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Cet article fait partie d’un ensemble de deux articles consacré aux pièces historiques de William Shakespeare. Voir La relativité du temps politique chez Shakespeare.
Tout l’esprit de Plantagenêt : Honneurs, honnêteté et légitimité
Introduction
Nos manuels scolaires sont parsemés de noms de personnages historiques, de lieux de batailles, d’alliances entre grandes familles ou Etats, de dates… Enfants, nous les avons appris en les mémorisant : « L’an 800, couronnement de Charlemagne », par exemple. Souvent les enjeux historiques ne sont évoqués que par les victoires de « conquérants » comme celles de Guillaume que se disputent encore de nos jours la Grande-Bretagne et la Normandie.
Non seulement cette manière factuelle d’enseigner l’histoire fausse notre jugement historique en soi, mais elle a également des implications néfastes sur notre rôle politique. En effet le citoyen d’une république doit pouvoir discerner un bon gouvernement d’un mauvais, et c’est le but de l’éducation historique de lui donner les moyens de choisir en connaissance de cause.
De plus, contrairement à l’idée reçue, nous ne sommes pas passés mécaniquement de la barbarie de nos ancêtres à une civilisation toujours plus avancée en éradiquant définitivement la première. Le « retour en arrière » est toujours possible lorsque la population est maintenue dans l’ignorance et consent à la décadence de ses dirigeants.
Ce problème se pose à toutes les époques, à la nôtre comme à celle de Shakespeare. L’éducation politique du prince et de l’homme « ordinaire » est le principal objectif du dramaturge, notamment dans ses pièces dites « historiques » comme La vie et la mort du Roi Jean. Bien que ce fait soit en général ignoré de la plupart de nos contemporains, Shakespeare vise délibérément à éduquer les hommes de son temps ainsi que ceux du futur, à travers son théâtre, afin de répandre des idées républicaines et d’induire des changements politiques.
L’erreur serait de suivre une tendance malheureuse qui sépare quelque peu le Roi Jean de ses autres pièces historiques ; c’est-à-dire les pièces qui composent les deux grandes tétralogies shakespeariennes, Richard II-Henri V et Henri VI-Richard III, ainsi qu’Henry VIII. Le Roi Jean est souvent qualifié de « pièce mineure » par les « spécialistes du genre ». Ce qu’elle n’est sûrement pas ! Comme dans toutes les pièces de Shakespeare, son action se situe dans un temps relatif et elle résume l’apport du passé dans la situation politique du présent ; c’est-à-dire qu’elle parle non seulement du règne de Jean mais aussi de l’époque élisabéthaine pendant laquelle elle a été écrite. Selon diverses sources, la première parution de cette tragédie se situerait entre 1596 et 1598.
Elle est aussi lourde du futur car elle se rapporte à une époque qui constitue un tournant majeur dans ce qui sera quelques siècles plus tard la construction de l’Empire britannique. Héritier de cette tradition d’empire, Winston Churchill a très bien résumé le legs du règne de Jean : « La nation britannique et le monde anglophone doivent bien plus aux vices de Jean qu’aux labeurs de souverains vertueux ». Des paroles moins énigmatiques qu’elles ne le paraissent.
Les acteurs
Comme dans toutes les pièces historiques de Shakespeare, la guerre pour la possession du pouvoir est au centre de la tragédie du Roi Jean. Il y présente certains faits historiques, mais d’autres doivent être implicitement connus de son spectateur. Situons donc le contexte en quelques mots.
Jean sans Terre a perdu l’héritage continental de son père Henri II Plantagenêt (1133-1189) qui s’étendait de la Normandie à l’Aquitaine. Il n’est plus que le roi d’Angleterre et sa mère, Aliénor conserve l’Aquitaine en son nom. D’une part, ses vassaux anglais lui en font grief car ils ont été contraints d’abandonner leurs possessions aux mains des Capétiens sur le continent ; d’autre part, Arthur, le fils de feu son frère ainé Geoffroy, réclame la couronne d’Angleterre en tant qu’héritier légitime. Par pur opportunisme, car la France veut secrètement envahir l’Angleterre, Philippe Auguste et son fils, le dauphin Louis, s’allient à Arthur pour déclarer la guerre à Jean. Afin de mettre fin à cette alliance, Jean donne l’ordre d’éliminer son rival, Arthur Plantagenêt.
Pour commencer notre étude du Roi Jean, intéressons-nous à deux des personnages de la pièce dont la signification est capitale pour notre sujet : le Bâtard (personnage fictif) et Pandolphe (légat du Pape Innocent III).
Succédant à son frère Richard 1er dit « Cœur de Lion », Jean a régné de 1199 à 1216. Contrairement à son ainé, il est un lâche, incapable de gouverner, qui passe de la colère à la prostration. En contrepoint, Shakespeare lui adjoint un bâtard hardi et vindicatif, Richard le Bâtard (ex Philip Falconbridge), fils illégitime du grand Richard Cœur de Lion. Et comme le remarque sa grand-mère Aliénor d’Aquitaine, il a « Tout l’esprit de Plantagenêt ! » qui manque tant à son oncle ; c’est-à-dire celui de Richard Cœur de Lion et de leurs ancêtres communs, les hordes guerrières des Vikings-normands qui ont pillé et soumis l’île d’Angleterre.
Digne rejeton de sa lignée, le Bâtard montre peu de scrupule. Il n’a d’intérêt que pour le profit et les honneurs gagnés par la guerre. Aussi, lorsque Philippe Auguste et Jean alternent entre accords de paix et folie guerrière, il dévoile la véritable ambition des rois et ponctue la pièce d’observations :
« Tant que je serai mendiant, eh bien ! J’insulterai,Et je dirai qu’il n’est péché que d’être riche,Et quand je serai riche, ma vertu je mettraiA dire qu’il n’est de vice que dans la mendicité.Puisque les rois rompent leurs serments pour l’intérêt,Profit, sois mon seigneur, car je veux t’adorer ».(Acte II, scène 1)
Un autre personnage qui, lui, a été bien réel, attise également avec constance le feu de la guerre. C’est le légat du pape, Pandolphe. Il a pour mission de soumettre les rois au pouvoir de Rome. C’est une tradition permanente dans l’Eglise de Rome depuis la naissance des empires romain et byzantin avec Constantin 1er et Théodose 1er : Rome veut un pouvoir terrestre impérial, une forme de césaro-papisme qui n’est rien d’autre qu’une théocratie (c’est exactement ce que Charlemagne avait refusé, car s’il se disait roi-chrétien, il ne voulait absolument pas être un nouveau Constantin).
Pour l’heure, Rome craint pour ses possessions en Terre Sainte et demande une quatrième croisade. Jean, qui tergiverse, a été excommunié par le Pape, tandis que jusqu’alors, Philippe Auguste a esquivé très diplomatiquement la demande pressante de celui-ci. Alternant entre menace et concession, Pandolphe joue un roi contre l’autre jusqu’au moment où face au Dauphin de France qui avance vers Londres, Jean, effrayé par une nouvelle confrontation armée, finit par céder à Pandolphe et du coup conserve sa couronne.
La véritable signification du Bâtard et de Pandolphe est le sujet de notre article. Nous allons procéder par étapes, et commencer par nous intéresser au contexte historique qui précède le règne de Jean sans Terre.
Pillards, marchands et usurpateurs
Le continent a vu l’avènement de « l’Empire carolingien », c’est du moins la dénomination qui est restée dans l’histoire. Pourtant la forme de gouvernement d’Etat centralisé héritée de Charlemagne est exactement celle que souhaitent éradiquer ces grands féodaux et leurs suzerains. En France, les Capétiens ont plus ou moins conservé le principe d’un pouvoir centralisé tel qu’il avait été institué par Charlemagne, très difficilement il est vrai, car les féodaux francs ont grandement sapé le principe de l’Etat carolingien.
En effet, si Charlemagne récompensait ses vassaux par l’octroi de terres, ceux-ci étaient redevables à l’Etat des produits de leurs fiefs. Pour ce faire, il avait mis en place un fonctionnariat composé de sheriffs et de marquis qui collectaient les taxes et impôts des fiefs donnés en bénéfice pour services rendus. Les terres appartenaient avant tout à l’Etat et n’étaient jamais une concession à vie pour le fieffé, ce qui, on le devine, ne plaisait pas toujours à ce dernier.
Contrairement aux Français, les grands féodaux anglais ne sont pas soumis à un Etat centralisé. Une fois fieffés, ils refusent absolument ce genre de contrainte. Aussi l’alliance instable des familles de féodaux anglais autour du roi Jean ne persiste que dans la perspective de nouveaux honneurs (possessions). Ils s’avèrent ainsi les dignes descendants de leurs ancêtres vikings et autres pillards.
Qu’est ce qu’une horde de pillards vikings ? Pour ce que l’histoire nous en dit, c’est un assemblage hétéroclite de tribus nomades dont les chefs ont fait alliance sous la direction d’un seul d’entre eux. En premier lieu, une horde de pillards ne voit son intérêt qu’à travers la promesse du chef d’un butin conséquent. Ils n’ont besoin que d’un repaire occasionnel où se rassembler pour partager le butin et préparer d’autres razzias. Ce sont également des marchands (du fruit de leurs rapines). Toutefois les alliances sont précaires et la trahison est d’usage : ils sont prêts à se rallier à d’autres chefs plus vindicatifs et prometteurs quitte à se débarrasser de manière brutale des précédents. On parlerait aujourd’hui du « code d’honneur de la mafia »… Le butin est parfois vendu jusque sur les rives de la Méditerranée ou de l’Adriatique. Ces « marchandises » sont composées de trésors souvent issus de monastères chrétiens, d’animaux de ferme ou d’enfants et de femmes vendus en esclavage.
Dès le IIe siècle, l’île de Bretagne (l’actuelle Grande-Bretagne) avait subi les assauts de tribus germaines du nord de l’Europe. C’étaient des Angles et des Saxons qui avaient lancé leurs razzias toujours plus vers le sud et repoussé les habitants vers le continent. Pour assurer leur survie, les tribus bretonnes durent traverser la Manche pour s’installer en Armorique où elles furent assez bien accueillies. C’est ainsi que l’Armorique est devenue la Bretagne française et la Bretagne, l’Angleterre saxonne.
Les Bretons réclament leur héritage
Tout au long des siècles qui suivirent, les Bretons de France n’eurent de cesse de réclamer les terres de leurs ancêtres en Angleterre. Dans Le Roi Jean, Constance de Bretagne, veuve de Geoffroy (frère aîné de Jean), réclame ainsi la couronne pour son fils Arthur. Elle ne réclame donc pas seulement l’héritage des Plantagenêt dont il est question explicitement dans la pièce, mais également l’héritage des Bretons ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a nommé son fils Arthur, en référence à la légende bretonne du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde.
Ici Shakespeare pose ironiquement une question politique fondamentale : qui a le droit de posséder la terre ? Il n’y répond pas directement, mais il nous montre que derrière ce droit dont se réclament plusieurs personnages de la pièce, se dissimulent des mensonges et des pensées inavouables. Autrement dit, suggère Shakespeare sans le dire, ce droit est illégitime…
Ainsi, dans un dialogue avec Constance, le légat Pandolphe qui vient d’excommunier Jean au nom du Pape, explique que c’est à lui et non pas à Constance qu’appartient le « droit » de maudire Jean. Il justifie l’excommunication par un argument d’autorité arbitraire :
Le droit et mon mandat, Madame, cautionnent mon anathème.
Revendiquant la couronne pour Arthur contre Jean, elle montre implicitement dans sa réponse la duplicité de ce prélat :
« Et le mien. Quand le droit ne peut rien redresser,Alors qu’en droit le droit n’interdise aucun mal !Le droit ne peut donner à mon fils son royaume,Car celui qui détient son royaume tient le droit.Dès lors, le droit lui-même étant pure injustice,Comment le droit empêcherait-il ma langue de maudire ? »(Acte III, scène 1)
En d’autres termes, elle dénonce comme une pure injustice l’idée féodale que c’est celui qui possède le pouvoir qui possède le droit, et ceci vise apparemment Jean. Or, à la fin de la pièce, Jean se soumet finalement à l’autorité du Pape. Il est alors couronné – pour la deuxième fois de son règne – par le légat du Pape. Ainsi, il n’est plus qu’un roi-vassal du pouvoir de Rome. Le véritable pouvoir est donc finalement détenu par Pandolphe et non pas par Jean. On peut dès lors se demander si c’est vraiment Jean que Shakespeare attaque à travers Constance…
Ceci n’est pas non plus sans rappeler l’époque de Shakespeare, quatre siècles après la mort de Jean, alors que l’Angleterre d’Elisabeth 1ère qui a renié le pouvoir papal, est considérée par Rome comme hérétique. Comme on le voit, l’action théâtrale de Shakespeare se situe dans le temps de tous les temps.
Bien que l’on ne puisse qu’extrapoler sur les connaissances historiques de la population de l’époque, on peut dire malgré tout que celle-ci avait suffisamment de réminiscences, même ténues, d’un passé proche. Les personnages des pièces de l’époque ne lui sont pas complètement inconnus.
Vikings, Normands et Anglo-normands
Ayant eu un premier aperçu des pillards qui ont conquis l’île de Bretagne, intéressons-nous plus spécifiquement aux ancêtres de Jean sans Terre Plantagenêt. Qui sont les aïeux de Jean ? En quoi, Jean est-il imprégné de leurs visions politiques ? Ses ancêtres proviennent de deux branches qui partent en réalité quasiment de la même souche. La première branche est celle de Rolf le Marcheur ou Rollon le Viking (845-931) ; la deuxième branche est issue du comte d’Anjou, Foulque III dit Nerra (965-1040).
Au IXe siècle, Charles le Simple (877-929), descendant de Charlemagne, peine à maintenir la paix dans son royaume. Il doit défendre la frontière sud contre les attaques des hordes langobardes (lombards), des hordes de Vikings venus de Scandinavie, et ne peut lutter sur deux fronts car d’autres tribus scandinaves font des razzias en Neustrie (l’actuelle Normandie) et menacent l’Ile de France. Ce sont ces derniers qui seront dénommés Normands sur le continent et Danois en Angleterre. Ces hordes de mercenaires sont menées par Rolf dit le Marcheur qui pille les monastères, assassine les moines et viole les nonnes.
Tout comme leurs voisins angles et saxons, les Vikings norvégiens de Rolf sont des marchands-pillards. Un peu légèrement, Charles le Simple pense les contrôler en les « christianisant ». N’acceptant ni humiliation, ni sommation, Rolf fait baptiser l’un de ses lieutenants à sa place et devient le premier roi-duc normand, Robert 1er, en 911.
En échange de sa « loyauté » envers Charles le Simple, il est fieffé et reçoit la Neustrie. Cependant, ne voulant pas s’abaisser devant le roi dont il devait baiser le pied pour l’occasion, selon l’usage, il le lève et le porte brutalement à ses lèvres, faisant chuter le roi au milieu de ses guerriers qui s’esclaffent. C’est donc mettre le renard dans le poulailler car, sitôt installé, Rolf s’en va piller la Bretagne qu’on lui abandonne comme Evreux précédemment. Un « honneur » qu’il aura tôt fait d’ajouter à d’autres.
Force est de constater que la christianisation de Rollon n’est pas une grande réussite… Les cultes païens ne sont pas abandonnés et Rollon ainsi que sa descendance maintiennent le style de vie de leurs ancêtres : ayant un pied-à-terre sur le continent, ils peuvent plus facilement élargir leurs territoires par des razzias et des conquêtes successives. Du IXe au XIe siècle, la Neustrie renommée Duché de Normandie est une source de guerres incessantes pour la France, les Vikings-normands n’ayant de cesse de repousser leurs frontières.
Jusqu’à Jean sans Terre, les descendants de Rolf sont des rois vassaux du roi de France. L’originalité du système féodal viking-normand est donc d’être un composite très instable. Ce qui accroît cette instabilité, c’est que les vassaux du roi-duc se comportent vis-à-vis de celui-ci comme lui-même vis-à-vis du roi de France. Bien qu’ils fassent de nombreux serments de fidélité au roi-duc lorsqu’ils acquièrent leurs honneurs, ils se dépêchent de les oublier au fil des « avantages » promis dans de nouvelles alliances. De plus, ces ducs-vassaux vivent dans l’ambivalence : en tant que vassaux du roi-duc de Normandie, ils sont obligés de concéder aussi leur vassalité au roi de France car leurs terres leur sont données en « bénéfice » par celui-ci. Ils sont donc les sujets de deux rois.
La deuxième branche des ancêtres de Jean sans Terre est issue de Foulque Nerra, également pilleur de monastères, assassin de moines et violeur de nonnes. Pour conforter son pouvoir face à la France, il fait bâtir des forteresses et châteaux forts. Ses crimes et sa cruauté sont à la hauteur de ses remords. Il fait des pénitences spectaculaires en allant jusqu’à quatre fois à Jérusalem, fait construire moult monastères et églises et… recommence ses razzias.
Sera-t-il poursuivi par la haine publique ou par le cri de sa propre conscience ? De notoriété publique, ses nuits sont hantées de cauchemars, tant et si bien qu’il a l’impression que les nombreuses victimes immolées à sa vengeance et à son ambition, sortent la nuit de leurs tombeaux pour troubler son sommeil et lui reprocher sa barbarie, tel le Richard III de Shakespeare.
Bâtardise et légitimité
Les territoires ayant été ainsi conquis illégitimement par la force, comment le pouvoir se transmet-il ? Par héritage légitime. Ceci n’est pas dénué d’ironie, car tous ces pilleurs et violeurs ont plus de bâtards que d’enfants légitimes… et sont la plupart du temps des bâtards eux-mêmes.
Lorsqu’il écrit Le Roi Jean, Shakespeare a tout ce passé en tête et il l’exprime à travers le Bâtard inventé comme symbole. Devant Angers, alors que la France et l’Angleterre tentent chacune de prendre le contrôle de la ville, Philippe Auguste, Jean, un citoyen de la ville et le Bâtard ont un curieux échange :
« Jean – Alors, reconnaissez le roi, et laisser moi entrer.Le citoyen – Nous ne pouvons ; mais à qui montre qu’il est roi,A lui nous serons loyaux ; nos portes jusque-làRestent barricadées contre le monde entier.Jean – La couronne d’Angleterre ne prouve-t-elle pas le roi ?Si elle ne suffit pas, j’ai ici des témoins :Deux fois quinze mille cœurs de la race d’Angleterre –Le Bâtard (à part) – Bâtards et autres.Jean – Prêts à donner leur vie pour confirmer nos droits.Philippe Auguste – Un nombre égal de braves, et de sang aussi noble –Le Bâtard (à part) – Dont des bâtards aussi.Philippe Auguste – Se dressent en face de lui pour lui dénier ce titre.Le citoyen – Nous réservons le droit pour le meilleur des deux,Jusqu’à ce que vous conveniez qui a le meilleur droit. »(Acte II, scène 1)
Signalons au passage qu’à l’époque de Shakespeare, la légitimité du pouvoir de la reine Elisabeth 1ère a été contestée par une Française, Marie Stuart. En effet, Elisabeth avait été déclarée à la fois héritière de la couronne d’Angleterre et bâtarde par son père Henri VIII…
Conquête de l’Angleterre et guerres de succession
En 1035, lorsque Guillaume II de Normandie (1027-1087, l’arrière petit-fils de Rolf) arrive au pouvoir, il a face à lui non seulement le roi de France dont il est le vassal, mais aussi ses propres vassaux qui se coalisent contre lui. Il est couronné à l’âge de 8 ans. Son père Robert III dit le Magnifique et surnommé « le Diable » (1010-1035) étant mort en « pèlerinage » à Nicée alors qu’il était engagé en croisade, l’avait désigné pour la succession au trône malgré sa bâtardise car il n’avait pas d’autre héritier mâle.
La bâtardise de Guillaume devient un prétexte pour certains vassaux et des guerres éclatent entre les principales familles baronniales ; des forteresses se dressent dans le duché. Guillaume écrase les coalisés aidé d’un clergé laïc qui manie redoutablement la massue, comme son frère l’évêque Eudes, autre bâtard de Robert III. Souhaitant sécuriser son territoire, Guillaume épouse Emergande, petite fille de Foulque Nerra, et acquiert ainsi la Bretagne. Il peut dès lors s’employer à préparer la conquête de l’Angleterre. Pour deux raisons : l’une est de retourner la vindicte de ses vassaux à l’extérieur de son royaume, l’autre est de posséder des terres dont il sera le roi unique.
Ici, il faut introduire une petite parenthèse : contrairement à la France qui compte 12 millions d’habitants recensés en 1085, l’Angleterre ne compte que 1,3 million d’âmes (Anglais, Bretons, Danois et Normands confondus). Pour Guillaume, envahir l’Angleterre dans un premier temps, est donc une tâche moins ardue que s’immiscer dans les territoires du royaume de France. Ce qui lui donnera un point d’ancrage – ainsi qu’à ses descendants – pour revenir en force à partir de l’ile, une fois celle-ci conquise.
En 1066, Guillaume revendique la succession du roi d’Angleterre, Edouard le Confesseur (1027-1066), d’origine normande comme lui, s’étant opportunément découvert une filiation par sa mère pour justifier ce droit à la couronne. Edouard avait eu un règne conciliant avec les locaux, mais malheureusement pour ceux-ci, n’avait pas de successeur.
Guillaume tient à occuper la place restée vacante, mais n’est pas le seul prétendant. Il a face à lui Harold Godwinson (1022-1066), un aristocrate anglo-saxon, un autre arrière-petit-fils de ces vikings suédois qui avaient envahi le territoire quelques siècles plus tôt. Fort de son lignage, Harold revendique également la couronne de par son antériorité territoriale.
Sans entrer dans tous les détails de l’histoire, Guillaume envahit l’Angleterre et tue Harold six mois après la prise de pouvoir de celui-ci. Il devient alors Guillaume le Conquérant et Guillaume 1er d’Angleterre et, de ce fait, premier roi-duc anglo-normand. Pour la petite histoire, les médias de l’époque relatent fort avantageusement la conquête anglaise et les batailles « victorieuses » menées par le vertueux Guillaume contre Harold. Les médias, c’est-à-dire la fameuse tapisserie de Bayeux qui n’est qu’un tissu de mensonges. En réalité, c’est une commande à effet de propagande de Guillaume en personne.
Selon la légende, Guillaume serait sorti vainqueur par sa force et son courage. Ce qui est omis sciemment, c’est qu’Harold s’est trouvé démuni de sa cavalerie qu’il avait dû abandonner au nord de l’Angleterre face à une invasion impromptue de Vikings dirigés par Harald Hardrada de Norvège. Cet autre Viking voulait également profiter de la vacance du trône d’Angleterre pour s’y asseoir par un coup de force. Eh oui, mêmes ancêtres, mêmes méthodes ! C’est donc une armée d’Harold Godwinson affaiblie par une marche forcée de 400 km qui affronte les Normands de Guillaume à Hasting en 1066. Par extraordinaire, Harold sort vainqueur de la bataille. Cependant, mettant son armée à découvert, il fait une erreur stratégique en lançant ses soldats à la poursuite des fuyards normands. C’est à ce moment que Guillaume lance sa cavalerie dans une attaque de flanc. Harold meurt au cours de cette bataille.
La victoire normande est donc moins glorieuse que la légende. Qu’importe ! Guillaume prend le trône et devient Guillaume ou William 1er d’Angleterre. Contrairement à Edouard le Confesseur qui avait été bien accepté par les habitants locaux, Guillaume qui désire un pouvoir sans limite n’hésite pas à les déposséder pour les soumettre aux lois normandes. Il provoque ainsi une migration massive des Anglo-saxons. Certaines villes perdront jusqu’à 50 % de leurs habitants. A partir de ce moment, c’est en grande partie le royaume d’Angleterre qui financera le maintien du pouvoir des ducs normands sur le continent.
Une consécration qu’envia le bâtard Eudes, le frère évêque de Guillaume. C’est sans doute par imitation qu’il engagea une armée et voulut marcher sur Rome pour accaparer le titre de Pape, à coups de massue (car un évêque ne peut pas utiliser le fer). Son frère eut quelques soucis à le retenir.
Tout est permis dans la tradition familiale et le fils de Guillaume, Henri Beauclerc, n’est pas en reste. Il assassine ses deux frères ainés (Guillaume le Roux et Robert de Courteheuse) pour prendre le pouvoir et devient Henri 1er d’Angleterre. Sans surprise il agit comme ses prédécesseurs et, pour éviter une concurrence active en Angleterre, il embarque ses vassaux vers de nouvelles conquêtes sur les terres du royaume de France.
Les valeurs familiales ne se perdent pas. Aujourd’hui encore les livres sterlings battues sur les dernières îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey portent sur une face le portrait d’Elisabeth II lors de son couronnement et sur l’autre… l’effigie de Guillaume le Conquérant.
« Tout l’esprit de Plantagenêt »
Le dernier fils d’Henri Beauclerc décède, avant son père, en 1120 et la succession à la couronne est compromise. Sa mort laisse sa sœur Mathilde seule héritière de leur père. Elle a face à elle, Etienne de Blois (1096-1154) qui prétend au trône par… sa mère Adèle, fille de Guillaume le Conquérant.
Veuve en 1125 de l’empereur Henri V de Germanie, Mathilde se remarie en 1128 avec le comte d’Anjou Geoffroy Plantagenêt (1113-1151), descendant de Foulque Nerra. En 1127, certains autres barons du roi Henri 1er reconnaissent par serment le droit à la couronne de Mathilde. De l’union de Geoffroy et Mathilde naît en 1133 le futur Henri II Plantagenêt.
Coup de théâtre en 1135 à la mort d’Henri Beauclerc : Etienne obtient la couronne avec l’appui de l’opposition baronniale qui se méfie de Mathilde à cause de son ancien mariage avec l’empereur de Germanie. Geoffroy qui en principe n’a aucun droit sur l’Angleterre entend néanmoins faire valoir ceux de sa femme et de son fils. Le demi-frère de Mathilde, Robert de Gloucester, l’un des bâtards de Henri 1er Beauclerc, soutient son parti. Mathilde débarque donc en Angleterre en 1139 et assure la couronne pour son fils après des années de guerre civile. Ceci fait, elle quitte définitivement l’Angleterre et retourne habiter sur le continent en 1148.
Pendant le temps où sa femme guerroyait sur le sol anglais, Geoffroy Plantagenêt a grandement « élargi » son pouvoir en Normandie (entre 1141 et 1144) et, peu avant sa mort, a remis ses possessions et son duché à leur fils Henri (1150). De guerre lasse et sans héritier, Etienne de Blois a fini par transmettre à ce dernier la couronne d’Angleterre et Henri devient roi en 1154.
Tout comme son père, Henri II ne pense qu’à élargir son territoire et ses honneurs. Il pense y inclure l’Aquitaine et, pour cela, épouse la puissante Aliénor qui semble difficile à conquérir par les armes. Selon l’histoire officielle ; Aliénor a été répudiée par le roi de France Louis VII car elle ne lui a pas donné de successeur mâle mais seulement deux filles. En réalité, il faut préciser que Louis a voulu se débarrasser d’une femme un peu trop visiblement volage.
De l’union d’Aliénor et d’Henri naissent cinq fils et trois filles. La pièce de Shakespeare ne mentionne que trois des fils d’Aliénor : Richard 1er dit Cœur de Lion, Geoffroy et Jean. Geoffroy, a épousé Constance de Bretagne. Leur fils Arthur de Plantagenêt aurait dû être le successeur légitime de son oncle Richard après sa mort. Cependant, il trouve contre lui, Jean qui a obtenu la couronne par intérim pendant que Cœur de Lion menait une énième croisade vers Jérusalem. Dernier rejeton vivant d’Henri II, Jean possède le trône et ne veut pas le céder.
Le Bâtard imaginé par Shakespeare est celui de Richard Cœur de Lion. Le courage dont il fait montre est censé rappeler celui de son père qui, selon la légende, était sans peur et sans reproche. Dans la réalité, il était à l’image de ses aïeux, Rolf le Viking, Foulque Nerra et Guillaume le Conquérant : pilleur de monastères, assassin de moines et violeur de nonnes, autrement dit conquérant, dominateur et lubrique. Il n’a pas hésité à monter une conspiration pour mener une guerre contre son père Henri II de Plantagenêt entraînant ses deux frères Geoffroy et Jean dans l’affaire. La conspiration échoua. Cependant cet épisode permit à Henri II qui avait grandement élargi ses possessions féodales, de réaliser que son empire était condamné car ses fils comploteraient les uns contre les autres. Il serait mort sanglotant, tourné obstinément vers un mur.
La légende de Richard tient surtout à sa « victoire » contre les troupes de Saladin pendant sa croisade sur Jérusalem. Pour ne pas perdre de temps à négocier avec Saladin, il fait couper les têtes de 3000 Sarrazins prisonniers, contre tous les usages chevaleresques de l’époque. Richard montre-t-il ainsi un pur engagement à transmettre le message d’amour des Evangiles ? Pas tout à fait. En réalité, en partant pour cette croisade, l’idée de Richard est avant tout, l’élargissement de ses possessions anglo-normandes en Méditerranée, notamment la Sicile et Jérusalem. Il en revient bredouille…
De plus, comme il n’a aucune confiance en son frère Jean, il pense en finir au plus tôt et veut hâter son retour. Il le fait de manière peu glorieuse. Déguisé en pêcheur, il tente de passer par les terres et se fait prendre et emprisonner en Autriche. Trop heureux de la situation, Jean tarde à payer la rançon. Les féodaux sont divisés mais beaucoup ne tiennent pas vraiment au retour du colérique Richard. De plus Jean est faible et ils attendent leur heure.
Richard finit par être libéré et rentre en Angleterre pour repartir aussitôt en guerre en France où il meurt frappé par un carreau tiré par un arquebusier posté sur les murs de la ville qu’il assiégeait. Malheureusement pour la légende, il n’est pas mort l’épée à la main comme un vaillant soldat, mais en faisant une simple ronde, se croyant en sûreté face à une ville qu’il pensait déjà vaincue. Se voyant mourir de manière si peu glorieuse, il demanda à ce que l’arquebusier soit écorché vif et pendu après sa mort. Voilà qui situe le personnage réel. Voilà aussi qui donne le ton au Bâtard de Shakespeare.
Jean sans Terre
Jean est dit Sans Terre car, contrairement à ses frères, son père ne l’avait pas doté. Henri II le jugeait fort justement faible et lâche. Ce n’est donc que par une suite de circonstances inattendues que Jean entre en possession de la terre anglo-normande. Lorsque meurt son frère Richard, il devient entre autres titres, duc de Normandie et roi d’Angleterre.
Il n’est pas aimé des féodaux anglais pour deux raisons, sa faiblesse et leur avidité de pouvoir. Entre autres adversaires, il a face à lui le roi de France, Philippe Auguste, et le fils de ce dernier, le Dauphin futur Louis VIII, qui veulent expulser les héritiers des Plantagenêt hors du continent, pour entrer en possession des terres du côté franc de la Manche et garantir leurs frontières par la mer.
Il a aussi contre lui sa mère, Aliénor d’Aquitaine qui, dans un premier temps, lui préfère son petit-fils Arthur de Plantagenêt. La légitimité du pouvoir d’Arthur sur les terres anglo-normandes devient le prétexte d’une alliance entre Constance et Philippe Auguste, comme dit plus haut. Cette alliance et la mort d’Arthur conduisent finalement Aliénor à soutenir son dernier fils. Si elles n’ont jamais pu être confirmées, les présomptions d’un assassinat d’Arthur par Jean sont plus que probables. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Cependant, Aliénor reprend son titre de duchesse d’Aquitaine qu’elle avait cédé un temps à son fils Richard, la mort de celui-ci la rétablissant dans son propre héritage. Comme il se doit, elle fait allégeance au roi de France tout en confirmant son appartenance à l’empire anglo-normand. On constate ici encore que le jeu des alliances reste la faiblesse de l’empire.
Jean hérite donc de terres sur les deux continents que ni lui ni ses vassaux ne souhaitent perdre. Sans entrer dans les détails des différentes confrontations entre les deux rois, il faut souligner deux faits marquants démontrant sa faiblesse de caractère. Au moment du siège de Château Gaillard par les troupes de Philippe Auguste en 1204, la fuite de Jean en Angleterre jette ses alliés normands en plein désarroi. Château-Gaillard tombe aux mains de la France au moment même où Jean prépare une chasse au faucon sur ses terres de Windsor. Tenant à leurs possessions continentales, les barons normands se sentant trahis renforcent leurs liens avec Philippe Auguste. Ceux qui sont moins bien dotés en France se rallient à Jean pour garder leurs fiefs sur la terre anglaise, mais ne lui pardonneront jamais les pertes subies de l’autre côté de la Manche. Le deuxième fait de lâcheté a lieu en 1214 : abandonnant une nuit ses troupes à la Roche aux moines, Jean prend la fuite en barque. Voyant cela, la France décide de conquérir l’Angleterre. L’expédition est menée par le dauphin Louis. Furieux, les féodaux anglais pensent un moment à rejoindre ce dernier.
Ce repli peu glorieux de Jean sur l’Angleterre abandonnant des possessions continentales contient en germe tout le potentiel de la guerre de Cent Ans commencée en 1337 sous Edouard III. Les féodaux anglais n’ont qu’une obsession : reprendre leurs « honneurs ».
La tragédie du Roi Jean
Dans sa pièce, Shakespeare pose d’emblée le sujet de la légitimité. Après avoir reçu l’ambassade de France, Jean se trouve associé à Philip Falconbridge, le bâtard de son frère Richard Cœur de Lion. Pendant toute la pièce, ce nouveau dieu Janus est la porte ouverte sur le passé. Philip laisse à son demi-frère Robert Falconbridge tout l’héritage paternel pour aller conquérir ses « honneurs » aux côtés de son oncle qui l’a fait Chevalier Richard Plantagenêt. Aliénor, fine politicienne, reconnaît d’ailleurs « Tout l’esprit de Plantagenêt ! Richard, lui dit-elle, je suis bien ta grand-mère ; appelle-moi ainsi ».
La fin de l’entretien nous renseigne sur la manière dont il faut comprendre ce que sont les honneurs, l’honnêteté et la légitimité qui sont souvent évoqués par les personnages des pièces de Shakespeare. Le Bâtard répond à sa grand-mère :
« Madame, grâce au hasard, et non à la vertu. Qu’importe !C’est un petit écart, un peu hors du droit chemin,On entre par la fenêtre, ou bien par la chatière ;Qui n’ose aller le jour, la nuit doit faire bon train,Et ce qu’on a, on l’a, qu’importe la manière.Tire de près, tire de loin, celui qui gagne a bien tiré ;Je suis ce que je suis bien ou mal engendré.Jean – Va, Falconbridge, un chevalier sans terres,Ainsi que tu le veux, je te fais propriétaire.– Venez, madame, et viens, Richard, car il nous fautAbsolument gagner la France ; la France, et au plus tôt.Le Bâtard – (se tournant vers son frère)Mon frère, adieu. Le ciel pour toi soit favorable !Car tu fus engendré de façon honorable. »
Sur ces paroles, toute la famille part faire la guerre en France. Par la suite, le Bâtard s’avère naturellement le plus belliqueux, car c’est lui qui a le moins de possessions. Ce qui est intéressant à retenir, c’est qu’il ne faut jamais porter un jugement simpliste sur un événement historique décrit par Shakespeare. La pièce du Roi Jean dépeint un monde politique marqué par l’ambiguïté et le compromis.
Ainsi, la guerre semble devoir s’arrêter au moment où Jean et Philippe Auguste concluent une paix précaire en mariant le dauphin Louis à la princesse Blanche de Castille, la fille d’Aliénor, une sœur aînée de Jean. Cependant, le Bâtard s’écrie : « Fou, ce monde ! Fous ces rois ! Fou, cet arrangement ! » comme si les événements n’étaient soumis qu’aux aléas des alliances et de la Fortune. En réalité, le Bâtard est celui qui dit tout haut ce que les autres pensent tout bas : d’une part, il est furieux de voir s’arrêter – provisoirement – la guerre ; d’autre part il voit qu’il n’y a rien de sincère, d’honnête, ni de sérieux dans ces accords. Chacun a ses arrière-pensées.
Dans l’acte III, scène 1, le Bâtard trouve un allié « inattendu » en la personne d’un personnage qui fait alors son entrée pour relancer le feu entre les deux royaumes. Il s’agit de Pandolphe. Lorsqu’il entre en scène, Jean est excommunié et le Pape lui ordonne sa soumission à Rome s’il désire son soutien dans le règlement du conflit. C’est la première fois dans la pièce, que Shakespeare montre qu’il existe un pouvoir politique supérieur à celui des rois, en l’occurrence Rome. A ce moment, Philippe Auguste tient la main de Jean pour montrer l’alliance faite entre les deux royaumes par le mariage de Louis et Blanche. Pandolphe menace Philippe d’excommunication à son tour :
« Philippe de France, sous peine de te trouver maudit,Lâche la main, je l’ordonne, de l’archihérétique,Et lève sur sa tête la puissance de la France,A moins qu’il ne consente à se soumettre à Rome. »
Devant les événements, Jean finit par se soumettre au légat juste avant de mourir empoisonné, on ne sait pas par qui… Henri III succède à Jean. Après avoir fait allégeance au nouveau suzerain, le Bâtard a le mot de la fin, lourd des conflits à venir dont certains seront le sujet des autres pièces historiques :
« Notre Angleterre ne s’est couchée ni ne se coucheraJamais aux pieds présomptueux d’un conquérantSi elle n’aide d’abord à se blesser elle-même.Maintenant que ses princes sont revenus chez eux,Que les trois coins du monde s’en viennent sous les armes,Et nous les repousserons. Rien ne peut nous dompter,Si fidèle à elle-même, l’Angleterre sait rester. »
« Hommes libres » et grands féodaux
Ceci étant dit, il est temps maintenant de donner quelques explications à la citation de Churchill sur le legs de Jean que nous avions placée dans notre introduction : « La nation britannique et le monde anglophone doivent bien plus aux vices de Jean qu’aux labeurs de souverains vertueux ».
Ce que Churchill sous-entend dans cette phrase c’est qu’un dirigeant faible offre une opportunité au pouvoir d’une caste de féodaux. En effet, Jean a dû céder son pouvoir non seulement au Pape mais aussi à ses vassaux. Ils se sont ligués pour parvenir à contraindre le roi à signer un accord en 63 parties qui sera La Grande Charte des Libertés (Magna Carta). De cette manière est officialisé le fait que les féodaux sont au dessus du roi, donc de l’Etat. Parmi les signataires dont fait partie le légat du Pape, vingt-cinq personnes dont vingt-quatre barons et le Maire de Londres devront veiller au respect des clauses par le roi.
Le roi s’engage par la Grande Charte à ne pas lever d’impôts extraordinaires sans l’accord d’un Grand conseil composé de barons et d’ecclésiastiques. Il s’engage aussi à ne pas procéder à des arrestations arbitraires (Article 39 : « Aucun homme libre ne sera saisi, ni emprisonné ou dépossédé de ses biens, déclaré hors-la-loi, exilé ou exécuté, de quelques manières que ce soit. Nous ne le condamnerons pas non plus à l’emprisonnement sans un jugement légal de ses pairs, conforme aux lois du pays »). La postérité verra dans ce texte la première limitation imposée à l’arbitraire monarchique et l’amorce de la démocratie moderne. C’est une erreur !
Il faut définir ici la notion d’« homme libre » exprimée dans La Grande Charte, car cette notion n’est pas définie par ses auteurs qui la considèrent comme une évidence en soi. Un homme libre est un membre de l’aristocratie, c’est-à-dire qu’il est un possédant capable de se financer et de monnayer ses alliances, notamment avec le roi. Bien entendu, un homme libre n’est pas un manant ni un serf qui ne possède rien et qui, de plus, est la possession de l’aristocrate. En réalité cette charte est élitiste, ce n’est rien d’autre qu’un contrat mafieux.
Voici l’introduction à ce document. Les personnages qui sont dans la pièce du Roi Jean sont soulignés en gras. Parmi les évêques, siège Pandolphe. Il est revenu en Angleterre en 1215 pour s’assurer la soumission de Jean :
« Jean, par la grâce de Dieu, Roi d’Angleterre, Seigneur d’Irlande, Duc de Normandie et d’Aquitaine et Comte d’Anjou, aux Archevêques, Evêques, Abbés, Comtes, Barons, Juges, Forestiers, Shérifs, Prévôts, ministres et à tous ses Huissiers et fidèles sujets.
Salutations. Sachez que sous l’inspiration de Dieu, pour le salut de notre âme et de celle de tous nos ancêtres et de nos héritiers, pour l’honneur de Dieu et l’exaltation de la Sainte Eglise, et pour la réforme de Notre Royaume, avec le conseil de nos vénérables pères : Stephen, Archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre et cardinal de la Sainte Eglise Romaine, Henry, Archevêque de Dublin, William de Londres, Peter de Winchester, Jocelyne de Bath et Glastonbury, Hugh de Lincoln, Walter de Worcester, William de Coventry, Benedict de Rochester, Evêques ; Maître Pandulph (Pandolphe Ndr), familier et sous-diacre de Notre Seigneur le Pape, Frère Alméric, Maître des Templiers en Angleterre, et les nobles personnes : William Mareschal Earl de Pembroke, William Earl de Salisbury, William Earl de Warren, William Earl d’Arundel, Alan de Galloway Prévôt de Scotland, Warin Fitz Herbert, Hugh de Nevil, Matthew Fitz Herbert, Thomas Basset, Alan Basset, Philip d’Albiniac, Robert de Roppel, John Mareschal, John Fitz Hugh, et autres de Nos fidèles serviteurs ; Nous avons d’abord accordé à Dieu et par cette présente Charte Nous avons confirmé, pour Nous et pour nos héritiers, à perpétuité (suivent les 63 articles) ».
Pour services rendus à l’aristocratie anglaise et l’accomplissement de sa mission papale, Pandolphe fut finalement consacré évêque de Norwich le 29 mai 1222. Il est mort à Rome en 1226 mais son corps a été transporté à Norwich pour l’enterrement. La Grande Charte, qui est conservée au British Museum de Londres, est encore de nos jours le fondement des institutions britanniques. « Voici une loi qui est au-dessus du Roi et que même le Roi ne doit pas violer (souligné par nous). Cette réaffirmation d’une loi suprême et son expression dans une charte générale est la grande valeur de La Grande Charte « Magna Carta ». Ce qui en soi-même justifie le respect qui lui est accordé par le peuple. » (Winston Churchill)
Il faut entendre : « Voici une loi qui est au dessus des Etats et que même les chefs d’Etat ne doivent pas violer », les chefs d’Etat doivent donc rendre des comptes à leurs pairs et non pas au peuple. Comme le montre le fils du président Franklin Roosevelt dans la biographie qu’il a écrite sur son père, As he saw it, relatant une violente dispute entre ce dernier et le Premier ministre britannique, Winston Churchill était un féodal attaché avant tout aux intérêts de l’Empire britannique. Cette notion d’empire est diamétralement opposée à l’idée de République, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » Dans cette notion républicaine, les chefs d’Etat doivent rendre des comptes au peuple et non pas à leurs pairs.
Qui sont pourtant les féodaux ? Rien d’autre que des sophistes qui parviennent à convaincre leurs semblables qu’ils sont d’une essence supérieure. C’est ainsi que Shakespeare le conçoit lorsqu’il fait décrire les usages de l’aristocratie par le Bâtard qui vient d’être reconnu par sa grand-mère Aliénor et son oncle Jean, sa famille « légitime » :
« (…) Mais voila comme on est dans la bonne société,Et cela sied à qui, comme moi, veut s’élever.Car il n’est qu’un bâtard de ce temps où nous sommes,Celui qui ne fleure pas l’obséquiosité ;C’est pourquoi je m’en vais – que je la fleure ou non,Et non seulement dans mes vêtements et mes dehors,Mes manières apparentes et mon accoutrement,Mais avec une raison profonde – administrerUn doux, très doux poison au palais de ce siècle.Je n’adopterai pas cette pratique pour duper,Mais pour n’être pas dupe j’entends l’apprendre.Elle jonchera les marches de mon ascension. »(Acte I, scène 1)
Conclusion
Il n’est pas excessif de dire que la Grande Charte du roi Jean est le modèle implicite de la plupart des traités adoptés dans ces dernières décennies. Pour pouvoir affronter efficacement les féodaux de l’argent qui les imposent, il faut oser comprendre le sens profond d’une telle comparaison. Il apparaît par exemple dans les derniers traités européens – Maastricht, Lisbonne… – que ces féodaux promeuvent le régime parlementaire (la forme moderne de la Magna Carta) contre l’Etat républicain ; l’Europe de l’argent contre les Etats souverains protégeant leur population. En effet, à partir du moment où le citoyen ne peut plus identifier celui qui exerce réellement le pouvoir à sa place, il est tenu en respect et ne peut plus agir politiquement dans les affaires de la Cité.
Malheureusement, comme Jean sans Terre, nos chefs d’Etat sont faibles. Toujours plus avide d’honneurs, la féodalité de l’argent met à profit cette faiblesse pour mondialiser son pouvoir dans ce qu’on nomme une Nouvelle Gouvernance. Ainsi, le 2 avril 2009, vingt rois Jean contemporains ont fait allégeance à cette féodalité en acceptant de déléguer la souveraineté de leurs Etats au FMI de Dominique Strauss Khan, et de provoquer une hyperinflation planétaire en faisant tourner la planche à billets pour renflouer les dettes de jeu des spéculateurs financiers. Cette cérémonie s’est déroulée sous les auspices du quarantième successeur de Guillaume le Conquérant, l’héritière de « l’Empire Plantagenêt », Elisabeth II.
Les véritables défenseurs de la souveraineté des Etats-nations républicains ne seront jamais les dupes d’un tel système et refuseront d’avaler « ce doux poison » que vante le Bâtard.
L’état-nation républicain :
« Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. »
La Grande Charte des libertés (Magna Carta) a été rédigée en 1215 par des seigneurs féodaux anglais émigrés à Pontigny en France ; certains ont voulu y voir un précédent à la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
Ici, il faut cependant souligner deux points fondamentaux :
a) Tout d’abord, le seul but de ces grandes familles féodales était de prendre les pleins pouvoirs au dessus du roi, Jean sans Terre. L’Article 21 de la Magna Carta aidera à comprendre leur projet : « Les Comtes et les Barons ne seront imposés d’amendes que par leurs pairs, et ceci en considération de la nature de leur offense ».
Tout citoyen français qui a lu L’homme qui rit, pense immédiatement à la Chambre des Lords anglaise que décrit Victor Hugo dans son roman : « Qu’est l’histoire ? Un écho du passé dans l’avenir. Un reflet de l’avenir sur le passé. […] Les lords délibéraient en secret, portes fermées. […] Le nombre des lords était illimité. Nommer des lords, c’était la menace de la royauté. Moyen de gouvernement. » (L’homme qui rit, tome II, livre 8e).
Les lords dont il est question ici sont tous membres de l’aristocratie anglaise. Si l’un d’eux commet le moindre crime, il ne peut être jugé que par ses semblables ; c’est-à-dire ses pairs. Un membre de la Chambre des Lords (Chambre Haute) peut difficilement imaginer parvenir au Capitole sans accepter les termes du « contrat aristocratique ». Le crime est soit bien vite effacé s’il est d’usage, soit, s’il est de lèse-majesté – c’est-à-dire s’il va à l’encontre des termes du contrat – la sentence est appliquée en toute discrétion. Ce qui peut aller jusqu’à l’élimination physique du condamné dans des procédés digne de la pègre. Bien sûr, le peuple ne peut s’immiscer dans ce système à aucun moment, il ne peut que se soumettre. Pour cette caste, le peuple – c’est-à-dire les serfs et les esclaves – est la propriété du seigneur à l’égal de la terre, des bêtes de sommes… Il n’y a donc pas lieu de lui demander son avis.
b) Dans une république, ces contrats de type mafieux sont d’emblée écartés. Au contraire, le criminel ne peut être jugé que devant les représentants du peuple. Nul ne peut se déroger à ceux-ci comme le stipule l’Article 6 de la Déclaration des Droits de l’homme : « La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »
Contrairement à l’aristocratie, la République ne peut accepter une charte qui autorise une justice à deux niveaux, et sûrement pas un pouvoir du plus fort au détriment du faible. L’Article 1er l’énonce clairement : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
Dans une lettre au dramaturge Auguste Vacquerie, Victor Hugo écrit : « Le sujet de mon livre, c’est l’ ‘Aristocratie’. Puis je ferai la ‘Monarchie’, puis sortira de ces deux évidences ‘Quatrevingt-treize’. Je crois que je ferai la vraie révolution… » Dans le Livre deuxième de Quatrevingt-treize, il révèle le caractère de Danton, Robespierre et Marat qui semblent plus animés d’un goût du pouvoir que d’un véritable esprit républicain. Poussés par Londres, ils ont mené le courant républicain français vers la Terreur et l’Empire bonapartiste.
Il faut se servir des leçons du passé pour ne pas être condamnés à reproduire les mêmes erreurs et retrouver les véritables ambitions de départ de la Révolution française – telles qu’elles sont inscrites dans le préambule de la Déclaration des Droits de l’homme :
« Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. »
AF
Bibliographie
- Shakespeare, Œuvres complètes, Robert Laffont.
- Michel Duchein, Elisabeth 1ère d’Angleterre, Fayard.
- Jean Favier, Les Plantagenêts, Fayard.
- Pierre Riché, Les Carolingiens, une famille qui fit l’Europe, Pluriel.
- Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Quadrige/Presses Universitaires de France.
- Peter Ackroyd, Shakespeare, Points.
- L’homme qui rit, Victor Hugo, tome I et II, GF-Flammarion, 1982.
- Quatrevingt-treize, Victor Hugo, Editions Jean-Claude Lattès, 1988.
- Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 :
http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/dudh/1789.asp
Pour le texte de la Grande Charte des Libertés, traduite de l’anglais par Claude J. Violette, voir : http://www.aidh.org/Biblio/Text_fondat/GB_01.htm