reconstruction des villes et des infrastructures.

Ce n’est pas sur cette période que notre livre s’étend mais sur la suite, c’est-à-dire celle de 1938-1946 où le monde doit surmonter les horreurs de la guerre.

Roosevelt, qui voit venir le fascisme allemand, japonais et italien, constate que la survie de la civilisation se joue. Lorsque la guerre éclate, la situation a de quoi faire peur :

  1. L’Allemagne, en comparaison avec les autres pays, est une telle superpuissance militaire et industrielle qu’elle dispose des moyens humains et militaires suffisants pour dominer la terre toute entière ;
  2. En 1940, l’Allemagne à 5 millions d’hommes aguerris sous les drapeaux, les États-Unis seulement 458 000 dont certains s’entrainent avec des fusils en bois...
  3. Peu après son arrivée au pouvoir en 1933, Hitler a triplé, en une seule année, le nombre des conscrits. L’Allemagne procède secrètement à l’augmentation des dépenses militaires et ne rend plus publique la liste des officiers. En 1939, plus de 20 % de travailleurs allemands de l’industrie ainsi que près d’un tiers de ceux du secteur manufacturier et de la construction travaillaient pour les forces armées ;
  4. Les Etats-Unis n’ont ni troupes ni armements en quantité et qualité suffisantes. Par comparaison, la Grande-Bretagne et les États-Unis produisent 8 fois moins de matériel militaire que l’Allemagne en 1938. Outre-Rhin, les dépenses militaires sont passées de moins de 2 % du PNB sous la République de Weimar à 23 % en 1939 ;
  5. Lorsque l’Allemagne lui déclare la guerre, le Royaume-Uni frôle la faillite et dispose d’une armée relativement faible. Churchill est menacé par un fort courant politique cherchant à faire la « paix » et à construire « l’Europe » avec Hitler ;
  6. Et lorsque la Russie est attaquée, la plupart des experts occidentaux estiment qu’elle résistera entre un et trois mois avant de signer une « paix » avec Hitler…

FDR doit affronter deux problèmes supplémentaires :

  • Un Congrès isolationniste refusant tout intervention à l’étranger ;
  • Un Département d’Etat sous la tutelle de Wall Street (Chase, Brown Brothers, Sullivan & Cromwell, etc.) et sous l’emprise des grandes familles anglo-américaines (Ford, Rockefeller, Morgan, etc.) dont le soutien à la montée du Nazisme n’est plus un secret.

En 1939, atteint d’un cancer, Hopkins subit une opération chirurgicale majeure : les trois quarts de son estomac sont amputés. Dans l’impossibilité de se nourrir correctement, Hopkins se retrouve en proie à l’anémie et à la malnutrition. Il vivra encore sept ans grâce à des perfusions sanguines incessantes et des injections de vitamines.

Avec Samuel Rosenman, Harry Hopkins est un des principaux rédacteurs des discours de FDR. Ce dernier passe chaque fois de longues heures avec eux pour les affiner et les faire siens.

FDR installe Hopkins, sa femme et sa fille à la Maison Blanche et fait de lui son conseiller stratégique principal pour les questions internationales. Vous ignorez le nom du ministre des affaires étrangères de FDR ? (de 1933 à 1945 : Cordell Hull) Normal, FDR le laissait très souvent à Washington ou l’amenait aux conférences pour la signature finale. Grâce à Hopkins, Roosevelt peut contourner l’establishment diplomatico-médiatique et disposer d’un émissaire personnel capable de vraiment incarner sa volonté. Résultat : la terre entière finit par accueillir Hopkins comme « l’éminence grise de Franklin Roosevelt ».

C’est d’abord en cette qualité que Hopkins est envoyé en Angleterre pour y évaluer les besoins réels de l’économie britannique afin qu’elle puisse résister face aux Allemands. Il y rencontre Churchill avec qui il devient ami sans jamais céder à son rêve éternel d’Empire britannique.

De retour de Londres, Hopkins concevra la politique du prêt/bail (lend/lease), c’est-à-dire, que les Etats-Unis, sans formellement entrer en guerre, prêteront de l’argent, des matières premières et du matériel militaire aux Britanniques pour leur permettre de résister. Le Congrès accorde le droit au président américain de défendre les intérêts du pays partout dans le monde.

Lorsqu’Hitler marche sur Moscou, Hopkins y est envoyé pour s’entretenir avec Staline. Pour ce dernier, Hopkins est un des rares occidentaux auquels il fait confiance, car il lui parle « à partir de l’âme ».

C’est Hopkins qui convainc FDR d’étendre la politique du prêt/bail au profit des Soviétiques et d’aider également la Chine (attaquée par les Japonais). S’il faut rendre enfin honneur aux 23 millions de Russes morts dans la lutte contre l’hitlérisme, il ne faut pas négliger le rôle décisif de l’aide colossale que leur fournissait Hopkins à la demande de FDR.

Hopkins fut attaqué systématiquement par la presse américaine et accusé d’être un agent bolchévique. En mettant la Russie et la Chine en relation directe avec le président américain, Hopkins apparaissait à l’Empire britannique comme une menace existentielle pour la « relation spéciale » entre Londres et Washington. Pour les partisans de la Françafrique, Hopkins était également perçu comme une menace.

C’est dans ces circonstances, dans l’esprit de FDR et d’Hopkins, qu’émergera le concept des Nations unies, une architecture de sécurité post-guerre et postcolonial capable de mettre fin à la doctrine géopolitique, source de conflits.

Pour FDR, ce seront « four policemen » (Etats-Unis, Russie, Angleterre et Chine) qui auront la charge de préserver la paix mondiale. FDR, irrité par un De Gaulle sur lequel il n’a que des profils psychologiques erronés, refuse initialement la présence française au Conseil de sécurité de l’ONU.

Paradoxalement, c’est Churchill, qui compte préserver l’Empire britannique et voit donc dans l’Empire français un allié objectif, qui poussera Hopkins à mettre la France dans le jeu. Ce dernier, en contact avec Jean Monnet, finira par convaincre FDR.

Le livre documente comment Churchill a tout fait, pour des raisons en partie légitimes (les Etats-Unis n’étaient absolument pas prêts), pour retarder l’entrée en guerre des Etats-Unis contre Hitler ce qui laissera le temps à Staline de s’imposer en Europe de l’Est. Au final, c’est Hopkins qui force la main à Churchill pour qu’il accepte le débarquement en Normandie.

Hopkins meurt en 1946. Pour certains membres de sa famille, c’est la faute de FDR qui l’aurait usé jusqu’à la corde. Il est vrai que Hopkins vivait dans un dévouement sans comparaison pour Roosevelt. Une abnégation totale de sa personne mais pas une dépersonnalisation, plutôt le contraire.

A travers la confiance et le rôle que Roosevelt lui confie, Hopkins a pu réaliser ce qui l’animait au plus profond : en finir avec la barbarie fasciste et poser les bases d’un paradigme post-guerre qui rendrait, grâce aux Nations unies, la paix possible. Ainsi, chaque nouvelle mission lui donnait l’énergie mentale pour surmonter les difficultés. Si ses problèmes de santé n’avaient pas été si graves, FDR aurait fait de lui son vice-président et successeur en 1945.

Après la lecture de ce livre, je ne vois plus FDR comme un génie isolé mais comme un homme opérant en symbiose avec Hopkins. Cela ne fait que grandir chacun des deux hommes.

Trump n’est certes pas Roosevelt. Cependant, si l’on observe l’hystérie déployée aujourd’hui par les grands centres financiers (Londres, New York) pour empêcher que Russie, Etats-Unis et Chine s’entendent pour peser sur l’avenir du monde, l’on constate que les enjeux d’alors restent d’une grande actualité. Et c’est là que le combat d’Hopkins a de quoi nous inspirer aujourd’hui.