L’Homme, cet être naturel

jeudi 2 avril 2015, par Sébastien Drochon

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Le prochain sommet mondial sur le climat est prévu fin 2015 à Paris. Pour que vos préoccupations environnementales ne soient par instrumentalisées par une oligarchie anti-humaine, cet article vous permettra de prendre un peu de hauteur ! En grimpant sur les épaules d’un pionnier...

L’Homme est-il bon ou mauvais par nature ? Est-il un parasite forcément irresponsable et nuisible sur notre Terre, ou bien une créature légitime de l’évolution ? La question est loin d’être anodine quand on sait que la majorité de nos idées touchant à la politique, l’économie ou la culture peuvent prendre des formes catégoriquement opposées suivant ce qu’on en pense.

D’ailleurs, est-on sûr de pouvoir obtenir une réponse scientifiquement valable à cette question, ou bien fait-elle seulement l’objet d’un choix subjectif ? La question se pose... On peut tout d’abord y répondre en partant de notre expérience ; en collectant les faits dont nous sommes témoins, nous pouvons extrapoler par induction logique une loi plus générale qui puisse en rendre compte.

Combien de fois, en effet, n’a-t-on pas entendu dire : «  Regardez toutes ces guerres, et cette misère dans le monde ! C’est évident, cela montre bien que l’Homme est mauvais ! » Ou d’autres entonner : « Mais regardez les cathédrales, les écoles, les hôpitaux, les associations humanitaires, il faut bien que l’Homme soit bon par nature pour accomplir tout cela ! »

Or, les faits isolés ne constituent en aucun cas la preuve irréfutable de telle ou telle loi universelle, car il en arrivera toujours d’autres pour contredire notre théorie admise.

D’un autre côté, on peut tout simplement se contenter de choisir la facilité en disant que l’Homme n’est ni bon ni mauvais ou au contraire qu’il est les deux à la fois, que cela varie selon les circonstances ou selon le jugement de chacun. Évitant ainsi les paradoxes et le problème plus profond derrière la question posée.

Enfin, il nous est possible d’aller plus en profondeur en cherchant à savoir ce que peut bien signifier être bon ou mauvais. Certains affirment en effet que l’Homme tend à être bon quand il agit selon ce que la nature lui demande. Mais la question devient alors : « Cette nature, que nous demande-t-elle vraiment ? »

C’est justement pour tenter d’y répondre que nous voudrions ici nous appuyer sur les recherches et découvertes de ce grand scientifique russe, Vladimir Ivanovitch Vernadski. Encore trop méconnu de nos contemporains français, ce personnage aux idées révolutionnaires doit pourtant à la France une grande partie de ses découvertes. Nous vous invitons donc à le (re)découvrir.

Qui est Vladimir Vernadski

Le bio-géochimiste russe Vladimir Vernadski (1863 - 1945)

Né en 1863 à Saint-Pétersbourg dans une famille de libres penseurs (son père dirigeait une librairie-imprimerie alimentant les réseaux opposants au régime tsariste), Vernadski a grandi au beau milieu des grands débats touchant à la science, à la culture, de même qu’à l’engagement pour la défense des libertés humaines.

Très tôt attiré par les grands problèmes scientifiques de son temps, il intègre en 1881 la Faculté de physique et mathématiques de Saint-Pétersbourg et y deviendra l’élève inspiré de Dimtri Mendeleïev et surtout de Vassili Dokoutchaïev, fondateur de la pédologie (l’étude du sol comme processus vivant).

Chercheur et enseignant en cristallographie à l’Université de Moscou à partir de 1890, il voyagera à travers l’Europe, de Munich à Londres en passant par Paris, pour y diriger divers travaux de recherche sur la géologie des sols.

C’est notamment à Paris qu’il s’installera avec sa femme entre 1922 à 1924 pour y travailler avec d’éminents experts en minéralogie et cristallographie. En tant que professeur agréé de l’Université de Paris et membre correspondant de l’Académie des Sciences françaises, il sera invité à présenter au Collège de France ainsi qu’à la Sorbonne le fruit de ses travaux sur les grands cycles de la chimie terrestre liés à la vie.

Sa collaboration avec Marie Curie, ainsi qu’avec Frédéric et Irène Joliot-Curie sur la radioactivité auront un impact majeur sur le développement futur de la science russe, de même que les travaux de Louis Pasteur et Pierre Curie sur la dissymétrie des phénomènes physiques propres au vivant seront pour lui de grandes sources d’inspiration dans ses recherches.

Comme Vernadski l’exprime dans les notes de son journal : « (...) mes liens avec la France ont été bien plus forts et le sont restés tout au long de ma vie. » La France, en effet sera le pays où il aura passé le plus grand nombre d’années de sa vie (cinq au total), en dehors de l’Ukraine et de sa Russie natale.

Au delà du scientifique, il y a aussi l’homme politique russe engagé. Membre fondateur du parti Kadet (Parti constitutionnel démocrate) en 1905, et membre du Conseil d’État de la Russie durant plusieurs années entre 1906 et 1917, il restera jusqu’au bout un grand humaniste au sein de son pays. Combattant la pauvreté de même que toute forme d’oppression politique, il sera un fervent opposant aussi bien au régime tsariste que bolchevique.

Forcé de s’exiler en Ukraine après le « coup d’État » de 1917, comme il le qualifie lui-même, il sera, dès son retour en Russie en 1921, emprisonné puis libéré.

Après sa mort, en 1945, le régime stalinien supprimera ses travaux des archives scientifiques russes au profit des théories du biologiste Alexandre Oparine, et de nombreux écrits non publiés de son vivant resteront inconnus jusqu’à la fin du XXe siècle, même en Russie.

Son œuvre et ses découvertes s’avèrent pourtant fondamentales aujourd’hui pour nous éclairer sur la question traitant du rapport entre l’Homme et la nature. C’est pourquoi, à la lumière des principaux concepts élaborés par lui durant la première moitié du XXe siècle, nous voudrions ici ouvrir une piste de réflexion autour de notre question posée précédemment.

Le concept de biosphère

Pour commencer, rappelons que Vladimir Vernadski fut le fondateur d’une discipline bien particulière, la biogéochimie, consistant à étudier l’impact chimique de la matière vivante sur la géologie terrestre.

Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, commençons par voir ce que Vernadski lui-même considère comme la matière vivante et quelles fonctions il lui attribue.

Il définit la matière vivante comme l’ensemble des organismes vivant sur la surface terrestre. On compte parmi eux les bactéries, les végétaux et toutes les sortes d’organismes qui constituent la faune et la flore des océans ou des forêts et que l’on caractérise principalement par leur morphologie, leur mode de vie ou encore leur mode de reproduction.

Cependant, pour Vernadski, bien des naturalistes de son époque ont commis l’erreur de privilégier uniquement l’étude des caractéristiques morphologiques des organismes vivants, et d’omettre un aspect fondamental de leur fonctionnement : ce qu’on appelle leur métabolisme, c’est-à-dire l’intensité d’interaction physique et chimique avec leur environnement, ne serait-ce que par la respiration, la nutrition et la reproduction.

En effet, ce qui compose chimiquement tout organisme vivant sont des éléments (atomes ou molécules constituées d’atomes) qu’il capte de son environnement et intègre à son fonctionnement, pendant que d’autres éléments se retrouvent rejetés à l’extérieur sous forme de déchets, et ceci de manière continue. Tout organisme est en flux constant avec les éléments qui composent son milieu.

C’est une des idées fondamentales de Vernadski, à savoir qu’aucun organisme vivant ne peut exister indépendamment de son environnement et réciproquement. La matière vivante et son milieu, bien qu’on puisse les distinguer, sont comme une seule et même chose, et la vie, dans ce contexte, agit comme une force de transformation physique et chimique à la surface de la Terre.

C’est en considérant la vie de cette manière que Vernadski crée le concept de biosphère, cette couche très mince située entre les entrailles de la Terre et le cosmos, perpétuellement liée au vivant et à son activité, telle un champ dynamique d’action chimique et physique de la matière vivante, alimenté en permanence par le rayonnement du Soleil.

L’évolution de la biosphère

Cependant, en comparant les métabolismes de plusieurs familles d’organismes vivants, on constate que la quantité d’énergie avec laquelle ils opèrent pour vivre, interagir, se reproduire et transformer leur environnement, n’est pas la même pour chacun d’entre eux. On sait en effet que le métabolisme des mammifères (énergie consommée par l’organisme par unité de masse et par durée de vie respective pour chaque individu) est beaucoup plus important que celui des reptiles, lui-même supérieur à celui des amphibiens.

Les premiers amphibiens sont les moins actifs car ils ne peuvent se reproduire qu’en milieu aquatique et dans des conditions de température adéquates. Ensuite, les reptiles, plus évolués, peuvent se reproduire hors de l’eau mais leur métabolisme à sang froid (comme chez les amphibiens) les rend encore dépendants de la température ambiante pour leurs activités. Puis viennent les mammifères, capables, eux, de réguler leur température interne, donc de s’affranchir plus facilement des contraintes extérieures (froid ou grandes chaleurs), mais ceci au prix d’un métabolisme interne bien plus énergivore que les précédents.

Vu sous cet angle, un écologiste sincère dans sa démarche n’hésiterait d’ailleurs pas à s’attaquer au règne des mammifères, ne serait-ce que pour leur goût quelque peu prononcé pour la surconsommation énergétique...

Mais pour Vernadski, cette croissance du métabolisme et de la consommation d’énergie de la vie n’est pas un problème. Bien au contraire, c’est le fruit d’un progrès opéré par la nature elle-même, évoluant selon un accroissement de ce qu’il appelle l’énergie biogéochimique, l’énergie issue de l’action du vivant.

Entendons-nous bien, la vie selon Vernadski n’est pas une nouvelle forme d’énergie. C’est un principe qui organise chimiquement et physiquement la matière, de même que l’énergie de la biosphère provenant en grande partie du rayonnement solaire, et ce, en évoluant par paliers successifs vers des formes supérieures d’organisation, et devenant ainsi une force géologique dominante sur la surface terrestre.

La migration biogène des atomes

Pour mesurer les effets de cette force géologique chimique, Vernadski considère ces deux critères que sont la vitesse et la distance de plus en plus grande que les éléments chimiques de la biosphère parcourent par l’action de la matière vivante. Il désigne sous le nom de « migration biogène des atomes » la combinaison de ces deux critères.

La géologie du vivant montre que cette migration des atomes, due à l’action du vivant, tend à s’accroître et s’accélérer au fur et à mesure de l’évolution.

On l’a vu avec l’accroissement de l’intensité des métabolismes des différents règnes vivants qui se sont succédé (un mammifère échange bien plus d’éléments chimiques avec son environnement pour une même durée), mais aussi par les changements techniques que la vie a opérés pour concentrer certains éléments spécifiques, ou pour se déplacer et coloniser de plus en plus d’espace.

L’apparition des premières bactéries capables de photosynthèse il y a environ 3 milliards d’années, a par exemple bouleversé le cycle chimique de l’oxygène et du carbone.

Le développement des coraux et la prolifération d’organismes invertébrés dans les océans, il y a 600 millions d’années, ont été le moteur d’une migration massive du calcium, essentiel pour le développement ultérieur des premiers êtres vertébrés. L’apparition des vertébrés eux-mêmes ayant permis une colonisation plus efficace de la surface des continents depuis les océans.

Parmi de nombreux autres exemples, l’apparition des oiseaux, il y a environ 150 millions d’années, a bouleversé le cycle géochimique de nombreux éléments qui, présents principalement dans les océans ou en bordure de mer, ne jouaient qu’un rôle très restreint dans la chimie terrestre. Le déplacement rapide et sur de grandes distances des volatiles a brutalement inversé ces cycles en ramenant des océans une quantité extraordinaire d’éléments chimiques sur les sols, transformant ainsi en un temps très court la chimie des continents.

La matière vivante, au cours des temps géologiques, s’est étendue aux limites de ce que lui permettaient les lois de la physique, et ce, en faisant preuve d’une extraordinaire « inventivité ».

Voilà comment résumer l’évolution naturelle de la vie : un perpétuel déséquilibre vers plus d’activité, plus d’énergie et plus de travail par unité de temps et de surface et par individu.

La biosphère, avec la matière vivante qui la compose, agissant ainsi comme une force de transformation géologique de plus en plus grande au fur et à mesure que se succèdent les règnes aquatique, amphibien, puis reptile et mammifère.

Voilà la tendance naturelle de la vie. Voilà ce qui, selon Vernadski, correspond à la nature de notre environnement.

Le rôle « naturel » de l’Homme

Or, si l’on y regarde de plus près, cette tendance qui consiste à augmenter la consommation d’énergie par unité de temps, de surface et d’individu, fournissant ainsi un plus grand travail tout en augmentant la migration des éléments chimiques à l’échelle planétaire, est aussi le propre de l’activité humaine.

Elle est même beaucoup plus forte chez l’être humain, grâce aux développements successifs de nouvelles technologies que font naître les découvertes scientifiques issues de la pensée.

Comme la vie, l’Homme s’est ainsi donné les moyens d’organiser la matière et l’énergie afin de transformer son environnement, le rendre habitable pour plus d’individus et permettre l’expansion même du vivant. Mais cela, il l’a fait par le seul pouvoir de sa pensée et dans un temps bien plus court.

Pour Vernadski, il n’y a aucune ambiguïté là-dessus : ce que la biosphère est devenue en tant que force géologique lors des 500 millions d’années passées, l’Homme du XXe siècle le devient, non pas par ses capacités biologiques, mais par ses capacités créatrices, par ses découvertes scientifiques et culturelles.
Étendant son action grâce à l’amélioration technologique et industrielle, l’Homme agit dans la continuité de la biosphère tout en accélérant le développement de celle-ci, et son action prend désormais une dimension planétaire.

Il fait émerger une nouvelle ère qui n’existait pas auparavant, celle de la Noosphère (de noos, qui signifie pensée, par analogie à la Biosphère), le domaine d’action de la pensée humaine.

Voilà, en quelques mots, en quoi Vernadski nous éclaire sur le rapport harmonieux que l’Homme doit entretenir réellement avec la nature et tente de nous convaincre que tout homme sur Terre est naturellement bon, pour peu qu’il fasse ce que la nature lui enseigne et prenne la responsabilité de mettre ses pouvoirs créateurs au service de sa croissance et de son développement, aussi bien sur notre Terre qu’au delà, dans le Système solaire…

Pour conclure sur cette pensée, je préfère laisser la parole à Vladimir Vernadski lui-même :

Au sujet des problèmes fondamentaux en biogéochimie (1938)

Nous vivons une nouvelle époque géologique. L’Homme, par son travail, et sa relation consciente à la vie, est en train de transformer la Terre – la région géologique de la vie, la biosphère. L’Homme fait naître un nouvel état de la biosphère : à travers son travail et sa conscience, la biosphère est en transition vers la noosphère. L’Homme est en train de créer de nouveaux processus biogéochimiques qui n’avaient encore jamais existé.

On est, par exemple, en train de créer sur notre planète des masses énormes de nouveaux métaux purs ou de leurs alliages, qui n’avaient jamais existé sous cette forme auparavant, comme l’aluminium, le magnésium ou le calcium. La vie animale ou végétale se change et se réorganise. De la façon la plus drastique. De nouvelles espèces et de nouvelles races sont générées. La face de la Terre change de façon drastique. L’étape de la noo-sphère est en train d’émerger. La biosphère de la Terre vit une gigantesque floraison, dont le développement futur nous apparaît grandiose.

Dans ce processus géologique, qui est fondamentalement un processus biogéochimique, un seul individu vivant – une grande personnalité, qu’il s’agisse d’un scientifique, d’un inventeur ou d’un dirigeant politique – peut avoir un rôle fondamental, décisif, directeur et se manifester en tant que force géologique.

L’émergence de ces individualités dans des processus ayant une grande importance biogéochimique est un nouveau phénomène planétaire. Il émerge et se manifeste de façon toujours plus aiguë et profonde au cours du temps, depuis les dix mille dernières années, à comparer aux milliards d’années de l’histoire de la biosphère pendant lesquels ce phénomène n’existait pas.

La Biosphère et la Noosphère (1945)

L’homme est devenu, sous nos yeux, une force géologique puissante et toujours croissante (…) Sa force ne dérive pas de la matière mais de son cerveau. Si l’homme comprend cela, et ne l’utilise pas pour sa propre destruction, un avenir immense s’offre à lui dans l’histoire géologique de la biosphère.