Le transport souterrain de marchandises, une idée qui creuse son chemin

mardi 23 février 2010, par Karel Vereycken

C’est un rêve ancestral de l’humanité, visualisé pendant la Renaissance par quelques croquis de Léonard de Vinci : aménager de vastes sous-sols pour le transport des biens. Si de l’eau potable, des eaux usées, du gaz ou du pétrole peuvent être transportés au travers de pipelines, alors pourquoi pas les biens de consommation ? Certains pays d’Europe se penchent sur le transport de biens de consommation par le biais de réseaux automatisés souterrains, un cinquième mode de transport à côté de la route, du rail, de l’air et de l’eau.

Nul besoin d’un diplôme de Polytechnique pour comprendre que pour échapper aux bouchons de la surface, il n’existe que deux directions. Soit on part en hauteur (avions, voies sur pylônes), soit on descend au sous-sol.

L’idée d’envoyer des marchandises à travers des tubes est donc tout, sauf nouvelle. Dès la deuxième moitié du XIXème siècle, des systèmes de transport pneumatique pour le courrier et de petits colis sont devenus assez communs dans la plupart des villes du monde.

Dans ces réseaux de poste pneumatique, des capsules sont propulsées par des moyens de pression d’air à travers des tubes, pour atteindre une vitesse d’environ 35 km/h. Paris et Berlin ont ainsi plus de 400 kilomètres de réseaux qui ont été en service jusqu’à la fin du XXème siècle. A Prague, le système pneumatique a même été utilisé jusqu’en 2002, date à laquelle il a été endommagé par une inondation. Aux États-Unis, cette technique a été abandonnée dans les années 1950, en faveur des camions et des nouvelles technologies de la communication. A Paris, le système, qui est principalement situé dans les égouts, est devenu très sophistiqué au fil du temps, avec des tubes de plus grand diamètre et l’introduction de deux voies de circulation et d’une navigation automatique. Ces systèmes pneumatiques pouvaient livrer les objets physiques, ce qui est difficile à faire avec le courrier électronique ou toute autre technologie automatique aujourd’hui en usage.

Depuis les années 1960, plusieurs tentatives ont été faites, sans pouvoir aboutir, pour développer des tuyaux pneumatiques avec un diamètre plus grand, car le principe garde tout son intérêt, surtout lorsqu’on constate qu’aujourd’hui, à cause de la congestion du trafic routier, un courrier par camion nécessite beaucoup plus de temps pour être livré qu’un colis passant par les systèmes pneumatiques du XIXe siècle. Un comble !

Pour le fret, rappelons le cas de Chicago, une ville construite en un temps record. Initialement destinés à faire passer les lignes téléphoniques, 97 km de tunnels souterrains furent aménagés dès le début du XXème siècle.

Très tôt, ces tunnels permettaient aux fournisseurs de marchandises de faire circuler de petits trains livrant en temps voulu charbon, colis et marchandises, à l’abri des bouchons et des feux rouges.

Aujourd’hui, c’est surtout dans des régions fortement peuplées que l’idée progresse. L’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et la Suisse sont les plus proches de la mise en œuvre d’un réseau souterrain de logistique. Ce n’est pas une coïncidence. En dépit de leurs vastes réseaux routiers, ces pays sont confrontés à une énorme surcharge de trafic. En effet, trois des dix ports les plus importants du monde – Hambourg, Rotterdam, Anvers – sont situés à seulement quelques centaines de kilomètres les uns des autres. Et les choses vont certainement s’aggraver, car les ports souhaitent continuer l’expansion de leurs capacités de manutention de conteneurs. Ainsi, dans les trois pays, le transport de marchandises par route devrait au moins doubler en 2020, ce qui menace d’obstruer totalement à la fois les infrastructures routières existantes et celles à venir.

En Allemagne, l’équipe interdisciplinaire du professeur Dietrich Stein de l’Université de Bochum, au cœur de la Ruhr (Rhénanie du Nord-Westphalie), a développé depuis 1998 le concept de CargoCap pour le transport de marchandises à courtes et moyennes distances (jusqu’à 150 km) dans les grandes zones urbaines.

Il s’agit de milliers de petits wagons, capables chacun de transporter deux « palettes Europe » (800mm x 1200mm), qui s’apparentent à des capsules et qui circuleraient 24 heures sur 24 dans un réseau largement ramifié de tubes souterrains reliant de nombreuses stations. Une fois arrivées à destination, une ou plusieurs capsules se dirigeraient automatiquement vers une station de chargement et de déchargement, elle aussi automatique. Un grand pas vers la réalisation du système a été franchi en 2006, avec la création d’une ligne modèle de 125 m de long à l’échelle 1:2.

Présent à la conférence de l’Institut Schiller organisée à Kiedrich en septembre 2007, Holger Beckman, de la société Stein und Partner, qui commercialise le CargoCap, a indiqué qu’un tracé de 80 km allant de Dortmund, dans l’Est, jusqu’à Duisburg, sur le Rhin, a été étudié.

Les progrès techniques accomplis depuis quelques décennies dans le domaine des microtunneliers permettent aujourd’hui de creuser des tunnels de 2m de diamètre sans perturber les activités humaines à la surface. Si pour l’instant les chariots avancent sur des roulettes à 40-50 km à l’heure, on peut envisager l’utilisation du coussin d’air (aérotrain) ou de systèmes tubulaires électromagnétiques (Swissmetro), une technique qui dans l’avenir pourrait être utilisée pour atteindre des vitesses beaucoup plus élevées.

En mai 2009, les grands experts suisses en logistique se sont eux aussi penchés sur l’idée d’un réseau de tunnels, baptisé Swiss CargoTube, qui traverserait la Suisse et pourrait décongestionner le trafic de marchandises. L’idée est née en 2001 à la Fachhochschule Nordwestschweiz (haute école spécialisée du Nord-ouest de la Suisse). Il s’agit d’un tunnel d’environ quatre mètres de diamètre, percé entre vingt et soixante mètres de profondeur. Des wagons automatiques pourraient y circuler dans les deux sens sur des voies séparées, à une vitesse constante et relativement peu élevée. Une troisième voie servirait, dans les terminaux, au chargement et au déchargement des conteneurs renfermant les marchandises. Liaison efficace entre les centres de logistique et de distribution de Suisse orientale, de la zone Olten-Oensingen et de Suisse romande, Swiss CargoTube constituerait l’ossature des flux actuels de marchandises sur l’axe principal est-ouest. Pour couvrir, à terme, tout le territoire suisse, des liaisons transversales (également souterraines) devront être réalisées à moyen terme dans le sens nord-sud, et donneront naissance à d’autres tubes s’enfonçant dans les vallées.

En Belgique, les responsables du port d’Anvers défendent un projet appelé « Underground Container Mover ». Composé d’un convoyeur à moteur électrique de 21 kilomètres, il serait capable de convoyer d’une rive de l’Escaut à l’autre quelque 5500 conteneurs par jour.

Les Pays-Bas ont quant à eux examiné la possibilité d’un réseau logistique souterrain (Ondergronds Logistiek Systeem, OLS), couvrant l’ensemble de leur territoire, basé sur des maillons de 50000 habitants. Initialement conçu pour relier Aalsmeer, le plus grand marché de fleurs d’Europe, avec l’aéroport d’Amsterdam, Schiphol, le projet suggère même de relier le port de Rotterdam avec celui d’Anvers en Belgique et pourrait desservir des milliers de points de livraison, offrant une distance maximale de marche de 750 mètres aux habitants, pour aller chercher leurs marchandises.

Ces concepts offrent des possibilités passionnantes. Les marchandises peuvent être transportées de l’usine aux magasins, de site de production en site de production, et même des magasins aux consommateurs. A long terme, l’infrastructure pourrait devenir si complexe que les marchandises pourraient être livrées à des maisons individuelles : vous commandez quelque chose sur Internet et vous le ramassez à travers une trappe dans votre cave le lendemain matin !

Mais même sans une trappe dans la cave, les avantages sont étonnamment grands. Les camions sont en effet une cause importante de bruit et de pollution de l’air. Ils entraînent de graves accidents de la circulation, ils consomment beaucoup de carburant et ils exigent beaucoup d’espace. Automatique, le système de transport souterrain réduit fortement ces problèmes.

Les avantages économiques sont réels, car les marchandises peuvent être livrées plus rapidement et à flux constant. Les camions, quant à eux, doivent attendre aux feux de circulation et peuvent être coincés pendant des heures à cause des embouteillages ou des conditions météorologiques. Un conducteur a également besoin de se reposer, faute de quoi des accidents se produisent fatalement. Pour les entreprises, ce n’est pas la vitesse qui est vitale, mais la fiabilité des livraisons. Avec l’automatisation des infrastructures, il est possible de prévoir très précisément lorsque les marchandises arrivent. Cela permet aux entreprises de réduire le montant des entrepôts. En fait, dans un tel système, les chaînes d’approvisionnement deviennent physiquement reliées les unes aux autres.

Dernier point, mais pas des moindres, le transport automatisé est moins onéreux : la livraison est plus fiable, fait appel à une main d’œuvre plus qualifiée et ne consomme pas d’hydrocarbures. D’après les responsables de CargoCap, un conduit double, c’est-à-dire à deux voies, coûterait quelque 3 millions d’euros par kilomètre. A titre de comparaison, un kilomètre d’autoroute coûte de 13 à 15 millions d’euros, et pour un tunnel, le coût est vingt fois plus important. Autre comparaison, le rail d’un train à grande vitesse atteint 15 ou 18 millions d’euros au kilomètre.

L’éternel obstacle, nous dit-on, reste le coût initial. Les Néerlandais ont calculé en 1998 que leur réseau leur coûterait environ 60 milliards d’euros. Le projet a donc été liquidé en silence ! Néanmoins, les chercheurs ont également calculé que l’extension de l’infrastructure routière coûtera de toute façon presque autant : coûts de maintenance, salaires des chauffeurs, réparations des routes, coûts externes (pertes dues à des embouteillages, accidents et maladies liées à la pollution), sont tous beaucoup plus élevés avec un réseau routier.

Le développement d’un système de transport souterrain, autant que le développement de transports rapides du type aérotrain, exige un investissement initial et les résultats ne sont pas immédiats. Or, le système financier actuel, orienté exclusivement vers un court terme financier et la spéculation, bloque tout investissement au service du futur. A contrario, dans le cadre d’une politique de crédit productif public, défendue par Lyndon LaRouche aux Etats-Unis et Jacques Cheminade en France, ce type de révolution axiomatique deviendrait la règle.