Les enseignements du « Discours sur la servitude volontaire » pour aujourd’hui

mardi 23 octobre 2012

Nous sommes en 1548, quatorze ans après l’affaire des Placards [1]. Etienne de La Boétie écrit le Discours sur la servitude volontaire pour tenter de concevoir comment les êtres humains peuvent abandonner leur dignité et renoncer à leur intelligence. Sa conclusion vaut pour aujourd’hui car elle définit les fondements de l’Etat de droit moderne.

Il établit que c’est la peur et la corruption qui réduisent le peuple à l’état de servage, lorsque sa relation avec le pouvoir est celle de sujets soumis à un chef. Le tyran, être dégradé et méprisable, ne tire sa force que de la faiblesse et des superstitions du grand nombre. La Boétie en déduit qu’il est encore plus important de travailler à l’institution du peuple qu’à celle du Prince, pour l’immuniser par le savoir. Il ouvre ainsi la porte à l’Etat de droit moderne, dans lequel le citoyen se substitue au sujet et entretient avec le pouvoir des relations fondées sur des principes et non sur des liens de vassalité.

Il a l’intuition éblouissante du rôle que, par son consentement, le peuple devra désormais jouer : « Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. »

La Boétie, inspirateur de la non violence organisée contre les oligarchies de notre temps ? En 1548 aussi, François Rabelais publiait son Quart Livre et Pantagruel prenait le gouvernail du bateau dans la tempête. A nous de jouer.

Le discours sur la servitude volontaire

Rédigé en 1548 par Etienne de La Boétie à l’âge de 18 ans et publié pour la première fois en 1574, c’est-à-dire onze ans après la mort de l’auteur. Extraits.

Qu’on mette, de part et d’autre, cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille ; qu’ils en viennent aux mains ; les uns libres, combattant pour leur liberté, les autres pour la leur ravir : Auxquels croyez-vous que restera la victoire ? Lesquels iront plus courageusement au combat, de ceux dont la récompense doit être le maintien de leur liberté, ou de ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent ou reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant leurs yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’une pareille aise pour l’avenir. Ils pensent moins aux peines, aux souffrances momentanées de la bataille qu’aux tourments que, vaincus, ils devront endurer à jamais, eux, leurs enfants, et toute leur prospérité. Les autres n’ont pour tout aiguillon qu’une petite pointe de convoitise qui s’émousse soudain contre le danger et dont l’ardeur factice s’éteint presque aussitôt dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiade, de Léonidas, de Thémistocle [2], qui datent de deux mille ans et vivent encore aujourd’hui, aussi fraîches dans les livres et la mémoire des hommes que si elles venaient d’être livrées récemment en Grèce, pour le bien de la Grèce et pour l’exemple du monde entier, qu’est-ce qui donna à un si petit nombre de Grecs, non le pouvoir, mais le courage de repousser ces flottes formidables dont la mer pouvait à peine supporter le poids, de combattre et de vaincre tant et de si nombreuses nations que tous les soldats grecs ensemble n’auraient point égalé en nombre les Capitaines [3] des armées ennemies ? Mais aussi, dans ces glorieuses journées, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses, que la victoire de la liberté sur la domination, de l’affranchissement sur l’esclavage.

Ils sont vraiment miraculeux les récits de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ! Mais ce qui advient, partout et tous les jours, qu’un homme seul opprime cent mille villes et les prive de leur liberté : qui pourrait le croire, si cela n’était qu’un ouï-dire et n’arrivait pas à chaque instant et sous nos propres yeux ? Encore, si ce fait se passait dans des pays lointains et qu’on vînt nous le raconter, qui de nous ne le croirait controuvé et inventé à plaisir ? Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Qu’une nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais qu’elle ne travaille pas elle-même à sa ruine. Ce sont donc les peuples qui se laissent, ou plutôt se font garrotter, puisqu’en refusant seulement de servir, ils briseraient leurs liens. C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté je ne l’en presserais point : bien que rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme, soit vraiment ce qu’il doive avoir le plus à cœur. Et pourtant je n’exige pas de lui une si grande hardiesse : je ne veux pas même qu’il ambitionne une je ne sais quelle assurance de vivre plus à son aise. Mais quoi ! Si pour avoir la liberté, il ne faut que la désirer ; s’il ne suffit pour cela que du vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croie la payer trop cher en l’acquérant par un simple souhait ? Et qui regrette sa volonté à recouvrer un bien qu’on devrait racheter au prix du sang, et dont la seule perte rend à tout homme d’honneur la vie amère et la mort bienfaisante ? Certes, ainsi que le feu d’une étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s’éteindre de lui-même quand on cesse de l’alimenter : pareillement plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les gorge ; ils se fortifient d’autant et sont toujours mieux disposés à anéantir et à détruire tout ; mais si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point ; sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nus et défaits : semblables à cet arbre qui ne recevant plus de suc et d’aliment à sa racine, n’est bientôt qu’une branche sèche et morte.

Pour acquérir le bien qu’il souhaite, l’homme entreprenant ne redoute aucun danger, le travailleur n’est rebuté par aucune peine. Les lâches seuls, et les engourdis, ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu’ils se bornent à convoiter. L’énergie d’y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté ; il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté innée, commune aux sages et aux fous, aux courageux et aux couards, leur fait souhaiter toutes choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n’ont pas même la force de désirer. C’est la liberté : bien si grand et si doux ! Que dès qu’elle est perdue, tous les maux s’ensuivent, et que, sans elle, tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La seule liberté, les hommes la dédaignent, uniquement, ce me semble, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient : comme s’ils se refusaient à faire cette précieuse conquête, parce qu’elle est trop aisée.

Pauvres gens et misérables, peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez enlever, sous vos propres yeux, le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, dévaster vos maisons et les dépouiller des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tout ce dégât, ces malheurs, cette ruine enfin, vous viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de l’ennemi et de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, pour qui vous allez si courageusement à la guerre et pour la vanité duquel vos personnes y bravent à chaque instant la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus que vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il les innombrables yeux qui vous épient, si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il quelque pouvoir sur vous, que par vous-mêmes ? Comment oserait-il vous courir sus, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n’étiez receleur du larron qui vous pille, complice du meurtrier qui vous tue, et traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs, pour qu’il les dévaste ; vous meublez et remplissez vos maisons afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, pour qu’il en fasse des soldats (trop heureux sont-ils encore !) pour qu’il les mène à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises, et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu’il puisse se mignarder en ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu’il soit plus fort, plus dur et qu’il vous tienne la bride plus courte : et de tant d’indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou n’endureraient pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser.

(…)

Disons donc que, si toutes les choses auxquelles l’homme se fait et se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux choses simples et non altérées : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude ; comme il arrive aux plus braves courtauds  [4] qui d’abord mordent leur frein et puis après s’en jouent ; qui, regimbant naguère sous la selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes, sous le brillant harnais, et, tout fiers, se rengorgent et se pavanent sous l’armure qui les couvre. Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu. Ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mors, se le persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes, par la durée, la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais les années donnent-elles le droit de mal faire ? Et l’injure prolongée n’est-elle pas une plus grande injure ? Toujours en est-il certains qui, plus fiers et mieux inspirés que les autres, sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer ; que ne se soumettent jamais à la sujétion et qui, toujours et sans cesse (ainsi qu’Ulysse cherchant, par terre et par mer, à revoir la fumée de sa maison), n’ont garde d’oublier leurs droits naturels et s’empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir l’avenir. Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramènerait ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât.

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Mais cette ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets, n’a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardes, capitale de Lydie et qu’il eut pris et emmené captif Crésus, ce tant riche roi, qui s’était rendu et remis à sa discrétion. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient révoltés. Il les eût bientôt réduits à l’obéissance. Mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être toujours obligé d’y tenir une armée pour la maîtriser, il s’avisa d’un expédient extraordinaire pour s’en assurer la possession : il établit des maisons de débauches et de prostitution, des tavernes et des jeux publics et rendit une ordonnance qui engageait les citoyens à se livrer à tous ces vices. Il se trouva si bien de cette espèce de garnison, que, par la suite, il ne fut plus dans le cas de tirer l’épée contre les Lydiens. Ces misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien, que de leur nom même les latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps, qu’ils nommaient, eux, Ludi, par corruption de Lydie. Tous les tyrans n’ont pas déclaré aussi expressément qu’ils voulussent efféminer leurs sujets ; mais de fait ce que celui-là ordonna si formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait occultement. A vrai dire, c’est assez le penchant naturel de la portion ignorante du peuple qui d’ordinaire, est plus nombreuse dans les villes. Elle est soupçonneuse envers celui qui l’aime et se dévoue pour elle, tandis qu’elle est confiante envers celui qui la trompe et la trahit. Ne croyez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise, morde plus tôt et s’accroche plus vite à l’hameçon, que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher et conduire à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur débite ou qu’on leur fasse goûter. C’est vraiment chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie. Ce système, cette pratique, ces allèchements étaient les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets dans la servitude. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal encore que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images enluminées. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens, en festoyant souvent les hommes des décuries en gorgeant ces gens abrutis et les flattant par où ils étaient plus faciles à prendre, le plaisir de la bouche. Aussi le plus instruit d’entre eux n’eût pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon . Les tyrans faisaient ample largesse d’un quart de blé, d’un sestier de vin, d’un sesterce ; et alors c’était vraiment pitié d’entendre crier vive le roi !

(…)

C’est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux desquels il devrait se garder, s’ils n’étaient avilis : mais, comme on l’a fort bien dit pour fendre le bois, il se fait des coins de bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses hallebardiers. Non que ceux-ci ne souffrent souvent eux-mêmes de son oppression ; mais ces misérables, maudits de Dieu et des hommes, se contentent d’endurer le mal, pour en faire, non à celui qui le leur fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l’endurent et n’y peuvent rien. Et toutefois, quand je pense à ces gens-là, qui flattent bassement le tyran pour exploiter en même temps et sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis toujours surpris de leur méchanceté et j’ai parfois pitié de leur sottise. Car, à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de la liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains la servitude ? Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur sordide avarice, et puis, qu’ils se regardent, qu’ils se considèrent en eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont plus heureux et en quelque sorte plus libres qu’eux. Le laboureur et l’artisan, pour autant asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs. Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, forcent leur tempérament et le dépouillement de leur naturel. Il faut qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus secrètes pensées. Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que le gros bon sens, ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?

(…)

Certainement le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimé. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte : elle ne peut exister qu’entre gens de bien, elle naît d’une mutuelle estime, et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité. Il a, pour garants, son bon naturel, sa foi, sa constance ; il ne peut y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société. Ils ne s’entretiennent pas, mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais complices.

Or, quand bien même cet empêchement n’existerait pas, il serait difficile de trouver en un tyran une amitié solide, parce qu’étant au-dessus de tous et n’ayant point de pair, il se trouve déjà au-delà des bornes de l’amitié, dont le siège n’est que dans la plus parfaite équité, dont la marche est toujours égale et où rien ne cloche. Voilà pourquoi il y a bien, dit-on, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu’ils sont tous pairs et compagnons, et s’ils ne s’aiment, du moins, ils se craignent entre eux et ne veulent pas, en se désunissant, amoindrir leur force. Mais les favoris d’un tyran ne peuvent jamais se garantir de son oppression parce qu’ils lui ont eux-mêmes appris qu’il peut tout, qu’il n’y a ni droit ni devoir qui l’oblige, qu’il est habitué de n’avoir pour raison que sa volonté, qu’il n’a point d’égal et qu’il est maître de tous. N’est-il pas extrêmement déplorable que malgré tant d’exemples éclatants et un danger si réel, personne ne veuille profiter de ces tristes expériences et que tant de gens s’approchent encore si volontiers des tyrans et qu’il ne s’en trouve pas un qui ait le courage et la hardiesse de lui dire ce que dit (dans la fable) le renard au lion qui contrefaisait le malade : « J’irais bien te voir de bon cœur dans ta tanière ; mais je vois assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais de celles qui reviennent en arrière, je n’en vois pas une . »

Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent tout étonnés l’éclat de sa magnificence, et, alléchés par cette splendeur, ils s’approchent, sans s’apercevoir qu’ils se jettent dans la flamme, qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi l’indiscret satyre, comme le dit la fable, voyant briller le feu ravi par le sage Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et se brûla. Ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir se jette sur la lumière parce qu’il la voit briller, éprouve bientôt, comme dit le poète toscan [5], qu’elle a aussi la vertu de brûler. Mais supposons encore que ces mignons échappent des mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais de celles du roi qui lui succède. S’il est bon, il faut rendre compte et se soumettre à la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur ancien maître, il ne peut manquer d’avoir aussi des favoris, qui d’ordinaire, non contents d’enlever la place des autres, leur arrachent encore et leurs biens et leur vie. Comment se peut-il donc qu’il se trouve quelqu’un qui, à l’aspect de si grands dangers et avec si peu de garantie, veuille prendre une position si difficile, si malheureuse et servir avec tant de péril un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyre, est-ce grand Dieu ! être nuit et jour occupé de plaire à un homme, et néanmoins se méfier de lui plus que de tout autre au monde : avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour éventer la mine de ses concurrents, pour dénoncer qui trahit le maître ; rire à chacun, d’entrecraindre toujours, n’avoir ni ennemi reconnu, ni ami assuré ; montrer toujours un visage riant et avoir le cœur transi : ne pouvoir être joyeux et ne pas oser être triste.

Mais il est vraiment curieux de considérer ce qui leur revient de tout ce grand tourment et le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine et de cette misérable vie. D’ordinaire, ce n’est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu’il souffre, mais bien ceux qui gouvernent ce tyran. Ceux-là, le peuple, les nations, tout le monde à l’envi, jusques aux paysans, aux laboureurs, savent leurs noms, découvrent leurs vices, amassent sur eux mille outrages, mille injures, mille malédictions. Toutes les imprécations, tous les vœux sont tournés contre eux. Tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines, ceux qu’ils appellent sujets les leur imputent ; et si, quelquefois, ils leur rendent en apparence quelques hommages, alors même ils les maudissent au fond de l’âme et les ont en plus grande horreur que les bêtes féroces. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils recueillent de leur service, aux yeux de ces gens qui, s’ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur corps, ne seraient pas encore (ce me semble) satisfaits ni même à demi-consolés de leurs souffrance. Et, lors même que ces tyrans ne sont plus, les écrivains qui viennent après eux, ne manquent pas de noircir, de mille manières, la mémoire de ces mange-peuple  [6]. Leur réputation est déchirée dans mille livres, leurs os même sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, et tout cela, comme pour les punir encore après leur mort, de leur méchante vie.

Apprenons donc enfin, apprenons à bien faire. Levons les yeux vers le ciel, et pour notre honneur, pour l’amour même de la vertu, adressons-nous à Dieu tout puissant, témoin de tous nos actes et juge de nos fautes. Pour moi, je pense bien, et ne crois point me tromper, que puisque rien n’est plus contraire à Dieu, souverainement juste et bon, que la tyrannie ; il réserve sans doute au fond de l’enfer, pour les tyrans et leurs complices, un terrible châtiment.


Ces extraits sont issus de l’édition électronique de l’ouvrage réalisée par Claude Ovtcharenko, bénévole, journaliste à la retraite près de Bordeaux. Disponible intégralement sur classiques.uqac.ca


[1Des placards injurieux contre la foi catholique avaient été affichés à Paris et ailleurs par de prétendus partisans de la Réforme. Cette affaire conduisit François 1er, dont la politique envers la Réforme avait été jusque-là tolérante, à lancer persécutions et exécutions.

[2Respectivement batailles de Marathon (490), des Thermopyles (480) et de Salamine (480). [Nde]

[3La Boétie a voulu dire sans doute la totalité des officiers de l’armée des Perses.

[4Cheval qui a crin et oreilles coupés.

[5Pétrarque.

[6C’est le titre qu’on donne à un roi dans Homère (Iliade A, v. 341) et dont La Boétie régale très justement ces premiers ministres, ces intendants et surintendants des finances qui, par les impositions excessives et injustes dont ils accablent le peuple gâtent et dépeuplent les pays dont on leur a abandonné le soin, font bientôt d’un puissant royaume où florissaient les arts, l’agriculture et le commerce, un désert affreux où règnent la barbarie et la pauvreté, jettent le prince dans l’indigence, le rendant odieux à ce qui lui reste de sujets et méprisable à ses voisins.