C’est à l’époque de la montée au pouvoir de Jacques 1er sur le trône d’Angleterre que William Shakespeare compose le Timon d’Athènes. Comme la plupart des œuvres shakespeariennes, cette pièce est écrite à des fins d’éducation politique pour les dirigeants comme pour le peuple. Les lignes qui suivent ne visent pas à décortiquer l’œuvre de Shakespeare dans le détail, mais son Timon nous donne un certain éclairage sur les puissances financières séculaires qui contrôlent les empires.
Bien que les Européens tendent à le nier, un certain « Esprit de cour » imprègne encore de nos jours non seulement les relations entre les dirigeants politiques, mais il s’immisce jusque dans les rapports quotidiens de la population avec ses représentants. Il s’impose ainsi dans les habitudes culturelles de tout un chacun : ce sont les us et coutumes auxquels nul ne peut déroger sans être empreint d’un vague sentiment de culpabilité. Il s’exprime dans toutes les formes de dérives politiques démagogiques qui étaient déjà présentent dans le monde grec du Timon originel jusqu’à nos jours. Comme tous les démagogues, Timon porte en lui les plaies pestilentielles qui détruiront l’Athènes de Solon et de Socrate en soumettant la population à une culture irrationnelle.
Pour mieux comprendre cette soumission et nous en délivrer, intéressons-nous à l’empire issu des Guerres du Péloponnèse qui constituent la toile de fond de la pièce de Shakespeare.
Le Timon de Shakespeare
Dans le Timon, comme dans toutes les pièces qu’il a écrites, Shakespeare fait voyager son public dans l’espace-temps physique. Ici, il met l’accent sur la chute d’Athènes lors des Guerres du Péloponnèse mais avec un regard implicite sur la situation politique de son époque. Cependant, bien que dans une pièce comme Macbeth, les références au présent, en particulier à Jacques 1er, soient évidentes, pour le Timon d’Athènes l’exercice est plus difficile. Aujourd’hui, les spécialistes du genre ne s’en préoccupent guère…
Dès la première scène, le personnage de Timon trouble le jugement. Cet homme « si bon » attire et dérange. Timon apparaît en effet comme un philanthrope qui dilapide ses biens en invitant toute la ville à banqueter et paraît bien naïf face à des invités obséquieux qu’il couvre de cadeaux. Alors que l’ambiance du début de la pièce semble conviviale et joyeuse, le spectateur hésite malgré tout entre la compassion et la moquerie vis-à-vis du personnage principal : Timon est un homme adulé pour sa fortune et la foule se presse pour bénéficier de ses largesses. Toute la ville flatte le « bienfaiteur », de l’artiste au dirigeant de la cité en passant par le boutiquier et même le stratège de l’armée grecque, Alcibiade (-460,-404). Seul Apemantus le cynique semble dédaigner les cadeaux de Timon tout en l’insultant ainsi que ses courtisans.
Timon : Tu es fier Apemantus ?Apemantus : De rien que de ne pas ressembler à Timon.Timon : Où vas-tu ?Apemantus : Rompre la cervelle d’un honnête Athénien.Timon : Voilà une action qui te vaudra la mort.Apemantus : C’est vrai, si faire un rien est puni par la loi.
Dans la deuxième partie du drame, trompé par ses anciens amis et démuni, Timon semble devenir misanthrope [1], il s’isole dans une grotte et creusant la terre pour y trouver les racines qui feront son repas, il y découvre… de l’or. Un or qu’il distribue immédiatement au guerrier et traître Alcibiade ainsi qu’à ses prostituées pour conquérir et véroler Athènes car, depuis sa déchéance, Timon clame sa haine contre les Athéniens et veut détruire la ville. Il en devient ridicule à force d’excès de fureur contre ses compatriotes, et pourtant les dernières scènes « tragicomiques » sont d’une grande puissance car la pièce s’achève par la reddition d’Athènes face aux armées d’Alcibiade.
En réalité, le Timon de la fin n’est pas si différent de celui du début. Il porte en lui la ruine de la ville : il corrompt avec sa fortune les élites et la population d’autant plus facilement que tous sont avides de plaisirs et d’argent facile.
Pour illustrer cette duplicité, on peut citer une des sources de Shakespeare : le dramaturge grec Lucien (120-180) et son Timon ou le misanthrope, où le personnage principal est présenté comme l’agent des dieux voués à la perte d’Athènes. En effet dans ce texte Jupiter délègue Mercure pour conduire Plutus, le dieu des monnaies et des coffres forts, auprès de Timon. Plutus étant aveugle, il n’a pas de discernement et ne donne donc qu’aux riches.
Tout comme dans la pièce de Shakespeare, ce Timon a dilapidé la fortune de sa famille dans des agapes somptuaires. Son caractère dispendieux et fêtard l’a ruiné : il est devenu pauvre et ne peut donc plus être l’élu de Plutus. Pourtant, missionné par Jupiter, Mercure, le dieu du commerce, dépose Plutus qui chasse la Pauvreté et ses vertus Travail, Sagesse et Vigilance. Il offre à Timon de nouvelles richesses :
Reste ici Timon, je vais t’envoyer le [dieu, ndla] Trésor. Fouille avec courage. "Trésor, je te commande d’obéir à Timon, et de te laisser prendre par lui." Creuse plus avant, plus avant, mon ami. Je vous laisse ensemble et je me retire.
Dès lors, Timon n’a qu’une obsession : la vengeance contre la cité. Un peu plus loin dans le texte, Timon fait une ovation à la richesse retrouvée et jette son mépris aux hommes :
Viens, ô cher et aimable objet de ma tendresse ! Ah ! Je crois aisément que Jupiter s’est métamorphosé en or. Eh ! Quelle fille n’ouvrirait son sein pour recevoir un amant si aimable, qui coule à travers le toit ! O Midas ! O Crésus ! Riches offrandes suspendues dans le temple de Delphes, vous n’êtes rien en comparaison de Timon et de son trésor : à peine le grand roi peut-il m’égaler. Je vais consacrer à Pan mon hoyau et mes haillons. J’achète tout ce désert ; j’y veux bâtir une tour, où je m’enfermerai seul avec mes richesses. Si je viens à mourir, elle me servira de tombeau. Je me fais désormais une loi de renoncer à tout commerce avec les hommes, de les fuir, et de les mépriser. L’amitié, les devoirs de l’hospitalité, et l’autel de la compassion, ne seront pour moi que des fadaises ; la bienfaisance et la pitié, que l’abus des lois et le renversement des mœurs.
Timon est un pervers au service de l’argent. Il est donc manipulable et veut manipuler.
Le Timon de Shakespeare suscite une série d’interrogations. Est-ce une comédie ou une tragédie ? Qui sont les véritables ennemis d’Athènes ? Et qui sont ses amis ? En quoi cela concerne-t-il l’époque de Shakespeare et la nôtre ?
Solon face à la tyrannie de l’argent
Les principes de la république d’Athènes, fondés par Solon (-638,-559), demeurent aujourd’hui encore la principale référence contre toutes les tyrannies de l’argent. Ils sont inscrits dans la constitution que les pères fondateurs des Etats-Unis ont rédigée contre l’empire financier britannique. Cela signifie que la véritable nature de l’individu souverain ne peut s’épanouir qu’au sein d’une république, que les hommes doivent défendre âprement. C’est ainsi qu’au moment de la Révolution américaine, Friedrich Schiller écrivait dans son Lycurgue et Solon :
…Les sujets des monarchies héréditaires finissaient par oublier entièrement, à savoir que la nation est elle-même la source du pouvoir suprême, et que les princes ne sont que ses créatures. (p.131)
L’Athènes de Solon est une singularité historique et Solon est lui-même l’héritier philosophique des sciences géométriques qu’apporta l’égyptien Cécrops sur le rocher de l’Attique, au XIIe siècle avant JC. Cécrops, le fondateur d’Athènes, en fit une cité riche par l’éducation de sa population. Dès lors Athènes prit le contrepied des autres cités grecques restées sous le joug de tyrannies issues de l’anoblissement de pirates venus du nord du continent. Ces pirates avaient expulsé ou asservi les anciennes populations et pris possession de leurs terres.
Chaque cité voulut battre sa propre monnaie pour asseoir un pouvoir financier sur son domaine qu’elle cherchait à étendre au détriment des autres. C’est à ce moment de l’histoire que le centre financier et bancaire de Delphes fut créé pour contrôler les cités grecques en contrôlant leur monnaie. Le modèle financier et bancaire de Delphes est le modèle du système monétariste qui perdure encore au XXIe siècle. La population fut alors réduite en esclavage par le travail de la terre au profit des familles aristocratiques fondées à cette époque et qui ont perduré à travers les siècles jusqu’à nos jours. Peu après la mort de Cécrops, cette aristocratie terrienne prit le pouvoir à Athènes, s’appuyant sur des gouvernements absolutistes créés par elle.
Partant de Saïs sur le delta du Nil, Cécrops avait apporté sur le rocher de l’Attique les premières notions de géométrie reconnues en Grèce, issues de la géométrie égyptienne de 3000 avant JC. Les pyramides et les plans d’irrigation en Egypte témoignent d’une connaissance de la géométrie sphérique. Ses premiers résultats sont un ensemble de principes concernant les longueurs, les angles, les aires et les volumes ; ils ont été développés pour les besoins de l’architecture, de l’agriculture et de l’astronomie. Les Egyptiens possédaient une approche du Théorème de Pythagore 1500 ans avant celui-ci.
Par exemple, les grandes pyramides d’Égypte sont un ensemble d’informations sur les conceptions géométriques. Les mesures des trois grandes pyramides d’Égypte à Gizeh révèlent que les Egyptiens de la IVe dynastie savaient calculer la circonférence, le volume et l’aire de la sphère. La pyramide rhomboïdale nous révèle les trois grands problèmes de géométrie de l’antiquité : cubature [2] de la sphère, duplication du cube, trisection de l’angle. C’est surtout pour retrouver les bases de cette véritable éducation scientifique de la population que Solon s’opposa aux grandes familles aristocratiques du VIe siècle avant JC.
Dans La législation de Lycurgue et Solon, Friedrich Schiller démontre à quel point la république de Solon est supérieure à toute autre forme de gouvernement. Face à la tyrannie, seul Solon s’est montré capable d’imposer une forme d’organisation politique nouvelle. Issu d’une famille aisée, il n’a pas pris part à l’oppression des riches et ne pouvait être soupçonné de partialité au bénéfice des pauvres. Il fut nommé archonte en -591 d’un accord unanime. Il montra aussitôt sa sagesse et sa modération en refusant la tyrannie qu’on lui offrait : son but principal était de combler l’abîme qui séparait les nobles du peuple, de briser la tyrannie des premiers, de relever les seconds, et de donner à tous une part dans le gouvernement de la cité. Au-delà de la création d’un système de gouvernement, Solon visait surtout à ennoblir le caractère des citoyens.
En 2007, lors de la campagne à la présidentielle, Jacques Cheminade eut la même détermination :
Les institutions d’un pays ont pour objet de le porter constamment au-delà de lui-même : plus de justice, plus de respect de tous, plus de dignité sociale, plus de vouloir vivre en commun. Il est cependant clair qu’il ne peut y avoir de martingale institutionnelle idéale ; c’est l’absence d’hommes de caractère qui est aujourd’hui le vice principal du système.
Les réformes de Solon portent sur quatre domaines : l’économie, avec la Seisachthia, la constitution, la législation, et enfin la monnaie, ainsi que les poids et mesures. La Seisachthia, ou décharge partielle des dettes, rendit la liberté à ceux qui s’étaient vendus comme esclaves et sauva ceux qui étaient écrasés de dettes ; les plus accablés étant les petits propriétaires de champs. Autrement dit, il annula une dette illégitime contrôlée par une caste d’aristocrates et de propriétaires terriens qui détenaient un pouvoir sur le peuple par l’argent. Il abolit le droit du créancier de vendre ou d’emprisonner le débiteur.
La réforme de la monnaie et des poids et mesures donna pour la première fois à Athènes une monnaie particulière [jusqu’alors on se servait des poids et mesures et de la monnaie d’Egine]. Le taux de la monnaie devint celui appelé eubéen et fut entièrement contrôlé par la cité. La mine prit alors une valeur de 400 drachmes au lieu des 73 qu’elle valait lorsque la mesure était prise sur celle d’Egine. Cette île fut longtemps une grande rivale d’Athènes. C’était l’une des premières cités de contrôle maritime et commercial de la Grèce antique : elle eut la première marine de la Grèce et fut la première cité à battre monnaie.
Un autre grand pas dans le sens de la démocratie fut fait par la réforme qui permit au peuple entier de prendre part à l’assemblée générale, et par l’organisation du tribunal populaire. Il organisa deux conseils qui devinrent « les ancres de la république », le Sénat et l’Aréopage : le premier composé de 400 membres qui préparent les lois, et le second composé de tous les archontes [chefs de la cité] sortant de charge.
Solon ne considérait rien de plus répréhensible que l’indifférence pour les affaires publiques. Un peuple souverain gouverne, non pas seulement par ses représentants, mais encore par lui-même. Schiller le commente ainsi :
Quoiqu’il en soit, il ne faut pas moins admirer l’esprit qui anime la législation de Solon ; c’est l’esprit de la saine, de la véritable politique, qui ne perd jamais de vue le principe fondateur sur lequel tout état doit reposer, celui de nous donner nous-mêmes les lois auxquelles nous devons obéir, et de remplir les devoirs de citoyens par conviction, par amour de la patrie, et non par la crainte servile de la punition, ou par une molle et aveugle résignation à la volonté d’un supérieur. […] Les lois [de Solon] étaient des liens flottants qui n’empêchaient pas l’esprit du citoyen de s’élancer librement dans toutes les directions, et qui ne lui faisaient jamais sentir qu’ils le conduisaient.
Décadence et démagogie
L’histoire réelle du Timon de Shakespeare se situe au cœur des Guerres du Péloponnèse, au Ve siècle avant J.-C. Dans la réalité, Timon, Apémante (Apemantus) et Alcibiade se sont côtoyés et ont conspiré à faire tomber la république d’Athènes de Solon. Comme Apémante, Timon est l’ami du banquier cupide Diogène de Sinope (-413,-327) [3], dit le cynique, qui doit lui-même son éducation philosophique au stoïcien Antisthène (-444,-365) [4]. Ils ont tous un point commun : ils sont misanthropes et cultivent une apparence « décalée » par rapport à leurs concitoyens. Diogène vit dans un tonneau et Timon dans une grotte avec des loups à l’écart de la ville. Végétalien extrémiste, il ne se nourrit que de fruits et de racines ; par contre, il passe régulièrement en ville pour acheter la viande pour ses compagnons. Sa fin fut digne de sa vie d’ermite argenté. Tombé d’un arbre fruitier, il se cassa la jambe et refusa tout secours. Il finit mangé par ses loups.
Vêtus de guenilles, ils persiflent quotidiennement sur les mœurs bourgeoises des citoyens d’Athènes. Pourtant Apémante, Timon ou Diogène sont issus de la bourgeoisie athénienne. Ils sont rompus à l’enseignement de la rhétorique et de la sophistique qui en a fait de parfaits démagogues. Ils ont pu acquérir par leur « science » politicienne un certain poids politique et quand ils décident d’avoir l’apparence et les guenilles du pauvre, ce n’est que pour « faire populaire ». C’est une sorte de mimétisme trompeur comme on peut le voir, de nos jours, chez certains adeptes argentés du retour à la nature, poussant à l’anarchie. Ce qui ne les empêche pas de manger aux tables des puissants de la cité. C’est d’ailleurs par cette porte qu’ils influencent le débat politique et pervertissent les enfants des stratèges ou des proxènes. Par exemple, Diogène est reçu aussi bien à Athènes que chez sa rivale Sparte et on le retrouve tant aux côtés des oligarques que des démagogues.
En réalité, Athènes est devenu un nid d’agents de Delphes et de Byzance. Lorsque Solon avait instauré la première constitution républicaine et ses lois en donnant un pouvoir politique au Démos, cent cinquante ans plus tôt, les financiers de Delphes et l’empire perse s’étaient unis pour détruire son projet. En -561, leur homme, le tyran Pisistrate (-600,-525) prend le pouvoir, soutenu par l’aristocratie athénienne et les gros propriétaires agricoles. Il ne peut défaire instantanément les institutions mises en place par son cousin Solon. Il va donc frapper au cœur du système ; c’est-à-dire l’éducation du citoyen. Il le fait en intégrant insidieusement le culte de Dionysos (un culte fait de délires orgiaques, les Bacchanales) aux cultes de la cité.
Le but est de détruire le projet de Solon à Athènes en corrompant les habitants de la cité par l’appât du gain et les plaisirs immédiats. Des banquets sont organisés entre hommes où les seules femmes admises sont les courtisanes. Athènes finira par en être submergée. Pour satisfaire l’élite, ces filles sont de jeunes paysannes éduquées dès leur puberté à l’art, au chant et pratiquent entre autres une musique instrumentale issue d’une philosophie ionienne basée sur le culte de la nature. Platon y fait référence lorsqu’Alcibiade se présente ivre, avec sa bande de fêtards accompagnés d’une joueuse de flûte, au Banquet organisé par Agathon.
Immédiatement Pisistrate fait aussi restaurer le sanctuaire d’Apollon à Délos. Comme à Delphes, ce centre financier possède un temple où les grands prêtres pratiquent un culte solaire d’origine babylonienne. Ils sont consultés par toutes les citées grecques pour leur « art divinatoire » exprimé… après l’absorption de drogues. En outre, Délos possède une situation géographique qui lui donne le contrôle du négoce maritime sur toute la région. C’est un véritable pillage des ressources productives du continent qui est instauré par un contrôle monétaire et financier des cités grecques. C’est aussi le centre nerveux de décision stratégique que tous les dirigeants politiques consultent. Les alliances et mésalliances conçues sur le conseil des grands prêtres seront la source de guerres incessantes qui mèneront à la chute d’Athènes.
Dans l’Eloge funèbre fait aux Athéniens morts dans les Guerres du Péloponnèse, Platon fustige les dérives des démocrates qui en s’alliant aux oligarques furent la cause de la chute d’Athènes. Mais il le fait avec compassion contrairement aux discours vindicatifs de Périclès ou de son neveu le « démocrate » Alcibiade exhortant la foule à la guerre. Celui de Platon est enseignement pour le futur et la paix. Il appelle le peuple à la mémoire de Solon et du véritable esprit grec :
C’est, en général, le peuple qui possède la puissance souveraine. Il confère les charges, et n’a d’égard qu’au mérite reconnu ; ni le manque de crédit, ni l’obscurité, ni la pauvreté ne sont un titre d’exclusion, non plus que les qualités contraires un titre de faveur, comme il arrive dans les autres états. Le seul principe reçu, c’est que le plus éclairé et le plus vertueux, soit celui qui l’emporte et commande. Et voilà ce que nous devons à notre communauté d’origine. (…) Mais entre nous, tous enfants d’une même mère [Athènes], il n’y a ni esclaves, ni maîtres ; l’égalité de l’origine entraîne celle de la loi, et nul ne reconnaît d’autre supériorité que celle des lumières et de la vertu.
Pour résumer : afin de « tenir » Athènes, Byzance a dans les mains deux des principales factions politiques (les démagogues d’une part et les aristocrates liés aux démocrates d’autre part) et promeut une culture de type « drogue, rock, sexe ». Comme on peut le constater, la maitrise de la situation se fait donc par une politique dévoyée au service de l’argent et par l’abaissement du niveau culturel des élites et de la population. C’est petit à petit que l’empire grignote du terrain et ceci par tous les orifices, fentes et ouvertures possibles. Mais le projet de Solon est d’une telle force qu’il ne pourra être réellement abattu qu’après la mort de Périclès (-495,-429).
La faiblesse des tyrans
Dans l’imaginaire des Grecs, le tyran est l’anti-citoyen par excellence, celui qui confisque le pouvoir de la communauté civique et se situe hors de la cité qu’il asservit. Aux VIIe et VIe siècles avant J.-C., la tyrannie est très répandue dans la vie politique en Grèce. Issus de familles riches, ces héritiers d’aristocraties archaïques dirigent leur cité avec l’appui d’un peuple subjugué et de mercenaires à leur solde, bâtissant leur programme politique sur le problème de la dette des cités et celui de la propriété. Les tyrans sont souvent de puissants sophistes et démagogues qui ont pris le pouvoir et le détiennent sans autorité constitutionnelle légitime.
Périclès est un tyran et comme tel, il est bon orateur et démagogue. Il obtient, de ce fait, le soutien du Démos. Il est le premier tyran grec prenant la tête d’un empire. Périclès est élu et réélu sans discontinuer par les citoyens athéniens à la fonction de stratège pendant 30 ans, de -461 jusqu’à la veille de sa mort. Cette époque est connue comme le « siècle de Périclès » car la cité témoigne d’une floraison artistique, intellectuelle et scientifique extraordinaire [5]. En réalité, il ne bénéficie que des restes de dispositions législatives et politiques mises en place par Solon sous lequel avait réellement commencé ce que les historiens ont appelé l’âge d’or d’Athènes et qui atteint son apogée sous Périclès.
Dans l’Alcibiade majeur de Platon, Socrate n’est pas dupe et interroge Alcibiade en ironisant sur la gestion des affaires du domaine politique et culturel par Périclès. L’éducation du dirigeant y est évoquée :
Socrate : Eh bien, peux-tu me nommer quelqu’un que Périclès ait rendu adroit, à commencer par ses fils ?Alcibiade : Quelle question, Socrate, les deux fils de Périclès étaient des simplets !Socrate : Et qu’a-t-il fait de Clinias, ton propre frère ?Alcibiade : Pourquoi évoquerais-tu maintenant Clinias, un insensé ?Socrate : Eh bien, puisque Clinias est un insensé, que les deux fils de Périclès ont été simplets, quel motif assignerons-nous à sa négligence à l’égard d’un aussi heureux naturel que le tien ?Alcibiade : Je crois que j’en suis responsable : je ne prête pas attention à ce qu’il me dit.Socrate : En revanche, parmi tous les autres, Athéniens ou étrangers, esclaves ou hommes libres, nomme-moi quelqu’un qui ait dû à ses relations avec Périclès d’acquérir un plus grand savoir-faire ; pour moi je suis à même de te citer Pythodore, le fils d’Isolochos, instruit par Zénon et Callias, le fils de Calliadès, qui l’un et l’autre moyennant cent mines versées au même Zénon ont acquis du savoir-faire et de la considération [6].Alcibiade : Non, par Zeus, je n’en connais pas.
Zénon et Callias sont de brillants rhétoriciens mais surtout, ils professent au sein de l’école des sophistes et des « comportementalistes » de l’époque. Ils ont été les tuteurs de Périclès et d’Alcibiade. De nos jours, un enseignement similaire est perpétré à Harvard, Oxford ou Cambridge : ces écoles fabriquent encore en chaîne la contre-culture et les conseillers économiques des chefs d’états.
Le bel Alcibiade
Mais qui est donc ce « bel Alcibiade » qui fait pâmer les dames et subjugue la foule ? Dans sa pièce, Shakespeare croque en quelques phrases le véritable portrait d’Alcibiade. Celui-ci arrive fringant avec une vingtaine de ces cavaliers au banquet de Timon. C’est par une suite de phrases à double sens que l’on peut percevoir le jeu d’agent politique d’Alcibiade.
Timon : Capitaine Alcibiade, votre cœur à présent est au champ de bataille.Alcibiade : Mon cœur est toujours à votre service, monseigneur.Timon : Vous vous préféreriez à un déjeuner d’ennemis qu’à un diner d’amis.Alcibiade : Oui, frais et saignant. Il n’est viande comparable ; je souhaiterais à pareil festin mon meilleur ami.
Le véritable Alcibiade est un stratège (général) de l’armée grecque. Il est jeune, beau, vaniteux et il a tous les caprices d’un sale gosse de riche. Il fréquente les bas fonds de la ville, les voyous et les courtisanes. Dès son plus jeune âge, il a le goût du pouvoir. De fait, Alcibiade est une cible facile et a été « détourné » très jeune pour le service des ennemis d’Athènes. Tout comme son oncle Périclès, c’est un stratège issu de la famille aristocratique des Alcméonides et des tyrans Pisistratides. A la mort de leur père Clinias, Alcibiade et son frère sont recueillis par Périclès. Ce dernier tente vainement de faire l’éducation de son neveu mais celui-ci le jalouse et désire obtenir le pouvoir absolu sur les terres grecques. Il se voit tyran à la place du tyran.
Les corrupteurs de sa jeunesse n’ont donc eu qu’à le prendre par son ambition et par son amour pour le pouvoir. Ils le poussent prématurément à de grandes conquêtes et le persuadent qu’aussitôt qu’il se sera mêlé des affaires publiques, non seulement il effacera la gloire de tous les généraux et de tous les orateurs d’Athènes, mais il surpassera encore la puissance et la réputation dont Périclès jouit en Grèce. En ce sens Alcibiade devient le jouet des agents perses, tout comme Jacques 1er deviendra plus tard la marionnette de l’empire financier vénitien.
Voici dans les Lettres athéniennes, un extrait du Portefeuille d’Alcibiade qui en dit long sur l’arrogance qui le personnifie :
A l’égard de mes sociétés, j’avoue qu’en respectant la vieillesse autant que je le dois, et même en la croyant admirable pour le règlement des mœurs, je n’ai pas imaginé qu’il fallut m’enterrer avec tous les Barbons d’Athènes ; et que je ne dusse me chercher des amis que parmi ceux qui, si toutefois il en reste encore, ont eu le bonheur de voir et d’entendre Solon, (…) Quand à Socrate, j’avoue que j’ai longtemps été à son égard dans les dispositions dont m’accuse Périclès ; mais il faut nécessairement, pour croire que je mérite encore le blâme de le négliger, que vous ayez, entre la lettre de mon tuteur, et la votre, mis un bien long intervalle, car Socrate n’a à présent de disciple, ni qui le voit plus souvent, ni qui l’écoute avec autant de plaisir que moi. (Lettre à Diodote)
Diodote est un satrape grec auprès duquel Périclès se plaint des mœurs dissolues de son neveu. Devant le désarroi de Périclès, la courtisane Aspasie [7], sa compagne, lui suggère de confier Alcibiade à Socrate (-470,-399) pour tenter de le ramener à la raison. Mais comme on peut le constater dans sa lettre à Diodote, Alcibiade ne désire pas le retour à un gouvernement républicain. Il n’aime pas les héritiers de Solon dont Socrate fait partie. Alcibiade est un ennemi d’Athènes. Socrate et Périclès le savent chacun à leur manière. Dans le Banquet, il apparaît clairement qu’Alcibiade ne s’intéresse pas véritablement à Socrate pour ses idées, qu’il ne comprend pas, mais pour le prestige qu’il peut obtenir par les « faveurs » d’un tel maître.
Dans sa Vie d’Alcibiade, le grinçant Plutarque (46-125) décrit une des provocations publiques de celui-ci :
Le peintre Aristophon ayant peint Néméa [une courtisane, ndla] qui tenait Alcibiade entre ses bras, tout le peuple accourut pour voir ce tableau, et le considérait avec plaisir ; mais les gens âgés ne voyaient pas sans indignation ce mépris formel des lois, qui les menaçait de la tyrannie. Aussi Archestrate disait-il avec raison que la Grèce n’eût pu supporter deux Alcibiades.
On dit aussi qu’un jour qu’il avait eu le plus grand succès dans l’assemblée, et qu’il retournait chez lui, reconduit avec honneur par tout le peuple, Timon le Misanthrope, qui le rencontra, au lieu de se détourner et de chercher à l’éviter comme il faisait pour tout le monde, alla au contraire au-devant de lui, et, le prenant par la main : "Courage, mon fils, lui dit-il, continue de t’agrandir ainsi ; car ta grandeur sera la perte de tout ce peuple." Les uns ne firent que rire de ce propos ; d’autres chargèrent Timon d’injures ; quelques uns en furent vivement affectés : tant l’inégalité de ses mœurs rendait les opinions différentes sur son compte !
Naissance d’un empire
Depuis sa création sous Pisistrate, l’influence de Délos s’est élargie et regroupe en une puissante ligue plusieurs cités et îles. Mais les victoires des cités grecques, coalisées autour d’Athènes, sur les Perses à Marathon et à Salamine font craindre une bascule du pouvoir. Pour éviter d’être absorbée par Athènes, la ligue lui demande sa « protection » en -476. C’est ce que l’on nommerait de nos jours une infiltration. Délos est « l’île sainte » des Ioniens. En effet, après Delphes, ce sanctuaire religieux dédié à Apollon est devenu le principal centre nerveux financier et politique des grandes familles oligarchiques liées à la Perse. Comme cela a été souligné plus haut, cette île détient entre autre une position géographique stratégique qu’elle ne veut pas perdre.
Avant la création de la Ligue de Délos, les citées grecques étaient indépendantes et surtout égales entre elles. En prenant la présidence de la ligue, paradoxalement Athènes se retrouve soumise à l’ordre financier de Délos où réside la Pythie. Délos semble concéder aux dirigeants d’Athènes la surveillance de la gestion financière de tous les membres de la ligue, mais dès ce moment, le ver est entré dans le fruit et va le pourrir doucement. Car c’est un contrat mafieux ! Athènes sort vainqueur des guerres contre l’empire perse, mais sa volonté de puissance sur la finance, contraire à ses principes fondateurs républicains, va la pousser à sa chute.
Peu à peu, cette fédération se transforme en un puissant empire maritime contrôlant tout le commerce entre les cités grecques. Pour garder sa prééminence sur les autres cités, la flotte sera presque exclusivement athénienne. Dans une quasi-allégeance, les membres prêtent serment de fidélité à Athènes. Pendant tout son règne, le charismatique Périclès tentera de maintenir la « paix athénienne » au sein de la fédération. Tout d’abord en imposant une monnaie unique sous son contrôle, puis en déléguant des garnisons sur place pour appuyer l’envoyé spécial athénien chargé de surveiller les alliés qui paient un tribut à Athènes en échange de sa « protection ». Toute cité qui s’y refuse rompt l’alliance, devient coupable de trahison et se trouve occupée ou rasée par l’armée.
Rapidement, la dissidence devient la règle et plusieurs cités s’allient à Sparte pour se libérer de la tutelle d’Athènes. C’est dans ce désordre causé par des affrontements incessants entre les deux grandes métropoles et leurs alliés respectifs et interchangeables, qu’en -454, Périclès fait transférer le trésor de la ligue de Délos à Athènes et dissout le Grand conseil des cités. En -440, Byzance s’allie aux oligarques de Samos pour faire tomber le pouvoir d’Athènes, tout en accentuant l’animosité de Sparte contre elle. Dès lors, Sparte et Athènes entrent dans une période conflictuelle de grande intensité qui videra peu à peu les caisses des deux villes.
« Connais-toi toi-même »
Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux : cette inscription placée sur le fronton du temple de la Pythie de Delphes est très célèbre. Elle invite les hommes à se reconnaître faibles face aux dieux. Socrate en retourne le sens. Connais-toi toi-même signifie pour lui : sache que mieux se connaître permet de mieux s’interroger. Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que le juste ? Qu’est-ce que le bien ? Le but n’est pas de pouvoir proférer des réponses toutes faites qui rassurent, mais de réfléchir en homme, en se servant de sa raison. Dès lors, les grands prêtres qui font parler les dieux – à travers une Pythie droguée bafouillant des oracles [8] – ne peuvent plus garder les hommes sous leur influence.
Après la chute de Délos (le transfert du trésor par Périclès en -454), Delphes devient le seul centre nerveux financier de la Grèce. Ses grands prêtres d’Apollon « conseillent » ainsi la plupart des hommes politiques sur leurs décisions économiques et stratégiques ; ils contrôlent aussi les financiers et les banquiers. Périclès connaît la fragilité de l’empire qu’il vient d’instaurer, mais reste impuissant face au pouvoir de Delphes. Il le dit aux Athéniens :
D’ores et déjà, il [le pouvoir d’Athènes, ndla] constitue entre vos mains une tyrannie, dont l’acquisition semble injuste mais l’abandon dangereux. (Thucydide)
Ce que Périclès veut ignorer c’est le complot oligarchique des puissances financières de Delphes et de Byzance, qui œuvrent contre la constitution d’Athènes en son sein même. Périclès meurt sans réelle succession et surtout en laissant une ouverture énorme à la déstabilisation du pouvoir. Parlant de la succession de Périclès, Thucydide rapporte ceci :
Les Athéniens ne cédèrent qu’aux coups qu’ils se portèrent eux-mêmes du fait de leurs conflits privés.
En effet, chacune des factions politiques aspirant à prendre la première place, les alliances entre les démagogues, les démocrates et les oligarques se font et se défont au fil des avantages perçus par chaque parti. C’est au sein de cette lutte pour le pouvoir, qu’Alcibiade jouera de son ascendant, attisant le feu entre les factions.
Alors que Périclès avait arrêté toute conquête supplémentaire, comprenant qu’il ne pourrait gouverner un territoire plus vaste, son neveu Alcibiade n’a qu’une obsession : agrandir l’empire et surtout, agrandir son pouvoir maritime. Bon stratège, il revient fréquemment victorieux de ses campagnes. Tout à son orgueil, sa place de tyran lui semble acquise car il est soutenu par la faction oligarchique. Mais pour la conforter, il lui faut un succès plus grandiose ; il va alors persuader Athènes de se lancer dans une guerre ruineuse contre la Sicile et Syracuse.
Dès lors, il prend la tête de l’armée grecque et de sa flotte. Mais sitôt arrivé sur les rives de la Sicile, une délégation athénienne vient l’arrêter pour le remettre aux mains de la justice pour ses scandales passés – il est accusé d’un complot ourdi contre la ville. A juste titre, on peut se poser les questions suivantes : sachant cela, pourquoi l’a-t-on laissé prendre une initiative si hasardeuse pour le rappeler quasi immédiatement ? Quels sont les « intérêts » qui ont poussé Alcibiade dans sa conquête de Syracuse ? Ce qui est clair, c’est qu’à partir de ce moment, Athènes reste sans défense car la plupart des hommes de la ville sont au loin sur les rives de la Sicile.
Pour échapper aux tribunaux athéniens, Alcibiade abandonne brusquement une flotte grecque désemparée en Méditerranée et… se réfugie chez l’ennemi à Sparte. C’est à ce moment que le double jeu d’Alcibiade se dévoile véritablement. Une fois sur place, afin de convaincre des Lacédémoniens frileux à l’idée d’entrer en conflit armé contre la puissante Athènes, il fait alors un discours fielleux qui montre tout son mépris pour la démocratie de Solon. Voici un extrait révélateur :
La démocratie, nous savions ce qu’elle vaut – et, tout aussi bien qu’un autre, d’autant même qu’elle m’a fait le plus grand mal, je pourrais l’accabler. Mais d’une folie universellement reconnue pour telle, comment rien dire de nouveau ? La transformer, pourtant, nous paraissait hasardeux quand vous étiez là, postés près de nous en ennemis. (Thucydide)
Shakespeare y fait allusion dans la deuxième partie de son Timon :
Timon : Guerroies-tu contre Athènes ?Alcibiade : Oui, Timon et pour cause.Timon : Que les dieux les fassent tous crever durant ta conquête !Et toi, quand tu auras conquis !Alcibiade : Pourquoi moi ? Timon !Timon : Parce que toi, exterminateur des scélérats,Tu fus par cela même destiné à écraser mon pays.
Sa duplicité lui permet toutes les trahisons ou plutôt, il reste fidèle à lui-même. Après avoir préparé le plan d’attaque d’Athènes pour le compte des forces lacédémoniennes, il quitte précipitamment Sparte sur un autre scandale. Dès lors, il attend son heure et, au moment opportun, il revient « défendre » Athènes… contre Sparte et les alliés de Byzance qui comptaient profiter de la faiblesse de la ville pour l’investir militairement. Toujours pour des raisons similaires aux précédentes, il en est ensuite rapidement chassé pour aller s’exiler successivement chez deux tyrans sujets de l’empire Perse.
C’est dans la demeure de la courtisane Timandra qu’il meurt assassiné en Phrygie, à la demande de l’un d’eux. La marionnette Alcibiade est devenue sans doute plus encombrante qu’utile. A ce moment, Athènes perd définitivement son aura politique sur les cités grecques. Lentement l’empire perse élargit son hégémonie de l’Adriatique vers la Méditerranée. Il a pu maintenir son ascendant grâce à des guerres incessantes qu’il a poussées entre les cités s’alliant le plus fréquemment à Sparte. Profitant de l’affaiblissement d’Athènes, la Macédoine, alliée de la Perse, a peu à peu investi la Grèce en entrant dans les conflits existants et ceci jusqu’à Philippe, le père d’Alexandre le Grand.
Alexandre défend l’héritage de Solon
L’éducation du citoyen est au cœur du programme de Solon et lorsqu’Alexandre le Grand (-356,-323) s’oppose à son tour au pouvoir perse et à Byzance, c’est grâce à l’enseignement de sa mère Olympia et des réseaux « républicains » égyptiens. Il lit Homère, les poètes lyriques et les auteurs tragiques. Alexandre acquiert ainsi une culture classique qui fait de lui un opposant de fait à l’empire oligarchique perse. Dépêché d’urgence par Byzance, Aristote devient pour quatre ans le précepteur d’Alexandre et doit assurer sa sujétion à l’empire. Il manque son but.
Après la mort de son père Philippe et contrairement à toute attente, au printemps -334, Alexandre entre en guerre contre la Perse et passe l’Hellespont (l’actuel détroit des Dardanelles) à la tête de trente-cinq mille hommes, incluant des contingents grecs de toutes les cités - sauf Sparte - et écrase les perses à Issos en Cilicie. C’est la panique chez l’ennemi et dans l’espoir de sauver son royaume, Darius III (-380,-330) offre à Alexandre une alliance que celui-ci rejette. Alexandre s’empare alors de la Syrie puis de Tyr en -332. Au printemps -331, il asservit le décadente Babylone, Suse et Persépolis – centres nerveux financiers de la puissante Perse en Mésopotamie – qu’il incendie pour venger la destruction de l’Acropole par celle-ci 150 ans plus tôt. Abandonné de ses fidèles, Darius est assassiné par des satrapes perses qui lui ravissent le trône. Il faudra encore deux ans à Alexandre pour écraser les dernières velléités de résistance dans la région.
L’Égypte l’accueille en libérateur et lui décerne les honneurs divins. Lors de son voyage à l’oasis d’Ammon, les prêtres assoient son pouvoir en déclarant qu’il est d’origine divine (descendant du dieu Ammon par sa mère). Pour comprendre cet enthousiasme, il faut rappeler que d’après les traditions, l’Attique doit sa première civilisation, au XIIe siècle avant J.-C., à Cécrops, l’Egyptien de Saïs qui avait fondé la ville d’Athènes sur ce mont. Saïs se situait sur le delta du Nil en Basse-Egypte et selon Platon dans le Timée, des prêtres de cette ville auraient confié à Solon le secret de l’Atlantide. C’est d’ailleurs lors du voyage de Solon en Egypte que son cousin Pisistrate prit le pouvoir, instaurant une nouvelle tyrannie.
Entre autres ennuis pour l’empire, lorsqu’Alexandre part à la conquête de la Perse, il le fait non seulement grâce à sa puissance stratégique militaire, mais aussi avec l’apport de la culture grecque. A chaque étape de sa conquête territoriale, il fait construire des villes nouvelles par les meilleurs architectes de l’époque au sein même de l’empire perse, mais de plus, il y installe des écoles de sculpture, de peinture, de poésie et de philosophie, car rien ne peut plus porter l’empire à sa ruine que l’instruction des peuples.
La sculpture bouddhique de Gandhara montre l’influence de l’art de la Grèce antique lors des conquêtes d’Alexandre. Les cheveux ondulés, l’habit drapé couvrant les deux épaules, les chaussures et les sandales, les motifs hellénistiques tels que les feuilles d’acanthe sont caractéristiques de l’école de sculpture de Gandhara.
Si le culte de Dionysos (une version du culte d’Ishtar, la putain de Babylone) fut introduit par Pisistrate pour détruire l’esprit scientifique de l’Athènes de Solon, Alexandre porte le meilleur de la culture grecque pour abattre la décadence de Babylone et de ses satrapies. C’est là le plus grand danger pour l’empire… Et il contre-attaque !
Au printemps -323, Alexandre tombe subitement malade, son état s’aggrave rapidement et il meurt. Cette mort précoce est due à un empoisonnement par une dose massive d’ellébore. A juste titre, les soupçons se portent sur Aristote (-384,-322). En effet, un complot a été ourdi au sein même de la famille de celui-ci. Aristote s’était allié à son neveu Callisthène qui après une première tentative d’empoisonnement a fini sa vie en prison. Il trouve un autre complice en la personne du traitre Antipater (-397,-319).
Ce dernier est le second d’Alexandre et il a été promu au rang de stratège des cités d’Europe. Sitôt après la mort d’Alexandre, Aristote [9] s’expatrie. On ne peut affirmer totalement la culpabilité de ce dernier dans la mort d’Alexandre, mais en -322, peu avant sa mort, il apprend avec satisfaction les conséquences attendues de sa forfaiture : Antipater a de nouveau soumis Athènes au pouvoir perse.
Après la chute d’Athènes, l’empire byzantin installe lentement son hégémonie sur la Méditerranée pour ensuite « placer » des empereurs à Rome et « déménager » son centre financier à Venise. Pour ses besoins stratégiques et commerciaux, l’empire déplace ainsi ses centres de contrôle comme il le fera tout au cours de l’histoire (voir Partie II à venir : De Venise à Londres).
Conclusion
Aujourd’hui, ce que les médias nomment de manière sibylline les « grandes puissances financières » ne sont rien d’autre que les héritières des aristocraties archaïques de Byzance et des Fondis vénitiens. Les méthodes restent les mêmes : infiltration, contre-culture, corruption par l’argent, traîtrise, tyrannie et guerre. Il n’existe pas d’empire bienfaisant ! C’est un parasite colonisateur créant un état de conflit permanent dans le milieu politique, culturel et économique qu’il habite. De part sa nature, il ne doit donc sa survie qu’à la conquête territoriale permanente et la destruction des droits souverains des états et des individus. Paradoxalement, c’est avant tout un élément très instable car il doit employer beaucoup de son énergie à maintenir la soumission des peuples conquis.
Malheureusement pour lui, l’homme aspire naturellement au libre arbitre et à la recherche du bonheur. Il veut donc se libérer de ses chaînes impériales et recherche naturellement la forme de gouvernement qui le lui permette. Celle-ci n’existe que dans la représentation de la vraie république de Solon, au sein même de la Constitution des pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique. Elle est défendue aussi par le préambule de la Constitution française de 1946 et reprise dans la constitution de 1958, issue de l’esprit du Conseil national de la Résistance.
Brève bibliographie
- Aristophane, Lettres athéniennes, Dentu, 1803
- Lucien, Timon ou le Misanthrope, Jean-François Bastien, Paris, 1789
- Platon, in Eloge funèbres des Athéniens, J.J. Pachoud, Paris, 1825
- Platon, L’Alcibiade majeur, Hachette, 1980
- Platon, Le banquet, Idées Gallimard, 1973
- Friedrich Schiller, Lycurgue et Solon, Hachette, 1815
- William Shakespeare, Le Timon d’Athènes, Formes et Reflets, Paris, 1959
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon (fils), Lettres athéniennes : extraites du porte-feuille d’Alcibiade, Pierre Elsmy, Londres, 1771
- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Folio classique, 1964
- Van den Berg, Petite histoire des grecs, Librairie Hachette et Cie, 1883