Trente années de croissance ? Oui, on peut le refaire !

jeudi 7 mars 2013, par Christine Bierre

Parmi les grands projets d’inspiration rooseveltienne en France, le barrage de Serre-
Ponçon sur la Durance, qui représente, par sa capacité, le deuxième lac artificiel, et par sa superficie, le troisième d’Europe.

Par Christine Bierre

Les Trente Glorieuses, beaucoup en parlent, mais peu savent quelles sont les conceptions économiques qui ont inspiré cette période de croissance exceptionnelle. L’impulsion est venue du New Deal et de la mobilisation de guerre américaine, via les vastes échanges qui se sont organisés, principalement entre la France et les Etats-Unis autour du Plan Marshall.

A la demande des Américains, encore sous l’élan de Roosevelt, même s’il était déjà décédé, des centaines des missions de productivité, rassemblant chefs d’entreprises, ingénieurs et travailleurs qualifiés, se sont rendues aux Etats-Unis pour visiter leurs centres de recherche, laboratoires, usines et universités. Les Américains voulaient s’assurer que l’argent du Plan Marshall serait investi dans les aspects les plus productifs de l’économie.

Et comme l’illustre cet échange entre Libert Bou, un ingénieur travaillant au Commissariat du Plan de Jean Monnet, et David Lilienthal, qui avait dirigé le projet du grand barrage et d’aménagement de la vallée du Tennessee de l’administration Roosevelt, la Tennessee Valley Authority, ce vent d’Amérique a vite fait évoluer les mentalités en France, encore affectées par le pétainisme.

Libert Bou raconte : « Nous nous sommes entretenus avec lui [David Lilienthal] en présence de Jean Monnet qui lui disait : ‘‘Le Tennessee c’était l’Auvergne ! C’était de vieilles fermes mal entretenues, et maintenant c’est un pays florissant.’’ David Lilienthal nous a fait comprendre tout ce que l’on pouvait faire autour d’une vallée fluviale. ‘‘Il faut une épine dorsale dans l’investissement agricole, une opération coordonnée et intégrée. La première chose à faire est de rendre navigable le fleuve que l’on a choisi. Ensuite, il faut bâtir des barrages pour l’électricité, irriguer, remembrer, changer la population agricole, construire des fermes modernes. Quand on avance un aménagement régional de cette façon il s’ensuit de fantastiques progrès dans le domaine agricole.’’ » Dès son retour des Etats-Unis, Libert Bou dit à Jean Monnet : « Voici la révolution qu’il nous faut faire. – Eh bien, répondit Monnet, il faut la faire. » Et ils se sont mis au boulot !

Parmi les projets que cette approche inspira en France, le barrage de Serre-Ponçon sur la Durance, qui représente, par sa capacité, le deuxième lac artificiel, et par sa superficie, le troisième d’Europe. Il a maté les fureurs de la Durance et irrigue depuis toute la région en eau et en puissance électrique.

Une leçon d’économie physique

Venons-en maintenant aux approches théoriques du système économique qui s’est mis en place dans ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses. C’est l’économiste Jean Fourastié qui a donné ce nom à cette période et qui a, le mieux, expliqué les fondements de ce système. Et pour cause, il était de ceux qui ont mis en place les missions de productivité avec les Américains. Fourastié en parle dans l’un de ses écrits : « Le projet, à l’origine, était lié au Plan Marshall. Les Américains (…) avaient eu les premiers l’idée de montrer aux Français comment travaillaient les Américains. (…) Je fus alors le correspondant, pendant son séjour en France, de James Silberman, envoyé du ministère du Travail américain. Nous avons visité un certain nombre de chefs d’entreprise, des présidents, des syndicalistes, des gens du CNPF (ancien MEDEF). C’est avec Silberman, que nous avons mis sur pied des missions de productivité, quatre cents environ. (…) Puis, très vite, le domaine de chaque mission s’est précisé, ramifié ; à l’issue de chaque mission les vingt ou trente participants déposaient un rapport imprimé qui fut largement diffusé en France dans les entreprises de chaque profession. De l’avis unanime, les bienfaits de ces missions pour l’industrie française ont été grands. »

Fourastié ajoute : « On s’est aperçu qu’il y avait quelque chose de paradoxal à ce que les traités de science économique ignorent les concepts de productivité et de progrès techniques. » Et c’est précisément en tant que l’un des rares économistes capables d’expliquer les mécanismes qui sont à la base du progrès technologique et social, que Fourastié joua un rôle important à l’époque et doit continuer à le jouer aujourd’hui, même si, inspirés par la pensée économique de Lyndon LaRouche, nous avons des contributions majeures à apporter à sa pensée.

Ce qui est très important chez Fourastié, et j’incite tous ceux qui s’intéressent à l’économie à le lire parce que c’est vraiment une mine d’enseignements, c’est que, comme pour nous les larouchistes, il a une conception de l’économie physique. Le capital – la finance – ne doit être que le serviteur de l’économie physique et pas le contraire. Pour Fourastié, comme pour nous, la véritable source de richesse et moteur de l’économie est la créativité humaine, la capacité de l’homme à transformer la nature pour en faire une économie de production à travers les découvertes et les inventions.

A l’heure actuelle, il faut cependant se méfier des contrefaçons. Un groupe au Parti socialiste autour de Karine Berger, députée, secrétaire nationale à l’économie et rapporteure du projet de loi sur la séparation des activités bancaires, et de Valérie Rabault, députée et vice-présidente de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, prétend faire du Fourastié sans sortir du système monétariste de l’euro.

Revenons au vrai Fourastié. Dans son ouvrage Les Trente Glorieuses, il isole les éléments qui ont permis d’engendrer cette période de croissance, unique dans l’histoire de l’humanité. Cette période dont il dit qu’elle a ouvert la porte, pour le bien ou pour le pire, à une nouvelle humanité. Nous y reviendrons plus tard.

Entre Madère et Cessac, un abîme

Voyons certaines des statistiques qui ont permis à Fourastié d’arriver à ses conclusions. D’abord, il commence par comparer les données de deux villages sensiblement de même taille, typiques, pour l’un, de la France de 1946, et pour l’autre, de celle de 1975. Puis, il projette cette analyse sur l’ensemble de la France, avant d’en tirer ses conclusions.

Tableau 1.

En 1946, Madère, qui compte 534 habitants, est typique d’un village sous-développé de n’importe quel pays émergent. Celui de 1975, Cessac, a toutes les caractéristiques, au contraire, du village d’un pays en plein développement.

Entre les deux, dit Fourastié, il y a un abîme ; un saut qualitatif. Des révolutions scientifiques et technologiques créent, en effet, un abîme entre une période donnée et la suivante. Et cet abîme n’est pas uniquement scientifique et technologique ; les hommes qui habitent chacun de ces deux villages, dit-il, « sont des êtres non seulement économiquement différents, mais encore socialement, culturellement et non pas biologiquement, mais physiologiquement différents. »

Un rapport de cette époque décrit la misère des campagnes françaises en 1946 : cuisines mal éclairées, pas de salle de bain ; les femmes jeunes sont jolies, mais rapidement les travaux lourds, la maternité, font qu’elles deviennent courbées, édentées, ridées. A 50 ans, elles ne se lavent plus la tête.

Quelle est la matrice culturelle de Madère ? C’est une paroisse, dit Fourastié, tout le monde va à l’église tous les dimanches. Le brassage social est quasi inexistant : les 4/5 de ses habitants sont nés à Madère ou à une vingtaine de kilomètres alentour. La mortalité enfantine est très élevée : 10 %. La population est essentiellement agricole, avec seulement deux tracteurs pour tout le village, souvent en panne, car il n’y a pas de pièces détachées ni de mécanicien. Les gens mangent mal. La moitié de l’alimentation consiste en pain, pommes de terre, un peu de viande le dimanche, mais de qualité très médiocre. Peu d’enfants dépassent l’école primaire. Un rapport de cette époque de la Mutualité sociale de Limogne, une région proche de celle dont nous parlons, décrit la misère de ces campagnes : cuisines mal éclairées, pas de salle de bain ; les femmes jeunes sont jolies, mais rapidement les travaux lourds, la maternité, font qu’elles deviennent courbées, édentées, ridées. A 50 ans, elles ne se lavent plus la tête. Pas de médecin au village, un seul boucher à mi-temps…

Prenons maintenant Cessac. Avec ses 627 habitants, c’est, au contraire, un village en plein développement avec un niveau de vie quatre à cinq fois supérieur à celui de Madère.

Qu’est-ce qui explique ce saut qualitatif ? C’est ce que mettent en lumière les tableaux de Jean Fourastié.

Examinons, dans le Tableau I, les changements au sein de la catégorie population active, celle qui produit les biens consommés par la société. On voit d’emblée quelque chose d’étonnant : bien que le niveau de vie de Cessac soit nettement supérieur à celui de Madère, la population active y est moins nombreuse : moins de travailleurs produisent plus !

Regardons, ensuite, les transformations brutales qui ont lieu dans la répartition de la population active. A Madère, 208 habitants, soit près de la moitié de la population locale, travaillent dans l’agriculture. A Cessac, ils ne sont que 53.

Nous constatons aussi une forte augmentation du nombre d’ouvriers non agricoles, c’est-à-dire industriels. Mais c’est le tertiaire qui connaît la plus forte augmentation. Il faut noter qu’à cette époque, on parle d’un tertiaire utile, et non parasitaire comme celui de nos jours. La hausse vient, en effet, d’une augmentation très forte du personnel de l’éducation et d’autres administrations, telles que la poste.

Critère clé aussi, la société de Cessac soutient beaucoup plus d’inactifs que celle de Madère. Ces « inactifs » ne sont pas des chômeurs, comme aujourd’hui, mais des jeunes qui poursuivent leur scolarité au-delà de 14 ans, et des « seniours » qui prennent leur retraite plus tôt. Le taux d’actifs pour cent inactifs est de 109 à Madère et de 48 à Cessac. Il se produit donc tout un bouleversement au sein des relations de la population active qui est, selon Fourastié, la marque d’un très fort développement économique.

Des données démographiques illustrent aussi ce changement, sur une échelle de 1000 habitants cette fois-ci. L’espérance de vie croît de 10 ans ; le nombre de personnes nées dans le village et à 20 km aux environs est réduit de moitié. Un brassage de population beaucoup plus important a lieu, car un surplus permet aux habitants d’acheter des voitures et de voyager. Un surcroît d’activité économique dans le village en incite d’autres à venir.

Dans le domaine agricole, les rendements sont multipliés par 3 ou 4, grâce à la mécanisation (40 tracteurs) et à l’utilisation d’engrais. L’augmentation du confort mais aussi de l’hygiène qui va de pair est saisissante. Cessac : 50 maisons neuves (contre 3 à Madère), 197 cuisines équipées (3 à Madère), 210 réfrigérateurs (5 à Madère), 150 WC intérieurs et salles d’eau (10), 100 chauffages centraux (2), etc.

Quand à l’abîme physiologique existant entre ces deux espèces d’hommes, on note qu’à Cessac, la taille moyenne des jeunes de 20 ans compte 9 centimètres de plus qu’à Madère, conséquence de meilleurs soins, hygiène et alimentation.

La France dans son ensemble

Fourastié révèle alors que les deux villages dont il a parlé, Madère et Cessac, ne sont en fait qu’un seul et même village : Douelle-en-Quercy, en 1946 et en 1975 !

Une série de statistiques nationales confirme les résultats obtenus dans ces deux villages Tableau II (VI chez Fourastié). Entre 1946 et 1975, la population française a connu une très forte augmentation, de près de 13 millions de personnes, en à peine 30 ans, alors qu’il a fallu 246 ans, entre 1700 et 1946, pour qu’elle double de 20 à 40 millions. Ceci nous donne un sens de l’accélération du progrès.

Tableau 2.

La France de 1975 nourrit donc près de 13 millions de personnes de plus qu’en 1946, avec cependant un faible accroissement de la population active totale. Entre ces deux dates, celle-ci augmente à peine de 1,3 million de personnes.

On voit aussi une augmentation massive, de plus de six fois, du nombre d’élèves poursuivant leurs études après 14 ans. On constate aussi une réduction de 225 heures dans la durée moyenne du temps de travail des Français.

En résumé, malgré une diminution du temps de travail, une augmentation des inactifs et une croissance impressionnante de la population, le niveau de vie progresse de quatre fois ! Et preuve qu’il s’agit là d’un processus général, le pouvoir d’achat d’une femme de ménage progresse aussi de trois fois !

Le film suivant dont une bonne idée de l’ambiance de cette époque

Un travail créateur et une énergie permettant d’effectuer un travail plus grand

Quelles sont donc les causes de cette croissance fulgurante ? Impossible de l’expliquer sans une augmentation de la production. Aujourd’hui, on entend dire qu’on pourrait augmenter la qualité de vie sans produire davantage. C’est faux. Et Fourastié nous donne une belle leçon, à nous et aux écologistes qui promeuvent ces idées, de ce qu’est la production : « La nature nous donne gratuitement l’émotion, la beauté, le cadre de vie, mais rien de ce qu’elle produit naturellement, c’est-à-dire sans travail humain, sauf l’oxygène de l’air, ne peut être directement consommé par l’homme et servir à sa subsistance. L’homme doit, pour vivre de la nature, la transformer par son travail, et ce que l’homme consomme, c’est le produit de son travail et de la transformation qu’on appelle la production. »

Le facteur décisif est donc la production nationale par tête de population active. « Ce qui détermine l’efficacité du travail par tête de travailleur est la quantité de travail qu’il peut fournir par heure, par jour, par an. Ceci mesure la productivité de travail, et ce qui permet d’élever la productivité dans cette dimension, n’est pas un plus grand effort physique mais l’organisation du travail, les procédures simplifiées et déduites des découvertes des sciences expérimentales, de l’emploi des machines et installations, et l’emploi de l’énergie mécanique, le pétrole et l’électricité. »

C’est là qu’intervient notre critère sur la nécessité de développer des formes d’énergie d’une densité plus grande, permettant d’effectuer plus de travail avec un moindre effort – le nucléaire par rapport aux combustibles fossiles, et ces derniers par rapport aux renouvelables – ainsi que les innovations technologiques qui vont de pair avec cette densité accrue.

Que dit Fourastié ? « La cause fondamentale de ce progrès technique en Occident depuis deux cents ans et par imitation, de proche en proche dans le monde, est le progrès des sciences expérimentales, notamment la physique, la chimie, l’informatique, qui accroît sans cesse le pouvoir de l’homme sur la nature en l’utilisant au bénéfice de l’homme. »

Dans le Tableau III (18 chez Fourastié), qui porte sur les changements dans les métiers entre 1946, 1954 et 1978, on voit d’abord, entre 1946 et 1954, une chute brutale, de un million, de la population vivant de l’agriculture, et peu de changements sur le reste des données. Par contre, entre 1954 et 1978, il y a une accélération très forte du nombre d’employés, ouvriers spécialisés, ingénieurs et cadres supérieurs. On constate donc une hausse générale du niveau des connaissances de la société française.

Tableau 3.
Tableau 3 bis.

Enfin, nous voyons dans la Figure 1 (graphique de Fourastié) de consommation apparente d’énergie primaire, le doublement de la consommation énergétique durant la période. L’on ne peut, en réduisant la consommation énergétique, assurer un progrès économique ni même le maintien en vie de toute la population, comme le prétendent les écolos-malthusiens. Assurer le progrès de tous exige donc de découvrir des formes toujours plus denses d’énergie et des technologies permettant de les exploiter.

Croissance et sagesse

Pour terminer, et pour répondre à la question posée par certains, à savoir si notre raison d’être est de produire et consommer plus, notre réponse est claire : c’est non. Notre raison d’être est de créer les conditions dans lesquelles chaque individu pourra contribuer librement, grâce à son intelligence et à son travail qualifié, à fonder une société de bien, et à projeter les lumières de cette société véritablement humaine loin dans le futur et dans notre galaxie.

Songeons aux conditions terribles qui régnaient dans les campagnes françaises, ou européennes, jusqu’au milieu du XXe siècle, lorsque les hommes arrivaient à peine à assurer leur subsistance, et aux conditions identiques auxquelles une grande partie de la population mondiale est encore soumise aujourd’hui. Il est hors de question de revenir à ces conditions où la vie humaine compte à peine plus que celle des bêtes.

Ce tableau de Rembrandt, le Philosophe en méditation, qui se trouve au Louvre, nous donne un sens du type de société que nous voulons. On voit un philosophe éclairé par une lumière extérieure venant de la fenêtre, la lumière d’un univers gouverné par des lois intelligentes, de moindre action, fait avec beauté et sens ; et sa propre lumière intérieure, mentale et émotionnelle, en rapport avec cette lumière extérieure. L’escalier en colimaçon implique la maîtrise des logarithmes nécessaires pour le construire, et à droite, le feu pour assurer concrètement le développement de la société.