Les promesses de l’économie bleue d’après Gunter Pauli

mardi 20 septembre 2016, par Karel Vereycken

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Gunter Pauli
L’Economie bleue, 10 ans, 100 innovations, 100 millions d’emplois. Gunter Pauli, 300 pages, Caillade publishing, 25 €.

Gunter Pauli est un entrepreneur belge, né en 1956 à Anvers. Titulaire d’un MBA de l’Insead de Fontainebleau et conférencier passionné, il parle plusieurs langues et a voyagé sur tous les continents.

De sensibilité écologiste, il lance dans les années 1990 « Ecover », une entreprise productrice de lessives biologiques. Pauli y croit : toute son usine est biodégradable. Il paie même à ses employés le km parcouru à vélo pour se rendre à l’usine.

Vient alors le choc de sa vie : en se rendant en Indonésie d’où provient l’huile de palme dont il se sert pour produire ses lessives bio, il se découvre coresponsable de la déforestation du Bornéo, c’est-à-dire le biotope naturel des derniers grands primates. Car biodégradabilité et recyclabilité ne riment pas toujours avec « développement durable ».

Pauli vend alors sa boite et approfondit sa réflexion. Il rencontre alors le Pr Heitor Gurgulina de Suza, à l’époque recteur de l’Université des Nations unies qui lui demande, 3 ans avant le protocole de Kyoto, d’imaginer un modèle économique qui ne produira ni émissions ni déchets mais permettra la création d’emplois, de cohésion sociale sans coûter plus cher.

Comme réponse à ce défi, Pauli développe le concept d’« économie bleue », une simple référence à la couleur de notre planète vue à distance.

Le bio-mimétisme

Point de départ de sa démarche ? Le bio-mimétisme. Tout part d’un respect et d’une admiration de la sagesse intrinsèque des écosystèmes dont les industriels feraient bien de s’inspirer. Dans la nature, observe Pauli, deux questions qui nous préoccupent n’existent tout simplement pas : les déchets et le chômage. « A-t-on jamais croisé des arbres, des poissons ou des champignons sans emplois ? » s’interroge-t-il.

Car, la feuille morte qui tombe de l’arbre n’est pas proprement un « déchet » puisqu’elle servira d’office de terreau à d’autres cultures. Contrairement à nos productions industrielles qui s’effectuent souvent en se coupant de ce qui les entoure dans la nature, tout est constamment en lien avec tout, et ceci pour le meilleur et le pire.

Définition de l’économie bleue

Pour résumer sa pensée, Pauli différencie trois types d’économie :

L’Économie Rouge, c’est ce que nous connaissons actuellement, a entraîné la faillite mondiale actuelle. C’est une économie qui emprunte à tous et à tout, à la nature, à l’humanité, sans penser à rembourser un jour. Les fameuses économies d’échelles visant une baisse du coût unitaire de chaque article manufacturé en ignorant totalement les conséquences induites (…)

L’Économie Verte, en comparaison, exige des entreprises de nouveaux investissements, attend des consommateurs qu’ils paient plus cher pour des résultats et des produits équivalents ou moindres, mais soucieux de l’environnement. Or, ce qui était déjà une gageure en période de richesse, est devenu en temps de crise quasiment impossible (…)

L’Économie Bleue. Si nous changeons de perspective, nous constaterons que l’Économie Bleue s’attache à des questions de régénération qui vont au-delà de la préservation ou de la conservation. L’Économie Bleue ne recycle pas, elle régénère. D’une certaine façon, l’Économie bleue consiste à s’assurer qu’un écosystème maintient ses règles évolutives afin que tous puissent bénéficier des flux infinis de la Nature en matière de créativité, adaptabilité et abondance.

Objectif zéro déchets

Pour Pauli, l’objectif n’est pas de faire « moins » de déchets, mais en s’inspirant de la nature, d’arriver à « zéro déchets » ! Non pas par des privations et de l’austérité suicidaire, mais par l’ingéniosité et des sauts technologiques. Après tout, abolir les déchets... la nature le fait déjà. Si nos industries ressemblaient à la nature, chaque déchet serait l’aliment d’une autre industrie. Plus qu’une « économie circulaire », il s’agit d’une économie « en cascade ».

Et cela s’avère possible lorsque l’homme, en mobilisant sa créativité invente des nouvelles technologies et des nouveaux procédés permettant de métamorphoser les « déchets » de hier en « ressources » de demain. Et pas besoin de taxes, de subventions, ou même d’investissement, seulement de beauté et d’ingéniosité.

Pour Pauli, le système actuel qui prospère grâce à la pollution, ressemble à celui qui vivait grâce à l’esclavage. Or, comme toute révolution, l’abolition de l’esclavage a dû franchir trois étapes dans l’esprit humain : d’abord on l’a considérée comme ridicule, puis comme dangereuse, puis comme évidente. D’où Gandhi :

D’abord ils vous ignorent, puis ils se moquent de vous, puis ils vous combattent, puis vous gagnez.

Bien qu’il soit membre du très malthusien Club de Rome, Gunter Pauli, auteur de « Croissance sans limites », ne croit pas que l’homme est une métastase cancéreuse de l’univers, tout au contraire. Il adore la science et pense que rien qu’avec les déchets et la connaissance, il y a de quoi nourrir des milliards d’individus sur terre.

L’abolition de la pollution est l’objectif de son Institut de recherche, le Zero Emission Research and Initiatives (ZERI). Entrepreneur dans l’âme, il plaisante en disant qu’il ne s’agit pas seulement d’un think-tank (une boîte à idées) mais d’un do-tank (une boîte capable d’agir). De nombreux inventeurs et scientifiques, bloqués par le conformisme des États et une finance hostile au progrès, apportent conseils et suggestions.

Comment ça marche ?

Voici quelques exemples de l’économie bleue existants ou en cours de réalisation, ou qui n’ont pas réussis :

  • Marc de café pour produire des champignons. Du caféier à la tasse, nous ne consommons que 0,2 % de la biomasse de la plante. Le reste est gaspillé. Absurde ! Le marc de café, est de loin le meilleur compost possible pour la culture de champignons. Car une fois bouillie, la fibre du café est un terreau idéal. Déjà dans des centaines de villes aux quatre coins de la planète, la collecte du marc de café permet d’alimenter des champignonnières. Quant aux surplus de champignons, ils seront utilisés pour nourrir du bétail.
  • Imiter la pêche sélective des baleines et des dauphins. Ces poissons produisent des bulles sous leur proie. Les poissons les plus légers se retrouvent propulsés vers les hauteurs où les prédateurs les récupèrent. Mais les femelles qui portent des œufs, et qui sont donc plus lourdes, restent en bas. Résultat : la pêche ne porte pas atteinte au cycle de reproduction. A titre expérimental, l’Indonésie teste actuellement une dizaine de catamarans équipés de tuyaux injectant des bulles d’air sous les bancs de poissons afin d’imiter le procédé. Le principe est génial, mais c’est loin d’être gagné d’avance.
  • Couches culottes pour faire pousser des arbres fruitiers. A Berlin, on tente l’expérience. Les parents de nourrissons se voient offerts de couches culottes gratuites. Une seule condition pour en profiter : les ramener lorsque bébé a fait ses besoins. Les couches culottes en question se transforment en « terre noire » favorisant grandement la culture d’arbres fruitiers. En bout de chaîne, c’est la vente des arbres qui permet la gratuité de l’ensemble de la chaîne.
  • Déchets de viande pour produire des médicaments. Les armées de Napoléon se servaient d’asticots pour nettoyer les plaies des blessés. Aujourd’hui, un abattoir africain utilise ses déchets de viande, en les exposant aux mouches, pour en produire. Trempés dans de l’eau bouillante, les asticots, après avoir libéré l’enzyme précieuse qui permet de soigner les plaies, servent de nourriture aux cailles et aux poissons.
  • La pierre pour produire du papier. Aujourd’hui, pour produire une tonne de papier, il faut de la fibre et sept tonnes d’eau. Énorme ! Un nouveau procédé permet de produire du papier sans eau et sans arbres, uniquement avec de la poussière de pierre, de craie et du plastique recyclé. Résultat : du papier recyclable une centaine de fois, trente fois plus qu’aujourd’hui.
  • Transformer le CO2 en nourriture. Comme tout le monde, Pauli constate que les centrales à charbon rejettent du CO2. « On dit que le CO2 est mauvais parce que nous ne savons pas quoi en faire. Donc c’est nous qui sommes mauvais ! » Or, le CO2, on peut le capturer avec de la spiruline, une micro-algue qui représente un complément alimentaire idéal et facile à produire. A ce titre, elle intéresse beaucoup l’Agence spatiale européenne qui réfléchit beaucoup sur comment, lors de voyages interplanétaires, transformer « les déchets » des astronautes en ressources utiles.
  • Appareils sans piles. Le système naturel cherche toujours à faire plus avec le moins d’énergie possible. Comment les systèmes naturels génèrent-ils de l’électricité tous les jours ? Ce n’est pas grâce au soleil comme on le croit souvent. Mais par la gravité et la biochimie. Les systèmes naturels n’utilisent ni piles, ni métaux : comment peut-on résoudre le problème de la connectivité, si ce n’est en regardant comment la vie elle-même génère de l’électricité ? Et de montrer un prototype de film électrocardiogramme (thin film electrocardiogram), un électrocardiogramme qui marche sans batterie, comme un patch, qui permet, en utilisant la connectivité naturelle du corps, de fonctionner pendant 24 heures, sans piles, sans fil. « Oubliez les technologies qui ont besoin de trop d’énergie pour fonctionner comme le Bluetooth ! » Faisons tout sans piles. Les prothèses auditives, les téléphones mobiles peuvent fonctionner par la conductivité naturelle que nos corps produisent. Comme le dispositif nanométrique inventé par le Pr Jorge Reynolds qui permet de récupérer l’électricité produite par notre corps et qui nous permet d’envisager bientôt des Pacemakers ne nécessitant ni chirurgie, ni anesthésie, ni piles pour fonctionner… Le Fraunhofer Institut est en train de produire le premier téléphone mobile qui fonctionne en convertissant la pression générée par la voix en électricité ! On peut créer de l’électricité avec le corps (60 volts/heure) ou par la pression de la voix et cela permet d’envisager de faire fonctionner un téléphone mobile pendant plus de 200 heures ! Plus vous parlez, plus votre téléphone est chargé !
  • La soie pour se raser. La nature produit depuis des milliards d’années des polymères à partir des acides aminés d’insectes (vers à soie, araignées, etc.) ou de mollusques (moules, etc.). Si nous étions capables de les fabriquer comme eux plutôt que d’utiliser la pétrochimie, nous arriverions à révolutionner profondément la production. Aujourd’hui, on est capable d’utiliser la soie pour faire des réparations nerveuses ou osseuses. L’araignée est capable de produire 9 types de soies différentes, avec des qualités de résistance différentes selon l’eau qu’elle y incorpore. « On utilise 100 000 tonnes d’acier pour fabriquer des rasoirs jetables », s’enflamme Gunter Pauli, « alors que la capacité de la soie pourrait nous permettre de nous raser sans jamais pénétrer la peau. On pourrait remplacer l’acier et le titane de nos lames de rasoir par de la soie, ne nécessitant ni pétrole, ni énergie, ni déchets. Un hectare de mûrier permet de produire 2 tonnes de soie. La Chine ancienne a travaillé à régénérer des sols arides en y plantant des mûriers dont la soie a été le sous-produit. Pour fabriquer des rasoirs avec de la soie, il faudrait planter des mûriers sur 250 000 hectares de sols arides qu’on pourrait reconquérir par ce moyen et qui permettraient de générer plus de 12 500 emplois », explique Pauli, chiffres à l’appui. Au final, « l’observation et l’imitation des systèmes naturels pourraient nous permettre de générer des polymères naturels, conquérir des terres arides et créer des emplois ! »

On le voit, pour Gunter Pauli, l’économie bleue sera une occasion fantastique pour notre réindustrialisation et un gisement énorme d’emplois non-délocalisables. « 10 ans, 100 innovations, 100 millions d’emplois », est d’ailleurs le sous-titre de son ouvrage « L’Économie bleue », paru aux éditions Caillade en octobre 2011.

Ses idées sont tellement simples qu’il en a fait un livre de fables pour les enfants. En 2013, la Chine a autorisé la diffusion de ses fables dans ses écoles maternelles et l’édition francophone, imprimé aux Pays-Bas sur « papier-pierre » est désormais disponible. (Les Fables de Gunter, pour ne jamais cesser de rêver, Bluekids 2014).

Conclusion

Deux questions restent cependant à éclaircir. D’abord, à l’intérieur du système financier néolibéral et suicidaire actuel, l’économie bleue, en tant que mouvement entrepreneurial écologique, sauf à se contenter d’être « une niche » de survie, ne pourra jamais réellement réaliser ses objectifs. Pour cela il faut, comme l’exigent Lyndon LaRouche et Jacques Cheminade, rétablir le temps long, celui de la créativité humaine et son interaction avec la nature.
 
Ensuite, ni Pauli, ni des jeunes chercheurs tel que le scientifique français de talent Idriss Aberkane qui s’en inspire, ne comprennent réellement le rôle fondamental de l’homme, une créature qu’ils continuent à considérer comme en contradiction avec une nature qu’ils ont tendance à déifier et dont ils demandent que l’on « imite » l’intelligence ». Ils oublient que [lorsque l’homme « imite », non pas la nature mais les principes physiques qui le régissent, il ne fait qu’agir en accord avec sa propre nature, celui d’être la conscience pensante et donc le pilote responsable de l’univers. Nous leur disons :

L’anthropocène a commencé depuis plusieurs décennies et aucune issue ne nous ramènera vers le passé.