Pourquoi l’Orchestre debout devrait monter sur les épaules de Brahms

vendredi 22 juillet 2016, par Alexandra Bellea-Noury

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« Souvent, ça rate. Mais des fois, ça marche. Et même quand ça marche, on se demande si vraiment ça marche... » C’est ainsi que François Ruffin, commence un article dédié au mouvement qu’il a inspiré, « Nuit débout ». Et il le termine ainsi : « Qui peut dire quelles graines sont plantées, et comment demain elles germeront ? ». Avec ces mots les participants à ce mouvement ont de quoi être paumés. Pourtant il y a une chose qui marche à Nuit débout : c’est l’« Orchestre débout », avec ses événements de musique symphonique organisés à Paris, Place de la République. De son coté, Blanche Stromboni, la jeune chef d’orchestre qui a dirigé le Boléro de Ravel joué par l’Orchestre debout en mai, comprend tout à fait le problème : « Pour qu’une bonne organisation puisse éclore sur quelque chose de vrai, il faut un minimum d’organisation ». Pour le prouver, elle y fait de la musique.

L’Orchestre debout : pourquoi ça marche ?

Avec son texte La grève de masse, Rosa Luxembourg peut nous faire avancer. Selon cette économiste révolutionnaire, on parle de « grève de masse » quand des mouvements en apparence ponctuels et disparates créent une dynamique de contestation révolutionnaire qui dépasse telle ou telle revendication. Pour Rosa Luxembourg il ne suffit pas juste d’assembler les forces contre l’ennemi. Elle décrit ce qui est le plus important : le changement de conscience, cette véritable mutation dans la pensée qui fait que l’ouvrier d’hier qui ne revendiquait qu’une augmentation de salaire, est devenu le révolutionnaire idéaliste d’aujourd’hui, capable de sacrifier non seulement l’objet de ses anciennes revendications, mais même sa vie. Voici pourquoi l’Orchestre debout « marche » et attire les gens depuis des semaines : il est un accélérateur de l’histoire. La musique n’est pas que la « ventilation des émotions », dans la bataille, elle est la pointe de l’épée.

Deux repères philosophiques nécessaires

Avant d’arriver à Brahms, il nous faut faire un détour en deux étapes dans l’Allemagne du XIXe pour retrouver Friedrich Schiller et dans l’Europe du XVe chez Nicolas de Cues pour illustrer la tradition philosophique dans laquelle Brahms s’inscrit.

Friedrich Schiller (1759-1805), poète allemand et nommé citoyen d’honneur français à la Révolution, a développé une science de l’éducation esthétique de l’homme à des fins politiques. Pour Schiller, témoin de la révolution française, le processus révolutionnaire est avant tout un processus culturel. Deux écueils sont à éviter : la sauvagerie, avec le peuple déchaîné sacrifiant sa raison au profit de ses instincts les plus bas et, encore pire, la barbarie, avec ceux d’en haut sacrifiant leurs émotions au profit de la raison froide. Pour Schiller l’homme a besoin d’un processus de transformation qui fera l’accord des discords : ses désirs les plus intimes doivent s’accorder avec ce qui est raisonnable. La liberté coïncidera alors avec la nécessité. Cette transformation de l’homme, Schiller entend l’élever au rang de science exacte, et cherche les moyens pour que :

l’on puisse compter sur une conduite morale de l’homme avec autant de certitude que sur des effets physiques.

Brahms a été profondément influencé par Schiller. On sait que les pièces de théâtre du poète ont joué pour lui on rôle fondamental.

Tournons maintenant notre regard vers Nicolas de Cues (1401-1464), inspirateur de la Renaissance européenne. Si l’on ne peut pas établir de lien direct avec ce philosophe, on sait que Brahms a été inspiré par la Renaissance italienne. En 1440 Nicolas de Cues publie De la docte ignorance pour changer notre vision du rapport entre l’homme et le Créateur. Pour lui Dieu n’est pas un monstre absolu qui nous écrase, tel un Zeus, ni un être parfait et éloigné à jamais, tel que le Dieu d’Aristote. Cues montre que l’homme, au contraire, peut s’approcher de Dieu, malgré le gouffre qu’il constate entre l’homme réel et ce qu’il devrait être. Comme un grimpeur en pleine escalade, enfonçant étape par étape ses pitons dans la roche, nos « vérités » relatives tracent notre chemin vers la Vérité. Le message le plus important est que l’homme, malgré ses imperfections, peut accéder à la vérité et pour cela, doit lui-même devenir créateur, à l’image de Dieu. Ceci veut dire que l’homme peut faire des hypothèses avec son propre esprit et mettre en action sa part de divinité. Cette pensée platonicienne retrouvée par la Renaissance italienne sera réactivée dans l’Allemagne du XVIIIe. Schiller pense que dans chaque être humain se cache un génie en puissance qui peut être réanimé par la culture du beau caractère.

La vie et le combat de Brahms

Johannes Brahms (1833-1897).

Brahms est une inspiration pour nous aujourd’hui parce qu’il a dédié sa vie à développer son propre génie et à donner aux autres les outils pour le faire. Et ceci dans une période où les cercles réactionnaires étaient déployés après les révolutions américaine et française pour empêcher l’émancipation des peuples.

Brahms est né en 1833 dans la famille d’un petit musicien à Hambourg. Le talent de Johannes est décelé par Marxen (1806-1887), musicien accompli, formé dans la tradition de Bach, Mozart et Beethoven.

Malgré son plus jeune âge, l’enfant est pris très au sérieux : « Un grand maître de la musique s’en est allé (Félix Mendelssohn), mais avec Brahms un autre tout aussi grand s’élève. » écrit le maître à propos de son élève de 14 ans.

Brahms vit sa vie sous cet impératif et y consacre, avec modestie, les efforts nécessaires pour faire éclore son génie. Conscient de la mission plus haute qui lui incombe, il refuse d’occuper trop longtemps le même poste pour diriger des orchestres et de se lier par mariage.

Sa vie est un combat car la culture qui l’environne dans sa jeunesse à Hambourg n’est pas la plus édifiante. Son gagne-pain est le cabaret dans les bars à matelots, et il s’essaye aux concerts-pots-pourris. Jouer du Bach est mal vu à l’époque, car cette musique est jugée inaccessible. A la maturité, après avoir déménagé à Vienne, il doit encore résister à l’environnement créé par « la musique du futur », et par ceux qui cherchent à détruire l’héritage classique.

Son caractère peu mondain l’aide à se tenir loin des frivolités. Les sujets qui le préoccupent, ce sont les grandes questions de l’existence humaine qu’il cherche à résoudre. Le Requiem allemand censé chanter la mort,célèbre en fait l’accomplissement par le travail et l’immortalité par la création. Les Quatre chants sérieux composés sur le même thème, amènent ce qui est immortel : l’amour, l’œuvre de l’homme et le futur. Le motet Warum ist das licht gegeben (Pourquoi donner à un malheureux la lumière), chante l’espoir que notre esprit nous permet d’entrevoir au milieu du pire, comme dans le cas de Job. Son œuvre reflète une compréhension aiguë du mal du monde, la cruauté de la mort, mais on voit partout le triomphe de l’esprit et de l’humanité. Beaucoup d’autres thèmes l’inspirent également, le folklore, les histoires populaires. Brahms soulignait aussi qu’un compositeur doit lire énormément.

Franz Liszt (1811-1886).

Mais on aurait tort de se cantonner à décrire les thèmes de prédilection de Brahms, car la musique ne se résume pas à cela. Comme notre ami, le penseur et homme politique américain Lyndon LaRouche ne cesse de le répéter, pour comprendre une œuvre classique, il faut se concentrer sur la dimension qui se dégage « entre les notes » et « entre les mots ». Cette question, très présente à l’époque de Brahms, se pose encore pour nous aujourd’hui. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les cercles anti-classicistes s’autoproclament créateurs de la « musique du futur » rejetant tout ce qui dévie de leur doctrine. L’un des personnages-clé est Franz Liszt, qui fait de la « musique à programme » et des « poèmes symphoniques » en « se libérant » des formes de la tradition classique. Il s’agit d’une musique plutôt descriptive, qui évoque tantôt un paysage, des émotions, un personnage historique ou une grande bataille. Liszt, brillant virtuose et bon connaisseur des techniques des grands maîtres classiques, puise dans leurs outils et les détourne pour séduire nos sens, en créant une suite d’effets et d’impressions musicales futiles.

En 1844, ces cercles rachètent la revue Neue Zeitschrift fur Musik fondée par Schumann, l’ami de Brahms, et la transforment en un outil de propagande pour la « nouvelle musique ». En 1850 la revue fait un dérapage et démasque son idéologie, en publiant le célèbre article de Wagner, La juiverie dans la musique. Celui-ci y déclare la guerre au cercle d’influence des Mendelssohn et voue les juifs à l’autodestruction. On comprend mieux que le parti de la « musique du futur » porte mal son nom car il prospère et devient omniprésent grâce aux généreux donateurs catholiques nobles, nostalgiques de la gloire du Saint-Empire et antirévolutionnaires.

En 1860, prenant officiellement position contre ces opérations, Brahms organise le manifeste des musiciens contre l’école de la « nouvelle musique », où il dénonce l’invention de « théories nouvelles contraires à l’esprit le plus profond de la musique ». Ce manifeste donne tort à ceux qui voudraient mettre Brahms dans le même sac que les Romantiques. Il n’a jamais apprécié la musique de Liszt et n’a jamais rompu avec l’école de Bach. Pour lui la musique n’est pas un vecteur pour créer des effets musicaux, comme pour Liszt, mais un véhicule d’idées, un milieu de transformation et d’élévation de l’être humain.

Dans l’atelier de Brahms

Gustav Jenner (1865-1920).

Pour entrer dans l’atelier de Brahms, rien de mieux que le livre de son unique élève en composition, Gustav Jenner, Brahms als Mensch, Lehrer und Kunstler (Brahms : l’homme, le professeur et l’artiste).

Ce jeune Allemand, débarqué à Vienne en 1888 pour étudier la composition, nous apprend que Brahms développait ses idées musicales entre 5 et 10h du matin, lors de ses escapades champêtres. Selon lui, il ne fallait pas commencer un travail avant d’en avoir l’ensemble à l’esprit.

Si des changements étaient nécessaires, ils étaient toujours mineurs. « Ils est rare qu’une œuvre que l’on a finie devienne meilleure si on la retravaille », disait le maître. Si changement il faut, mieux vaut commencer autre chose.

L’être humain créateur à l’image de la nature

Pour Brahms, on doit commencer par s’exercer aux variations à partir d’un thème musical. Le choix du thème est très important car il doit contenir tous ses développements ultérieurs, comme la graine contient tous les états de la fleur. On doit aussi faire appel au principe de moindre action. « S’il y a moins de variations, c’est encore mieux ; elles doivent cependant dire tout ce qu’il faut dire », conseille le maître. Ce travail permet à l’élève de réfléchir sur le lien entre la création dans la nature et la création musicale :

Dans aucun art, l’esprit de la nature ne s’exprime de façon si pure et concentrée que dans les variations musicales. Car, comme l’esprit de la nature devient visible par l’apparition de formes toujours nouvelles, qui ont comme source une seule et même idée, ainsi nous voyons régner dans les plus diverses constructions musicales un esprit qui est sa copie fidèle.

Nous retrouvons l’idée philosophique qui nous guidait au début : celle de l’homme capable de création à l’image du Créateur.

L’homme ne peut être libre que par la nécessité

Brahms donnait la plus grande importance au travail sur la forme de la composition. « Ce qui lui importait c’était uniquement le degré de perfection », nous raconte Jenner. Ses exercices permettent au jeune homme de faire la différence entre ce qui est secondaire et ce qui est essentiel, de s’éduquer à la pensée rigoureuse, logique et de « protéger l’imagination maîtrisée face au vagabondage aléatoire ». L’art de la variation l’oblige à concentrer sa volonté sur son imagination créatrice et à la diriger vers un but clair et conscient, loin des errements. Cet état d’esprit est ce qui imprime aux créations l’impression de perfection et de développement nécessaire.

Quant aux formes classiques (fugue, canon, sonate), l’artiste ne doit aucunement respecter une contrainte extérieure, un modèle mort, prédéfini. La forme doit au contraire être source d’inspiration, la pensée doit partir de la forme. Jenner en conclut que « seul celui qui crée dans l’esprit d’une forme, crée librement, et ses formes peuvent prendre vie ». Nous voici sur le terrain de la rencontre entre liberté et rigueur.

Brahms était passionné par la Chaconne de Bach, une œuvre pour violon seul qui transcende les limites de l’instrument et de la forme. Pour lui, c’était :

la plus merveilleuse et incroyable musique. En un seul système, pour un petit instrument, cet homme a écrit un monde entier de pensées les plus profondes et d’émotions les plus puissantes.

Il s’en inspirera pour le dernier mouvement de sa IVe symphonie, une sorte de chaconne à huit temps.

« On ne doit pas gâter les jeunes gens »

« Vous n’entendrez pas de ma part aucun éloge ; si vous ne le supportez pas, alors ce qui se trouve en vous ne mérite que de dépérir ». C’est ainsi que Brahms s’adressait à son disciple. Les premières rencontres furent difficiles pour Jenner :

Brahms me guida de la surface superficielle d’une impression exaltée, vers les profondeurs, en bas, où je ne pouvais que deviner l’essentiel : à coté de l’impression un autre facteur était à l’œuvre qui, faute d’exercice et de savoir, ne participait que d’une façon trop imparfaite : la Raison.

Ce sont précisément les passages composés par le disciple avec le plus de « cœur », les plus jolis, qui seront éliminés en premier par le maître. Car ces motifs mélodiques ont été introduits dans la structure à cause de leur caractère agréable et non pas à cause d’une nécessité plus haute. Ainsi l’élève apprend à se méfier de ses impressions :

J’ai souvent fait l’expérience que précisément ce type de pensées, qui se figent comme des idées fixes, sont des entraves à la création libre, parce qu’on tombe amoureux d’elles, et au lieu des les maîtriser, on en devient leur esclave.

En quête d’un maître, le jeune Jenner s’essaye chez Tchaïkovski également. Ce compositeur, beaucoup plus agréable, s’exprime en de termes beaucoup plus vagues que Brahms, parlant de jolies atmosphères et du caractère de la musique. Jenner comprend que Brahms, au contraire, part de l’architecture et met à nu les faiblesses de conception, dévoilant la fadeur des rêveries et des jolies atmosphères.

Le jeune homme fait son choix, il assume le chemin le plus dur, celui de suivre Brahms. Un long parcours de travail sur soi commence alors, car devenir compositeur ne se limite pas à l’apprentissage d’une technique.

Brahms meurt en 1897, Jenner en 1920. Depuis, la musique a malheureusement pris la tournure voulue par les opposants de Brahms, avec l’omniprésence d’une musique-divertissement qui déconstruit notre imagination et enchaîne notre esprit. Il y a ceux qui ont étudié, qui connaissent les ressorts techniques de la musique « savante » mais voient leur créativité étranglée par le formalisme. Il y a ceux qui ne « savent pas » et croient que cette musique ne s’adresse pas à eux. Il y a aussi ceux qui, bien qu’ils « sachent », cherchent à s’échapper du formalisme et se détournent de la musique classique, vers d’autres musiques. Dans notre soif de « liberté », nous avons jeté à la poubelle la bataille pour l’éducation esthétique de l’homme. On veut la liberté du « moi » pour exprimer tous ces états d’âme, sans pour autant savoir comment la faire grandir. Quand on exprime quelque chose de plus élevé, qui dépasse l’individu, c’est souvent par une imagination sans maîtrise et un retour à l’inconscient. Alors, à l’Orchestre debout, jouons et étudions Brahms. Cela pourrait s’appeler une re-naissance.

Lorsque Brahms jouait du Jean-Sébastien Bach

  • Lettre de Brahms à Clara Schumann, sur la Chaconne de la Partita nº 2 en mineur de Bach pour violon seul. Extrait :

Pour moi, la Chaconne de Bach est l’une des œuvres les plus merveilleuses et incroyables. Sur une portée, pour un petit instrument, cet homme a écrit tout un monde des pensées les plus profondes et des sentiments les plus puissants. Si je pouvais m’imaginer capable de créer, ou simplement de concevoir une telle pièce, j’en suis sûr, je deviendrais fou à cause de l’excitation excessive (…). Si l’on n’a pas le plus grand violoniste à portée de main, alors le plus grand plaisir est de simplement l’écouter résonner dans son esprit. (…) Pour moi, il n’y a qu’une seule façon de prendre du plaisir avec ce morceau – un plaisir beaucoup plus ténu, approximatif, mais entièrement pur – c’est de le jouer uniquement avec la main gauche ! Alors me vient à l’esprit l’histoire de l’œuf de Colomb ! Une difficulté similaire, le type de technique, la façon de faire les arpèges, tout se rencontre de telle manière que je me sens comme un violoniste !

Faire résonner les silences

  • Extrait de la biographie écrite par son élève Florence May :

Son interprétation de Bach était toujours non conventionnelle et libérée de la théorie traditionnelle, et il n’était certainement pas de l’avis, que partageaient certains de ses disciples distingués, que la musique de Bach devait être interprétée dans un style simplement « coulant ». (…) Sa façon de jouer les préludes et les fugues était une révélation de poèmes exquis et il les interprétait non seulement avec des nuances graduées, mais avec des contrastes marqués de tonalité et d’effet. Chaque note des passages et des formes de Bach contribuait, dans les mains de Brahms, à former une mélodie qui était un mélange d’instinct et de sentiment d’une sorte ou d’une autre. Cela pouvait être du pathos profond ou de l’allégresse enjouée au cœur léger, de l’énergie impulsive ou de la grâce douce et tendre, mais le sentiment (à distinguer de la sentimentalité) était toujours là ; la monotonie jamais. « Soyez assez tendre et douce » était son conseil le plus fréquent lorsqu’il me donnait des directives. Alors qu’ailleurs il exigeait une impétuosité extrême. (…) Brahms adoraient particulièrement les silences : « C’est là que cela doit résonner. »