Les écrits de Jacques Cheminade

Le mur de l’Atlantique, prison de notre mémoire

mercredi 23 mars 2011, par Jacques Cheminade

Nous abordons ici le livre de Jérôme Prieur, Le mur de l’Atlantique, monument de la Collaboration (Denoël, 2010), non pas en chroniqueur d’une époque mais en historien engagé nous efforçant de comprendre pourquoi et comment ce moment terrible de notre histoire occupe notre scène politique actuelle. Notre intention est de tirer une leçon de ce passé en vue de mieux nous battre aujourd’hui grâce à une connaissance plus juste du terrain sur lequel se déroule notre combat pour l’avenir.

L’auteur commence ainsi : « Ils sont échoués sur nos plages, égarés au milieu de l’arrière-pays, perdus dans la campagne et les sous-bois. Ces blockhaus, ces bunkers, on dirait des restes d’animaux, éléphants, baleines ou monstres fantastiques (…) Comme si des envahisseurs les avaient laissés parmi nous (…)  » Puis il continue : « Le mur de l’Atlantique est le symbole de l’enfermement d’un pays si ce n’est d’un continent tout entier, de son appartenance de gré ou de force à l’Europe nazie (…) L’architecture est pensée comme une œuvre d’intimidation, c’est un outil de propagande (…) Ce rempart est le mur d’enceinte d’une prison (…) Le Mur vise à marquer les esprits des populations le long du littoral. Il est construit dans les têtes comme sur les côtes. Il signifie qu’il n’y a pas d’autre issue que la collaboration. La zone ‘protégée’ est une zone interdite, une zone que l’on ne peut plus franchir pour quitter le pays. Le Mur protège du dehors autant qu’il empêche toute perspective d’avenir. Ce Mur rend solidaires le geôlier et le prisonnier. »

Cet aspect psychologique du Mur fut en effet fondamental. S’il ne constitua qu’un obstacle inefficace au débarquement des Alliés, il joua pleinement son rôle d’instrument de servitude, tantôt forcée et tantôt volontaire mais toujours corruptrice. Sa construction, ainsi que les autres commandes allemandes pour la construction d’aérodromes, de routes ou de baraquements, apparaissait presque comme un phénomène normal d’adaptation. Le secret aujourd’hui éventé, mais dont on n’a pas encore mesuré toute la signification, est en effet que le Mur fut construit en grande partie avec de l’argent français, pillé par l’occupant au titre des « frais d’occupation » et rétrocédé sous forme de commandes à toutes les entreprises françaises qui le voulaient bien. « En leur faisant miroiter la promesse d’une sortie de la guerre, Hitler laisse les Français diriger eux-mêmes leur propre Administration, tout en leur faisant payer leur occupation. »

Ainsi l’on a vu passer un grand nombre de nos plus grandes entreprises de la collaboration à la reconstruction de l’Allemagne de l’entre-deux guerres au titre du plan Dawes, puis à la construction, parfois avec certaines d’entre elles, de la ligne Maginot, puis à la construction du mur de l’Atlantique, suivie par la reconstruction de l’après-guerre pour aboutir à l’immense prospérité de monopoles aujourd’hui constitués. Vinci, devenu ombrelle regroupant des entreprises ayant presque toutes participé à cette histoire, est l’exemple même d’une longue vague qui vient se déposer aujourd’hui à nos pieds.

Car ce qui caractérise cette histoire est d’abord ce qu’ont noté des commentateurs aussi différents que Jean-Galtier Boissière, Simone de Beauvoir ou Louis-Ferdinand Céline. Nous reprendrons ici la citation de Jean Paulhan, le parrain de la NRF, que mentionne Jérôme Prieur (dans De la Paille et du grain, 1948 ) : « Les ingénieurs, entrepreneurs et maçons qui ont bâti le mur de l’Atlantique se promènent parmi nous bien tranquillement. Ils s’emploient à bâtir de nouveaux murs. Ils bâtissent les murs des nouvelles prisons où l’on enferme les journalistes qui ont eu le tort d’écrire que le mur de l’Atlantique était bien bâti. » A la Libération, en effet, même le « collaborateur » le plus malmené du secteur du BTP, Pierre Brice, le patron de Sainrapt et Brice, dont les bénéfices étaient passés de 10 millions de francs en 1941 à 89 millions en 1947 et qui avait ouvert un bureau d’études à Berlin chez Siemens entre 1942 et 1943, se voit interdire tous pouvoirs d’administration ou de gestion le 19 novembre 1945, mais peut reprendre officiellement la direction de son entreprise en 1950. Les blockhaus et les bunkers ne sont bientôt plus des obstacles à l’expansion des Trente Glorieuses, si ce n’est dans les cauchemars de la mémoire nationale.

Ensuite, le second aspect de cette histoire est la collaboration en France même entre éléments d’une synarchie financière qui, la Libération passée, revient au pouvoir à la faveur de la Guerre froide. Ceux qui étaient plutôt à Londres donnent la main à ceux qui faisaient affaire à l’ombre du Mur. C’est le reflet chez nous du phénomène qui se produit aux Etats-Unis après le débarquement victorieux du 6 juin 1944 et la mort de Franklin Roosevelt. Ceux qui avaient rejoint le combat contre Hitler après avoir financé sa prise de pouvoir, comme George Prescott Bush et la banque Brown Brothers Harriman, un moment effrayés avec leurs amis britanniques du monstre de Frankenstein qu’ils avaient contribué à créer, reviennent au pouvoir sous l’aile protectrice de Harry Truman et du maccarthysme promu par les élites de Wall Street pour noyer le rêve progressiste de la mobilisation contre le nazisme. Et mettre progressivement en place le type de fascisme financier et culturel auquel nous faisons face aujourd’hui. Jérôme Prieur ne le dit pas, mais le sommeil de la raison n’engendre pas que des monstres de béton. Il crée des cœurs de pierre.

Enfin, il est un troisième point encore plus fondamental, sur lequel Jérôme Prieur s’égare. C’est celui de la perversion esthétique, qui est sans doute l’élément le plus destructeur du monde dans lequel nous combattons aujourd’hui. Ecoutons-le : « …les Français ont bâti du mieux qu’ils pouvaient l’enceinte destinée à combattre leurs libérateurs, ils ont construit à la fois – pouvaient-ils l’ignorer ? – une machine de guerre et les murs de leur propre prison. Un château maléfique. Sa beauté étouffante, Paul Virilio, presque seul à rompre la loi du silence, en a dit le premier la force d’envoûtement… Avec ce mur, tout un pays a été occupé. Occupé, dans tous les sens du mot. C’est pour cela qu’il est si difficile, ne serait-ce que dans nos têtes, de le détruire. » Oui, cette fascination du Mur doit sortir de nos têtes. Lui trouver une beauté, de quelque ordre que ce soit, fût-elle « maléfique », est déjà consentir à vivre sous son ombre. Car aujourd’hui, l’une des actions les plus efficaces entreprises pour détruire notre capacité de réagir a été précisément la destruction en nous-mêmes, dans tout le monde transatlantique, du sentiment esthétique. Frances Stonor Saunders, dans son étude sur le Congrès pour la liberté de la culture, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle (Denoël, 2003), nous montre bien comment dans l’après-guerre, la CIA des frères Allen et John Foster Dulles, avec leurs inspirateurs britanniques, détournèrent les « fonds de contrepartie » du Plan Marshall et employèrent des nazis pour lancer une « nouvelle culture » promouvant les instincts, la spontanéité, l’irrationnel et le détachement de tout principe. Le but était de réduire l’art à une accumulation de perceptions sensibles sans relation aux causes qui les engendrent, sans ouvrir l’œil de l’esprit sur la réalité de principes universels. Cette nouvelle occupation culturelle est devenue la marque de notre temps, qui bloque les êtres humains dans un éternel présent en détruisant leurs pouvoirs créateurs : un nouveau Mur. Et c’est ce que nos concitoyens voient le moins, car leur identité est divisée entre un témoignage des sens – l’impression causée par les blockhaus et les bunkers en ruine agissant sur leur mémoire – et le formalisme d’une analyse du système qui peut être juste mais ne se donne pas les moyens d’en sortir. Retrouver une culture qui « brise ce mur » nous empêchant de concevoir un nouveau système est sans doute le défi le plus grand de l’époque.

Une aubaine pour le BTP français

Ainsi, le chantier du mur de l’Atlantique est, pour une très large part, l’œuvre de nombreuses petites et grosses entreprises françaises travaillant pour l’organisation Todt. Celle-ci constitue « un vaste état-major technique chargé de réaliser les projets de construction du gouvernement du Reich » (Rémy Desquennes, cité par Jérôme Prieur). Todt, qui a pignon sur rue à Paris, sur les Champs-Elysées, dirige les travaux, conçoit l’implantation des blockhaus, leur position les uns par rapport aux autres, mais elle confie leur réalisation à des entreprises privées. Premier exemple de partenariat public-privé, pourrait-on dire, combinant une gestion étatique et une logique d’entreprise privée avec une redoutable efficacité militaire.

Les entreprises sous-traitantes françaises sont très utiles, car la France a une grande avance en matière de construction, grâce à un procédé de coulage du béton qui augmente sa résistance, le « béton précontraint » inventé par Eugène Freyssinet. Les deux entreprises pionnières en ce domaine, Campenon Bernard et Sainrapt et Brice, apportent sans trop de réticence leur technique et leur savoir-faire à l’occupant. « Selon un document publié en 1948 par la fédération CGT des travailleurs du bâtiment et des travaux publics sur un total de 250 milliards de francs 1948 de travaux distribués sous l’Occupation, la Compagnie française du bâtiment et des travaux publics a bénéficié d’un chiffre d’affaires de 525 millions de francs grâce aux commandes allemandes. Il fut de 495 millions pour l’entreprise Drouard frères, de 337 millions pour Dodin, de 391 millions pour Levaux, de 270 millions pour Sainrapt et Brice. La Société de construction des Batignolles, qui participe au chantier de la base sous-marine de Brest, va consacrer environ la moitié de son activité après 1942 à des travaux pour l’Organisation Todt. »

Durant la guerre, Sainrapt et Brice ont poursuivi leurs recherches sur les utilisations de la précontrainte des bétons. Ayant obtenu un brevet allemand en 1943 pour la fabrication d’un « mur hydrostatique » intéressant les installations portuaires ainsi que la marine de guerre, ils installèrent un bureau d’études chez Siemens. De même, le patron de la Compagnie française du bâtiment et des travaux publics, entreprise fondée en 1939 qui obtint le plus de commandes allemandes pendant l’Occupation, va jusqu’à créer à Nuremberg une entreprise de droit allemand dont l’objet social est l’exécution de chantiers de construction allemands en France. Dans ces cas, il ne s’agissait pas simplement de participer à une construction avec des méthodes existantes, mais de mettre nos innovations technologiques à la disposition de l’appareil de guerre nazi.

Dans l’orbite de l’Union des mines, Travaux hydrauliques et entreprises générales (THEG), spécialiste des ouvrages en béton armé, ne travaillait plus guère que pour l’occupant en 1942-1943. La Société de construction des Batignolles (SCB) participa aux travaux de construction des deux bases sous-marines de Brest et de La Pallice et travailla ensuite activement à la construction du mur de l’Atlantique. La SCB se rapprocha des Entreprises Campenon Bernard (ECB) et surtout l’Entreprise Francis Drouard, avec laquelle elle avait formé un groupement dès 1941.

Beaucoup d’autres collaborateurs furent des « firmes champignons » d’origine française, profitant des gros contrats allemands pour se développer. Ce fut en particulier le cas de la Société française de travaux routiers, créée en 1937, qui passa des marchés représentant en 1944 un total de 43 millions de francs, une multiplication par vingt-deux de son chiffre d’affaires de 1939. L’usine de Lafarge, dans l’Ardèche, où est née l’entreprise, fournit les Allemands avec zèle.

Bref, 75 à 90% du ciment français était destiné à l’Occupant, et pour l’essentiel à la construction du mur de l’Atlantique !

Il faut ajouter que, mieux payés qu’ailleurs en France, surtout par l’Organisation Todt qui offrait des salaires deux fois supérieurs aux salaires français, des travailleurs qui n’avaient pas beaucoup d’alternative pour se nourrir, se loger et survivre avec leur famille affluèrent dans les chantiers de l’Atlantique, très souvent volontairement, du moins jusqu’à l’hiver 1943. La Todt est ainsi devenue une « pompe à main d’oeuvre »  : 200 000 travailleurs français se trouvent en 1942-1943 sur le mur de l’Atlantique.

Il s’agit donc bien d’un phénomène massif. Comment a-t-il pu avoir lieu ?

Tout d’abord, grâce au pillage organisé par les nazis, en vertu de l’article 18 de la Convention d’armistice. Par le biais notamment d’un taux de change forcé, défavorable à la France, l’indemnité imposée par les Allemands correspondra à 400 millions de francs de l’époque par jour. Au total, de 1940 à 1944, 632 milliards de francs seront réglés par la France au titre des frais d’occupation, soit le double de notre budget annuel avant guerre. De plus, le Reich allemand n’honorera jamais sa dette imposée pendant la guerre, une somme estimée à plus de 300 milliards de francs. Le total pillé atteint donc environ 1000 milliards de francs. C’est une partie de ce total qui revient sous forme de commandes aux entreprises françaises, ainsi intégrées à « l’économie de guerre européenne ». « Cette stratégie, souligne Jerôme Prieur, fut poussée à son paroxysme en septembre 1943 avec l’adoption de l’accord Speer-Bichelonne entraînant la création d’entreprises protégées, les Speerbetriebe (ou entreprises S) dont 80% de la production était destinée au Reich. »

L’on voit ainsi un système pyramidal mis en place, reposant à la fois sur la contrainte, l’exploitation de la cupidité et la nécessité de survivre. L’on pourrait parler d’un « fascisme masochiste », téléguidé depuis les bureaux de la section économique de l’Administration militaire allemande en France, dirigée de juin 1940 à mai 1944 par le docteur Elmar Michel. « Véritable gouverneur économique de la France occupée, le docteur Michel gérera le pays avec guère plus de 1000 fonctionnaires allemands. En utilisant au maximum l’administration française et les comités d’organisation de Vichy, les Allemands ont pu diriger l’économie française. » Ajoutons que cela nous fait penser aux méthodes de l’Empire britannique pour occuper l’économie et les esprits du continent indien…

Un étranglement progressif

Tout cela ne s’est pas mis en place en quelques jours ni même en quelques mois. La collaboration économique et politique a suivi une dynamique destructrice, engagée dès le moment où l’armistice a été demandé en juin 1940 et l’abaissement consacré par les entretiens Pétain-Hitler à Rethondes puis à Montoire. C’est un choix qui, dans une situation tragique, entraîne tout le reste, comme le général de Gaulle l’avait alors parfaitement compris.

La France de l’été-automne 1940 est dans un état de désarroi terrible. Ses élites ont trahi, volontairement ou par incompétence, et le plus souvent les deux en même temps. Il y avait plus de 1,5 millions de prisonniers, il fallait déblayer 10 millions de m3 de décombres et en octobre, le nombre de demandeurs d’emploi atteignait le million et celui des chômeurs secourus 800 000.

Face à cette situation, le gouvernement de Vichy offrit une aide massive aux entrepreneurs. Afin de les aider, le ministre des Finances leur consentit des avances pouvant atteindre jusqu’aux trois quarts de la dépense totale. Le 5 octobre, il décida le lancement d’un plan de grands travaux, puis le 10 la création d’un Commissariat à la lutte contre le chômage. La SNCF bénéficia même tout de suite de l’aide d’ouvriers spécialisés faits prisonniers par les Allemands, mis par eux à sa disposition et grâce auxquels, à la fin de l’année, 94 ouvrages d’art avaient été reconstruits et 233 réparés. Une structure de dépendance se mit ainsi progressivement en place, créant de l’emploi : en mai 1941, le nombre de travailleurs secourus ne se montait plus qu’à 300 000, il tomba à 100 000 à la fin de l’année. Et si en 1942, l’effort français d’investissement public connut un véritable effondrement, le relais fut pris par le système de travaux allemands financés par l’argent du pillage et intégrant les entreprises françaises. En millions de francs 1913, le montant des travaux allemands atteignit ainsi 16,6 millions en 1941, 535,5 millions en 1942, 671,9 millions en 1943 et 342,2 millions pendant le seul premier semestre 1944. Les chantiers effectués pour le compte des autorités d’occupation représentèrent dès 1942 environ 40%, selon le Comité d’organisation du bâtiment et des travaux publics, et 55% suivant la Commission consultative des dommages et réparations. Les travaux définitifs (aérodromes et fortifications) représentaient la plus grande part de ce total. En avril 1942 débute le chantier du Mur et le 1er août de la même année, Hitler décide du programme définitif ainsi que d’accélérer la réalisation du système de fortifications. Dès lors, ce qui s’était progressivement et de plus en plus rapidement mis en place trouve sa consécration. La collaboration est devenue une accoutumance. Les Français y sont allés dans le brouillard, broyés par l’engrenage de la soumission.

La Libération : une amnistie de fait

Renaud de Rochebrune et Jean-Claude Hazera résument ce qui se passa par une formule lapidaire : « Parce que plus on a collaboré, plus on est en bonne santé ». Avant d’examiner comment les mécanismes d’épuration firent preuve d’une extrême mansuétude, nous nous pencherons sur deux cas révélateurs soulevés par Jérôme Prieur : ceux d’André Morice et de Jacques Foccart.

« Malgré les charges personnelles qui pèsent contre l’Entreprise nantaise des travaux publics et paysages qu’il codirige, malgré le fait que l’entreprise a été condamnée à restituer 28 millions de francs ainsi qu’à verser une amende de 30 millions par le comité de confiscation des profits illicites, l’appel prononcé le 3 mai 1946 ramène la confiscation à 13 millions et à une amende identique. Surtout, André Morice est déchargé de la responsabilité du paiement de l’amende. Cela va lui permettre de retrouver son activité d’entrepreneur. Plus tard, il installera en Algérie la fameuse ligne Morice, frontière électrifiée et minée. Auparavant, ce jeune notable réussira à reprendre une carrière politique interrompue par la guerre. En dépit de son passé ambigu qui sera rappelé par ses adversaires et soulèvera la colère des milieux résistants, cette carrière sera brillante : député puis sénateur, élu et réélu, maire de Nantes de 1965 à 1977, plusieurs fois ministre dans les gouvernements de la IVe République, André Morice sera ministre de le Défense nationale et des Forces armées en 1957.  »

Voici donc un cas typique de recyclage politique, typique mais loin d’être isolé. Nous pourrions ajouter que François Mitterrand en fut un autre, chargé auprès du maréchal Pétain des prisonniers de guerre, sponsorisé après la guerre par le très collaborateur Eugène Schueller, transformé entre-temps en capitaine Morland dans la Résistance et devenu ministre dans la République, après le 8 mai 1945, de ceux-là mêmes que précédemment il gérait depuis Vichy.

Il serait cependant injuste de s’en tenir aux « hommes de la IVe ». Le cas emblématique de Jacques Foccart illustre le poids du Mur au sein de la Ve République. Ecoutons encore Jérôme Prieur  : « … un gaulliste historique, Jacques Foccart, qui a été successivement, pourrait-on dire, des deux côtés de la barrière par rapport aux Allemands. Comme il dirige une affaire d’export-import, activité un peu difficile à poursuivre pendant la guerre, il est amené à créer avec un associé une entreprise d’abattage de bois. L’entreprise Foccart-Tournet achète des forêts dans l’Orne, à proximité de la Manche, et les deux associés commencent à vendre de grandes quantités de coupe de bois, notamment à Citroën. Leur affaire prospère et ils se trouvent amenés à travers un intermédiaire à travailler pour les Allemands. Ce qu’ils n’ont pas pu ignorer longtemps, même si c’était par malchance, parce que l’Organisation Todt s’avère être leur client final.

Jusqu’au début 1943, ils travaillent ouvertement en liaison avec les chantiers du Mur de l’Atlantique, jusqu’à que les Allemands arrêtent Foccart et son associé en raison d’une falsification de quantités livrées. Ce qui a fait qu’après guerre, on ne saura pas clairement si Foccart a été emprisonné pour faits de Résistance ou pour un litige commercial – ce qui semble plutôt avoir été le cas. Libéré sous caution, Foccart s’engage alors dans la Résistance intérieure. Pendant quelques mois, il va à la fois livrer les Allemands et devenir un chef de réseau local, avant d’être repéré par les Alliés qui auront même le projet de parachuter le combattant courageux derrière les lignes allemandes… Craignant d’avoir été découvert, Foccart abandonnera son exploitation qui sera réquisitionnée par la Todt.

Chez lui les deux comportements ont été incontestables. Alors qu’il est en train de devenir l’un des proches du général de Gaulle, son commerce avec la Todt sera jugé a posteriori suffisamment compromettant pour qu’après guerre il ait maille à partir avec la justice, en raison de sa participation indirecte à la construction du Mur de l’Atlantique.

Cela montre bien qu’en matière d’économie pendant la guerre, les situations sont très rarement noires ou blanches, c’est presque toujours dans une certaine complexité que cela se passe. Quand on interrogeait Foccart, il disait qu’il avait été pris dans un engrenage. L’idée d’engrenage est capitale : on met le petit doigt, parfois même involontairement, et après on se retrouve pris au piège. » (entretien de l’auteur avec Renaud de Rochebrune).

Engrenage ? Sans doute, mais les positions relatives à la Libération font que la récupération soit plus ou moins rapide : environ cinq ans pour Pierre Brice, pratiquement tout de suite pour Foccart et Morice.

Ces exemples édifiants ne doivent pas nous faire oublier que, de manière générale, l’épuration judiciaire pour crimes de collaboration économique fut très limitée. L’épuration de la profession, du ressort des Comités régionaux interprofessionnels d’épuration à l’échelle départementale et de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration au sommet, rechercha les motivations réelles des entrepreneurs avec une extrême bienveillance au lieu de s’en tenir aux faits mêmes de la collaboration. Après la Libération, les Chambres de commerce fournirent avec générosité à leurs membres, des « attestations de contrainte » permettant de décharger la responsabilité de l’ensemble d’un secteur. Individuellement, les liens tissés au sein des mêmes écoles et des mêmes réseaux professionnels, y compris au sein des comités d’organisation de Vichy (le COBTP, chargé de réglementer la profession et de répartir - cela crée des liens - les matières premières et le combustible entre les entreprises) et de la Fédération nationale du bâtiment et des travaux publics, jouèrent un rôle de pare-feu. Dès 1946, et au plus tard 1950 pour certains, tout était « rentré dans l’ordre » pour cause de reconstruction et de Guerre froide, et la Commission de modernisation du BTP, formée à l’initiative du nouveau commissaire au Plan, Jean Monnet, pouvait entamer de fructueux travaux « en bénéficiant d’un savoir-faire cultivé lors de la construction industrialisée du mur de l’Atlantique ». Ajoutons que l’épuration fiscale eut, elle aussi, la main légère.

A partir de 1947, le gouvernement se résout à accorder l’agrément pour soumissionner aux marchés publics de la reconstruction, à des entreprises ayant travaillé pour les Allemands, à la simple réserve qu’elles aient payé la totalité de leurs amendes.

Si certains sont condamnés, c’est en raison de leur attitude individuelle et non en tant que chef d’entreprise réellement ou supposément contraint. Ainsi Francis Drouard est condamné à une peine de quatre ans de prison et à la confiscation de ses biens pour son implication personnelle dans des liaisons dangereuses avec l’Occupant, mais son frère Jacques, qui a refusé de collaborer, sauve la mise. Le cas de la Société de construction des Batignolles est très révélateur de l’état des choses à la Libération. Son patron, fortement compromis, séjourne dix-huit mois en prison mais sera libéré grâce à l’intervention de ses banquiers. Qui sont ces banquiers ? Une partie de la synarchie financière associée à ce qu’on appelait alors la « haute banque israélite » (Dominique Barjot dans L’industrie française des travaux publics , 1940-1945). La famille Goüin était elle-même alliée aux institutions qui organisaient la forme de mondialisation financière d’alors. Henri, neveu d’Ernest Goüin, le fondateur de la SCB, avait épousé Isabel Lang, nièce du dirigeant de Lazard Frères en France, et Lucienne, sa sœur, était mariée à Jean Gradis, cousin germain de la baronne Edouard de Rothschild. Cet exemple montre comment les « hommes de Londres » d’alors ont parrainé le recyclage des responsables économiques de crimes contre l’humanité.

Les BTP français furent ainsi le reflet d’un rapport de forces politique décidé bien au-delà d’eux-mêmes. De même que les anciens nazis, à l’exemple de Klaus Barbie, furent recyclés par les services anglo-américains en vue de la Guerre froide, les entreprises et les entrepreneurs du BTP l’ont été en vue de la reconstruction, dans un environnement où l’Empire britannique de la City et de Wall Street se substituait à l’Europe hitlérienne, qu’il avait lui-même enfantée puis combattue lorsque le monstre de Frankenstein avait échappé à son contrôle.

Il n’en reste pas moins qu’avec la France Libre et les maquis, certains entrepreneurs refusèrent courageusement les avances allemandes. Il en fut ainsi de Charles Schneider, dernier maître des Forges du Creusot, d’un Marcel Hersent, PDG de la SAH, qui ne traita aucun marché avec l’Allemagne, même lorsque les offres arrivaient par l’intermédiaire de firmes françaises, et surtout de Roger Pierron, arrêté, enfermé à Sarrebrück et déporté à Dachau. Jean-Marie Louvel, directeur du service électrique de la SGE, et Hubert Touya, directeur général de la STLM, lui aussi arrêté puis déporté, furent d’incontestables résistants. Pierre Tricon, qui faisait partie de l’équipe dirigeante des Grands Travaux en béton armé, fut porté au rang de général de brigade à l’occasion de la libération de Strasbourg. Ces patrons qui combattirent les nazis sauvèrent l’honneur d’une profession en montrant que résister était possible, à condition d’être guidé par un sens de mission porté plus haut que sa propre vie ou celle de son entreprise. Ils furent peu nombreux mais sont pour aujourd’hui un exemple.

Jérôme Prieur n’en parle pas, et il faut ici le rappeler.

Pour une nouvelle Libération

Le programme du Conseil national de la Résistance proclame, le 15 mars 1944, la nécessité de combattre et d’éliminer les « féodalismes financiers ». Il ne fut pas constitué de grand parti de la Résistance après la guerre, et les féodalismes, sponsorisés par ceux qui depuis Londres et New York avaient parrainé Hitler avant de le combattre, réoccupèrent la scène économique.

L’histoire contemporaine du BTP est à cet effet édifiante, si nous retenons bien les noms des entreprises collaboratrices et de leurs dirigeants pendant la guerre et examinons ce qu’elles sont devenues aujourd’hui.

Le cas du groupe Vinci, constitué en 2000 par la Société générale d’entreprises (SGE) et qui, au second semestre de la même année, prit le contrôle du groupe des Grands Travaux de Marseille-Entrepose pour devenir le numéro 1 mondial du BTP, est à son tour emblématique d’une logique de monopolisation financière retrouvée.

La SGE fusionna d’abord avec Sainrapt et Brice, qui, dès 1947, avait travaillé sur le port de Dunkerque – rappelons sa compétence acquise sous l’Occupation – avant d’être reprise par le groupe Devars-Naudo. La SGE évolua ensuite dans l’orbite de Saint-Gobain, puis dans celle de la Compagnie générale des eaux, devenue Vivendi, avant de fusionner avec… Campenon Bernard. En juillet 1988, en effet, Campenon Bernard avait rejoint la SGE au sein de la Générale des eaux et en 2003, trois ans après la création du groupe Vinci, la société rachetait Muller TP et se rapprochait de Dodin pour réaliser les grands travaux du pôle « travaux publics » de Vinci construction France. Nous avons ainsi assisté aux grandes retrouvailles des anciens collaborateurs, sous l’égide de réels résistants associés aux intérêts anglo-américains. Rappelons que c’est sous l’aile de Charles Pasqua, homme de Ricard au Canada aux fréquentations alors addictives et ministre de l’Intérieur de l’anglomane, version City, Edouard Balladur, qui parraina l’Université privée Vinci dans les Hauts-de-Seine.

Quant à la Société de construction Batignolles, elle fusionna en 1968 avec la Société parisienne pour l’industrie électrique, pour former le groupe Spie Batignolles.

Si l’on se penche enfin sur la mise en liquidation judiciaire de la Compagnie française du bâtiment et des travaux publics, on s’aperçoit qu’alors, les « majors du BTP » (Lyonnaise-Dumez, Spie Batignolles et Bouygues) détenaient 25% du capital, les organisations professionnelles du BTP 31%, le reste étant constitué par les financiers, mariant la Caisse des dépôts avec le Crédit foncier, le Crédit lyonnais et le Comptoir des entrepreneurs d’alors. Episode révélateur de la relation incestueuse public-privé, sous le contrôle d’une « élite » passant de l’un à l’autre et constituant une sorte de bonapartisme économique, que l’on pourrait appeler plus grossièrement fascisme financier.

Là apparaît le dessous des cartes, ou au moins une partie importante du jeu, de ce qui contrôle la vie politique française, Bouygues étant le nouveau venu admis dans la Cour des grands, mis en garde par le scandale Aranda de ne pas vouloir se croire trop indépendant.

C’est sans doute en découvrant la portée de tout ce qu’il avait lui-même parrainé politiquement, que Pierre Bérégovoy s’insurgea dans son discours d’investiture en annonçant une guerre à la corruption, qu’il paya d’une manière ou de l’autre, suicide ou pas, de sa vie.

Pour nous résumer ici en un mot, l’on pourrait dire qu’au dessus des partis politiques existants, « féodalisme financier, nous revoilà ».

Bien entendu, il faudrait pousser beaucoup plus loin notre analyse, et mieux déterminer les réseaux des banques sponsors de la monopolisation dans le BTP. Le contrôle des médias et du crédit passe par là, à l’image désormais du système de la finance anglo-américaine à laquelle nos dirigeants politiques se sont adaptés et doivent leur carrière. Les énarques d’hier demeurent, mais en s’alliant à l’univers des écoles de commerce, de Paris Dauphine, d’un Sciences Po recomposé et des avocats d’affaires. « ça sent si bon la France », répèterait, comme en 1941, Maurice Chevallier, mais notre organe olfactif est d’une nature différente.

C’est pourquoi notre combat, en allant à la source des choses, a pour but de séparer les métiers de banque d’affaires et de banque de dépôt et de crédit. En effet, c’est au sein des banques d’affaires, se prévalant du nom d’« universelles », que se trouve le cœur de ce que nous avons ici décrit. Cesser de les renflouer et mettre en banqueroute organisée celles qui ont perdu, organiser une Commission d’enquête parlementaire tenant des auditions publiques et dotée de vrais pouvoirs de juridiction, pour appeler à comparaître des témoins et réquisitionner des documents, à l’image de la Commission Pecora de Franklin Roosevelt, est l’arme nécessaire pour éduquer et mobiliser un peuple aujourd’hui sceptique, anesthésié ou enragé.

Alors pourra se former ce qui a manqué après 1945 : une redéfinition des frontières politiques, avec d’un côté ceux qui combattent les féodalités financières et politiques et de l’autre ceux qui en sont complices ou tentent de les récupérer, d’un côté ceux qui se battent pour que chaque être humain voit ses capacités créatrices reconnues et puisse les exercer, de l’autre le parti de l’adaptation, qui fatalement mène à la destruction en promouvant un monde fini de ressources limitées. D’un côté le monde de l’argent et des mathématiques déductives prises comme des choses en soi, le monde des sondages de l’opinion publique et des statistiques recensant les données existantes, de l’autre ceux qui recherchent et imaginent un monde meilleur défini par la responsabilité des êtres humains pour l’univers à venir, l’art en étant l’inspiration et la science la mise en œuvre.

Sans cet effort, sans ces frontières claires, nous serons fatalement victimes de ceux qui s’efforcent de diviser pour régner, et y parviennent en pêchant en eau trouble, comme le montre l’histoire contemporaine de notre BTP, dont la monopolisation financière n’a pas trouvé d’adversaire à sa mesure.

Une clarification finale : le cas d’Eugène Freyssinet

Celui qui fut sans doute l’homme le plus proche d’Adolf Hitler, Albert Speer, nous rappelle Jerôme Prieur, pratiquait une « théorie de la valeur des ruines » , fixation macabre qu’il plaçait au fondement de l’architecture national-socialiste. Pour lui, qui fut, au début de sa carrière au Front du travail, chef de la division « Beauté du travail » , il était nécessaire que les réalisations du Reich devenues un jour à leur tour décombres puissent inspirer « des pensées héroïques comme le faisaient si bien les monuments du passé qu’Hitler admirait tant ». Plus tard, en prison, il explique : « C’est à ce dilemme que ma théorie voulait répondre. En utilisant certains matériaux ou en respectant certaines règles, on pourrait construire des édifices qui, après des centaines ou, comme nous aimions à le croire, des milliers d’années, ressembleraient à peu près aux modèles romains. » Cette obsession de la mort jette une lumière crue sur tous ceux qui, comme un Daniel Rondeau, disent admirer « la beauté sombre du nazisme ». Leur perversion rejoint ce que voulaient Speer et Hitler.

Avec une grande justesse de sentiment, Simone Veil identifia pendant la guerre les « sources romaines du fascisme ». Une Rome vue comme les amas de ruines d’un Empire. En effet, le culte amoral de la volonté de puissance, une volonté de domination militaire et marchande fondée sur le pillage et un Panthéon de dieux regroupés pour servir l’Etat sont bien caractéristiques de l’Empire romain. Ce qui produit un art sans âme, mort comme une imitation de statue grecque, comme un bunker ou comme une sculpture d’Arnold Brecker.

Il reste à ajouter quelque chose de fondamental : ce n’est pas un hasard si le monstre sortit du ventre de la bête impériale britannique. Aujourd’hui, le relais a été pris par un type d’art tout aussi destructeur, mais de manière encore plus perverse, stade suprême du Congrès pour la liberté de la culture dans sa phase de violence, d’association d’images et d’un entertainment visant au dessous de la ceinture pour que les êtres humains ne puissent pas s’élever au-delà de leurs perceptions sensibles et contester l’oligarchie dominante avec un projet. Le mur de l’Atlantique est bien toujours là, cette fois tagué de graffitis et lieu d’orgies touristiques et de fantasmes. Car, comme au moment du nazisme, c’est bien par la corruption des sens que règne un pouvoir destructeur : ceux qui détiennent les données d’un savoir gelé prétendent contrôler les révoltes en caressant les obscurantismes dans le sens du poil. Goebbels, après tout, disait bien que la plus subtile des propagandes ne se fait pas par les grandes mascarades, mais par le contrôle des distractions.

C’est évidemment une autre forme de culture qui manqua dans l’après-guerre, celle du « réalisme socialiste » pas plus que celle de la tradition des formes passées n’ayant pu faire face à la nouvelle fascination autodestructrice. Que celui qui ne nous croit pas assiste ne serait-ce que pendant une heure à une scène de Skins, le soap opera épicé britannique mettant en scène des ados livrés à eux-mêmes, c’est-à-dire aux drogues, aux alcools et aux orgies dans un climat friendly, mi-dérision mi-sérieux pour faire avaler la pilule.

A la fascination pour la ruine ou à la dérision vis-à-vis des lieux de culture (Jeff Koons à Versailles, Jan Fabre au Louvre ou les amis sculpteurs et vidéastes de François Pinault à Venise) correspondent ainsi des moeurs et des lieux urbains sans principes directeurs, projections de fantasmes plus ou moins réussies mais toutes sans souci de la qualité mentale de ceux destinés à les habiter. Comme les dieux du Panthéon romain, les styles et les formes se trouvent accumulées sans vision organisatrice, avec pour raison d’être de faire impression sur les nouveaux fidèles.

C’est au sein de ce nouveau désert esthétique que se situe la sinistre monopolisation financière du secteur des BTP français. L’on a pu accuser le général de Gaulle d’avoir laissé se fermer la boîte de Pandore à la Libération en concentrant sa dénonciation des maux de la nation sur les politiciens dévoyés et l’autorité de fait de l’Etat français qui s’était substitué illégitimement à l’Etat de droit. Cependant, il fallait bien, dans les conditions de l’époque, éviter la guerre civile et le déferlement de vengeances et il y avait urgence à reconstruire. Il n’y a donc pas à remettre en cause les choix faits alors par de Gaulle, mais dans les conditions d’aujourd’hui, il est indispensable de se pencher sur la question culturelle par delà la question financière. Car elle est la clé pour construire le milieu de vie humain qui redonnera à ceux qui se révoltent les moyens de maîtriser leur avenir. Là est le point fondamental de notre moment historique, pour lequel nous devons apprendre du passé et donner âme et vie à ce que nous avons appris afin de transférer le pouvoir de l’autorité enkystée dans sa corruption à ceux qui la contestent, en leur fournissant les moyens d’un horizon et en balisant le terrain de leur combat. Cette mission doit être au cœur de notre engagement, car nous n’avons pas d’autre choix.

C’est ici qu’apparaît le cas d’Eugène Freyssinet (1879-1962), ingénieur français inventeur du béton précontraint. Il en déposa le premier brevet le 2 octobre 1928 en décrivant un procédé de précontrainte par prétension et fils adhérents. Le 26 août 1939, il accomplit un autre pas décisif en déposant un second brevet sur la précontrainte par post-tension. Il décrit un système comprenant des câbles à fils parallèles, mis en tension par des vérins et bloqués par des cônes d’ancrage. Son apport fondamental est d’avoir découvert l’effet bénéfique des vibrations sur la mise en œuvre du béton. La matière n’est donc pas conçue comme un support inerte, mais comme un élément « vivant » inter-réagissant avec son milieu. Comme Eiffel, avec sa tour construite pour bouger sous l’effet des vents et des températures, inspiration pour tous les gratte-ciels modernes, y compris ceux de Tokyo montés sur vérins et qui ont « bougé pour résister au choc des tremblements de terre » , Freyssinet par son invention est à la source de pratiquement toutes les constructions de notre temps.

Sa manière de procéder est typique du meilleur de l’Ecole polytechnique, en réaction au cartésianisme mathématique et fondée sur l’imagination créatrice. Ecoutons-le s’exprimer dans la revue Travaux , en juin 1954, dans un texte intitulé «  Naissance du béton précontraint et vue d’avenir »  :

« Mon passage à l’école n’a pas fait de moi un polytechnicien au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire un homme qui croit dur comme fer aux vertus et à la puissance du raisonnement déductif, particulièrement sous des formes mathématiques. […] Il n’existe pour moi que deux sources d’information : la perception directe des faits et l’intuition en laquelle je vois l’expression et le résumé de toutes les expériences accumulées par la vie dans le subconscient des êtres, depuis la première cellule. Il faut, bien entendu, que l’intuition soit contrôlée par l’expérience. Mais quand elle se trouve en contradiction avec le résultat d’un calcul, je fais refaire le calcul, et mes collaborateurs assurent que, en fin de compte, c’est toujours le calcul qui a tort.

Qu’on me comprenne bien : je ne nie pas la grandeur et la beauté des mathématiques ; elles ont fourni aux Einstein et aux de Broglie le langage avec lequel ils ont écrit la plus grandiose épopée que les hommes aient jamais conçue. Je ne conteste pas davantage leur utilité dans notre métier ; je ne me suis pas privé de les utiliser à l’occasion.

Mais nous ne devons jamais oublier qu’elles ne nous fournissent que des moyens de changer la forme des données que nous possédons déjà, et quels que puissent être l’intérêt et l’utilité de telles transformations, nous ne retrouvons jamais à la fin d’un calcul que ce que nous y avons mis à l’origine. »

Je me promène aux bords du Mur, entre Saint-Nazaire et Pornichet, puis entre les caps Blanc-Nez et Gris-Nez. Quelques bunkers ont été déchaussés par la mer, d’autres sont tombés du haut de falaises rongées par les vagues, et je dois dire que, contrairement à Jérôme Prieur, j’y vois un sommet de la laideur humaine, la linéarité grise d’une immense prison. Je pense à ceux qui ont eu la force de dire « non », de refuser la collaboration à la construction de cette colonie pénitentiaire. Je pense au risque qu’ils ont pris et à la joie qu’ils ont éprouvée à le prendre. Et puis me vient à l’esprit le texte et l’invention d’Eugène Freyssinet.

Soudain la réalité s’éclaire. La tragédie est que le Mur représente une culture politique grise, comme une sorte de marche militaire ou de concert heavy metal avortés. Alors que dans le texte de Freyssinet bruit une autre culture, celle dont nous avons tant besoin, une culture de la pensée humaine à l’œuvre, responsable du pensant, du vivant et de l’inerte, de ce que Vernadski appelle plus justement noosphère, biosphère et lithosphère. C’est la représentation politique et artistique de cette culture qui nous a manqué en France et en Europe. Là est le déchirement. En ce sens, nous demeurons « occupés » dans nos têtes par une culture de l’oligarchie, au sens où Paul Valéry croyait que l’histoire du monde fini pouvait commencer.

Inspirés par la raison d’être des Etats-Unis d’Amérique à leur naissance, par une certaine idée de la France – et non un territoire ou un peuple figés – comme la concevait de Gaulle, et par la « République universelle » que Victor Hugo appelait de ses vœux, ou encore par cette laïcité vue par Jean Jaurès comme « la fin des réprouvés » , nous pouvons et devons relever le défi. L’avantage de ce moment de l’histoire tient à son caractère terrible : ce qui se trouve devant nous est ou bien un naufrage ou bien un sursaut. Nous n’avons pas le choix de la non intervention ou de la dissimulation. Il faut redonner aux poètes, aux philosophes et aux savants le gouvernail de la reconstruction du monde, car c’est de leur seule inspiration que peuvent venir ces découvertes de principes nouveaux et nécessaires à notre avenir. Il faut que la culture d’un Eugène Freyssinet ne soit plus soumise au béton intellectuel mais devienne source inspiratrice, nous donnant à voir avec les yeux du futur.