Célébrons le centenaire de l’ingénieur Bertin !

mardi 5 septembre 2017, par Karel Vereycken

[sommaire]

Projet indien d’une ville intelligente (smart city) à Dholera. Notez la voie sur pylônes pour le transport en commun.

Centenaire de la naissance de Jean Bertin (1917-1975)

Jean Bertin.

Le 5 septembre 2017, la France fêtera le centenaire de la naissance de Jean Bertin (1917-1975), un homme décrit en 2016 par Le Parisien comme celui qui avait un train d’avance.

Or, dès 2012, en vue du centenaire, nous étions sollicités pour préparer la publication du Journal intime de ce brillant ingénieur dont quelqu’un nous avait soumis le manuscrit.

A titre de rappel, bien que Jean Bertin fut un scientifique et inventeur polyvalent, les Français le connaissent avant tout pour avoir mis au point en France l’aérotrain, un nouveau mode de transport rapide sur coussin d’air et peu onéreux qui jusqu’à ce jour, n’a jamais été exploité commercialement.

Informée dès le début du projet, la famille Bertin, pour des raisons que nous ignorons, a préféré renoncer à la publication du Journal intime de l’inventeur ainsi qu’aux contributions que nous avions pu réunir à cette occasion. C’est bien dommage mais c’est évidemment de plein droit.

Du coup, nous voici libres de publier quelques feuilles de ces contributions. Car notre désir reste entier et sincère d’offrir un hommage bien mérité au courage de celui qui, par sa générosité et son engagement en faveur du progrès pour tous, continue à nous inspirer.

Nous remercions en particulier, pour leur aide et leur gentillesse, l’ancien conseiller scientifique du Président Georges Pompidou Bernard Esambert dont nous publions le projet de préface au livre, ainsi que Lise Berthelot, veuve du regretté ingénieur-en-chef de l’aérotrain Maurice Berthelot, qui nous a permis de consulter les archives de son époux.

POURQUOI CE LIVRE ?

Par Karel Vereycken, décembre 2014.

Le Journal intime de l’ingénieur Jean Bertin retrace jour après jour le combat d’un titan et d’un patriote. Alors qu’aussi bien De Gaulle que Pompidou se montrent favorables à l’égard des technologies de rupture qu’il développe, il n’y pas un jour sans que Bertin s’étrangle d’indignation et d’étonnement devant l’intervention sournoise de telle ou telle banque, de tel ou tel corps intermédiaire, de tel ou tel petit calcul politique visant à étouffer, voire liquider une découverte qui aurait permis à son pays la France d’être à l’avant-garde de la modernité.

Comme vous allez le découvrir, Bertin était admiré et respecté dans le monde entier, exception faite pour la France, son propre pays. Le 16 juillet 1969, à 5h du matin, à quelques heures avant le départ de la mission Apollo, Bertin, invité par la NASA, déjeune avec Werner Von Braun, le père du programme lunaire américain.

L’auteur, ici en 2010 lors de la réalisation d’un entretien vidéo avec Maurice Berthelot, l’ingénieur-en-chef de l’aérotrain.
Capture d’écran

Comme l’attestent les documents de 1976 que j’ai pu découvrir en épluchant les archives de Maurice Berthelot, le fidèle lieutenant de Bertin, des études préliminaires et parfois de faisabilité avaient été faites par Bertin pour une bonne vingtaine de pays étrangers pour des liaisons interurbaines et suburbaines (voir la liste ci-dessous).

Tous n’attendaient qu’une chose pour passer commande : qu’une ligne aérotrain devienne opérationnelle en France.

Si Bertin a mené ce combat, ce n’était pas pour sa gloire ou son intérêt personnel, mais pour obtenir le droit d’offrir au monde, en tant que Français, une invention et une application technologique révolutionnaire, c’est-à-dire des transports rapides et peu onéreux accessibles à tous, en France, en Europe et dans le monde. Une inertie implacable des féodalités de l’argent et des corporations en place l’en ont empêché et ont fini par l’user jusqu’au bout.

Quelle tristesse n’aurait pas frappé l’inventeur Bertin constatant aujourd’hui la présence ridicule dans nos gares et nos métros, de jeunes embauchés comme « régulateur de flux » d’humains dans des transports en commun saturés et fatigués.

Combien d’argent les aéroglisseurs marins (naviplanes) et terrestres (aérotrain) n’auraient-ils pas rapporté si l’on compte les milliards de longues heures de travail, d’étude et de loisir perdues dans des transports peu confortables ou encore dans les « bouchons » du trafic autoroutier ?

Pour la plupart des jeunes adultes de la nouvelle génération d’aujourd’hui, le mot « progrès » est un mot étrange dont ils ignorent le sens. Ce n’est pas de leur faute. Enfants eux-mêmes d’« enfants de la crise », ils n’ont pas vécu, ni l’optimisme, ni le souffle libérateur qu’a pu rendre possible ce qui, avec le recul, apparaît comme une période atypique : les « Trente glorieuses ». De 1945 à 1975, ce sont trente ans de croissance ininterrompue, de plein emploi et de réduction graduelle des grandes inégalités économiques et sociales, qui avaient fait naître l’espérance que l’humanité puisse un jour en finir avec les féodalités de l’argent et de l’esprit.

Avec l’assassinat des frères Kennedy et le départ de De Gaulle, les thèses frauduleuses du « Club de Rome » et l’augmentation orchestrée du prix du pétrole dans les années 1970, le paradigme du progrès a été brutalement attaqué. L’abandon complet de l’aérotrain en 1974 en fut le symbole.

Sur le plan philosophique, le vice-président américain Al Gore, porte-voix des écolo-financiers de la City et de Wall Street, soulignait en 1996 dans son livre Earth in the Balance, qu’il s’agissait d’un changement de paradigme civilisationnel. Gore y annonçait sa volonté d’en finir avec l’optimisme de la Renaissance et de Platon qui « fait croire » que les ressources de l’esprit et de l’univers sont infinies. Pour « sauver la planète », disait Gore avant de lancer sa campagne sur le climat, un simple prétexte pour imposer la dépopulation, il est impératif de retourner à Aristote et Malthus pour qui le monde n’est qu’un réservoir clos où des lois immuables régissent l’épuisement fatal de ressources finies.

Précisons que dans cette logique toute folle, la croissance économique et démographique n’est qu’un accélérateur d’une mort programmée de l’univers. Car forcément, si l’on s’enferme dans cette logique, la vie d’un être humain qui vient de naître, au lieu d’apporter créativité et richesse, n’est plus qu’un fardeau et une nuisance.

La bonne nouvelle, c’est que depuis le sommet des pays des BRICS à Fortaleza au Brésil en juin 2014, le paradigme des années De Gaulle-Kennedy est de retour.

C’est dans les pays « émergents » des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et tout au long de la Nouvelle Route de la soie qu’une vraie volonté se fait jour pour donner un avenir aux générations futures. Inspirés par le meilleur des conceptions occidentales, c’est eux qui investissent aujourd’hui des milliards dans la science et la technologie, dans l’exploration spatiale, dans la R&D et les grands chantiers : ponts, routes, canaux, énergie nucléaire du futur et transports urbains et interurbains à grande vitesse.

C’est également eux qui pensent à l’aménagement du territoire, le désenclavement des continents et des îles, smart cities et laboratoires de fabrication (fablab). Pour relier les pôles des énormes territoires de la Chine, de la Russie et de l’Inde, les transports à grande vitesse sont une évidence. Ainsi, toute la problématique à laquelle Jean Bertin a consacré sa vie et a su apporter des solutions innovantes et efficaces, se trouve de nouveau posée.

Chez nous, espérons, que las de sombrer sans véritable raison dans l’abîme et une fois crevé l’abcès d’une finance devenue folle mais dont l’emprise ne cesse de nous cadenasser, la France, l’Europe et les États-Unis rejoindront sans doute le nouveau paradigme.

REQUIEM POUR UN INGÉNIEUR

Préface de Bernard Esambert,
Ancien conseiller industriel et scientifique du Président Georges Pompidou. [1]

Jean Bertin, né le 5 septembre 1917, après des études à Polytechnique et à SUPAERO entre à la SNECMA dont il devient l’un des grands techniciens. On lui doit par exemple l’invention de l’inverseur de poussée [2] qui équipe aujourd’hui la quasi-totalité des moteurs d’avions à réaction. Il fonde le 1er octobre 1955 sa propre société, Bertin et Compagnie, qui donne naissance à de nombreuses découvertes sur le phénomène d’effet de sol ou « coussin d’air » d’où naîtront l’Aérotrain et les naviplanes. En 2003 la revue de l’aéronautique Aviation Week le classe parmi les cents plus grands inventeurs. Il est vrai que le nom de Jean Bertin apparaît comme inventeur ou co-inventeur dans cent soixante-trois brevets. Pendant une demi-douzaine d’années Jean Bertin n’a de cesse de se battre pour qu’une ligne commerciale d’Aérotrain soit construite en France. Une décision positive des pouvoirs publics est prise au début de 1974 mais l’État se retire finalement du projet le 17 juillet suivant. Miné par le choc de ce désistement Jean Bertin meurt le 21 décembre 1975.

Voilà dans sa sécheresse le résumé du parcours et des tribulations d’un combattant hors du commun. À l’époque où dans un moment d’énervement le Général de Gaulle dira qu’en France : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche… », Jean Bertin se conçoit autant comme un innovateur luttant contre le conservatisme ambiant que comme un inventeur. Sa vision « polytechnique » lui permet de défricher des voies très à l’écart du conventionnel et des sentiers publics. Ainsi naît un projet d’aéroglisseur marin dont deux exemplaires seront construits dans les années 70. Mais c’est sur l’Aérotrain que l’ingénieur concentre ses efforts en canalisant l’imagination et les connaissances scientifiques de la petite équipe qui l’entoure, spécialiste de la mécanique des fluides. Selon Bertin l’Aérotrain peut bouleverser l’économie des transports par air et par rail.

Bernard Esambert, ancien conseiller industriel et scientifique du Président Georges Pompidou.

« L’homme en chemin » s’attaque à des places fortes caparaçonnées dans leurs certitudes s’agissant tout particulièrement de la SNCF. Pourtant il dispose de l’appui de la délégation à l’aménagement du territoire, du cabinet du Premier ministre et du Président de la république dont j’étais alors le conseiller industriel et scientifique.

Pendant cinq ans Jean Bertin va guerroyer et se résigner à obtenir l’accord des pouvoirs publics pour une ligne d’essai de quelques dizaines de kilomètres au nord d’Orléans, témoignage de son opiniâtreté à défendre le concept « d’un avion "prisonnier" volant sans ailes et au ras du sol. »

Aucune attaque ne lui sera épargnée. Pour Le Figaro : « Ce type de train n’est pas fait pour rouler en France ». En juillet 1991 un prototype de l’Aérotrain est incendié dans son hangar. Une rumeur se répand selon laquelle il fait tourner le lait des vaches ! La vérité c’est qu’à ce moment-là les prototypes de l’Aérotrain balbutiant étaient bruyants et fort consommateurs d’énergie. Le moteur électrique linéaire, développé par le groupe Merlin Gerin et également à ses débuts, devait résoudre ces deux problèmes.

Mais la SNCF ne l’entendait pas de cette oreille. Pour elle, point de salut en-dehors du contact entre la roue et le rail. Et s’attaquer à sa toute puissance relevait d’un pari insensé pour un ingénieur, certes de l’Aéronautique mais pas des Ponts et Chaussées. Pour les ingénieurs des Ponts, le diable était dans le coussin d’air !

Les guerres picrocholines peuvent parfois avoir des effets ravageurs sur ceux qui n’appartiennent pas à la noblesse de l’État. Le journal intime de Jean Bertin est une mine de renseignements sur le fonctionnement et la toute puissance des grands organismes publics. « On mesure, écrira-t-il, combien notre pays est ‘intellectuel’ jusque dans ses entrailles. Ce ne sont pas les faits et les réalités qui comptent mais seuls les idées ou les sentiments. Partir dans une concurrence européenne ou mondiale dans de telles conditions tient de la gageure. »

Pendant six ans de 1968 à 1974 Jean Bertin fera le siège des ministères, de Matignon et de l’Élysée, à raison d’une visite par semaine. Le récit de ses démarches est éclairant d’autant qu’alternent dans ses mémoires quelques considérations élaborées avec la pertinence de celui qui s’est trouvé confronté à d’innombrables mondes, notamment sur Mai 68. Jean Bertin comprend les raisons profondes d’un phénomène qui couronnera violemment son évolution en France après de nombreuses petites échauffourées estudiantines un peu partout dans le monde. Mais tout en comprenant les forces profondes qui agitent notre petit monde d’alors il ne pardonne pas aux professeurs leur « faillite morale généralisée » et aux parents leur manque de réactivité vis-à-vis de jeunes qui n’ont pas encore une expérience suffisante pour avoir une position personnelle fondée sur les grands sujets du moment. L’absence de structure intermédiaire motivée entre l’État et les jeunes l’inquiète au plus haut point. Mais le dérivatif de l’Aérotrain est puissamment là : réunions avec le personnel de sa société, visites aux pouvoirs publics, venues de délégations étrangères meublent également cet étrange mois de mai — moment où il commence son journal intime — et sur lequel il porte un regard lucide mais non dépourvu de compréhension.

Et la ronde des visites dans des salons lambrissés reprend auprès d’entourages ministériels qui ne lui cachent parfois pas leurs propres difficultés à faire triompher ses thèses.

Si j’abandonne un jour, écrit-il rétrospectivement, ceux qui se pencheront sur mon corps comprendront peut-être le drame que je vis depuis dix ans. Depuis 1959 en effet, je crois que notre mode de travail est valable, nos équipes se sont rodées, l’estime de nos clients en France et de nos concurrents à l’étranger est indiscutable. Seulement la vraie "percée" financière sur le marché français n’est pas possible dans les conditions économiques et politiques dans notre pays. Administration absurde et autoritaire, industrie subsistant tant bien que mal au jour le jour sans marge et sans réserve d’investissement, expliquent que nos services soient mal payés et nos concepts tels l’Aérotrain et le naviplane impossibles à vendre réellement. Pourtant on vit et on rémunère honnêtement le capital au prix – il est vrai – d’un effort de tous les ingénieurs et cadres très au-dessus de ce qui peut être demandé en régime permanent ? Combien de temps cela-t-il pourra durer ?

Cela durera cinq ans pendant lesquels Jean Bertin continuera à s’user auprès de structures publiques et parapubliques françaises pendant que d’innombrables délégations étrangères, singulièrement américaines, lui rendront visite en s’étonnant du courage et de la volonté d’un homme seul par rapport à ces tous puissants organismes.

Mais il en est d’autres qui ont compris l’enjeu de l’Aérotrain. Grâce à la détermination de Georges Pompidou et de la DATAR, Bertin finira par recevoir commande d’une ligne entre Cergy et le quartier de la Défense. Pour moi qui le recevait aussi souvent qu’il le souhaitait, il incarnait la R et D telle que nous l’imaginions, Recherche et Développement intimement liés. Que chez certains on ait également souhaité grâce à ce poivre à gratter stimuler la recherche au sein de la RATP et de la SNCF est probable et n’était pas complètement absent de l’esprit de quelques défenseurs du coussin d’air terrestre. Mais la construction d’une ligne en vraie grandeur aurait permis d’en avoir le cœur net sur un procédé prométhéen. Et il reste vrai que l’Aérotrain a été probablement un accélérateur pour la création du TGV.

Le coussin d’air n’était pas une invention complètement nouvelle et Bertin n’a jamais voulu s’en accaparer l’originalité. Il avait chaussé les bottes de l’ingénieur français Louis Girard qui avait proposé en 1880 un chemin de fer glissant sur « coussin d’eau » et celles du Français Gambin qui avait déposé en 1921 un brevet sur des bateaux à coussin d’air d’un type spécial.

Mais convaincu qu’on devait en permanence réexaminer les vieilles idées « à la lumière des nouveaux moyens de réalisation mis entre nos mains par les progrès techniques et industriels » il avait utilisé ces progrès pour résoudre certains problèmes jugés insolubles à leur époque. Pour Jean Bertin le gouvernement français était animé d’une puissante volonté « de regagner le terrain perdu pendant la guerre sur le terrain scientifique et technique » et c’est animé de cette foi qu’il a poursuivi son combat jusqu’en 1974. Il eut aussi parfois à lutter, comme s’il manquait d’ennemis, contre ses actionnaires qui ne furent cependant pas, loin s’en faut, ses plus fidèles détracteurs.

Puis ce sera la mort de Georges Pompidou et la décision du gouvernement de se désengager de la technologie de l’Aérotrain. L’Aérotrain est « sacrifié » à la politique d’austérité, écrira un grand quotidien. « C’est le coup le plus grave que j’ai jamais encaissé », écrira Jean Bertin. « Pourquoi tout ce mal… Tant de travail fait, des équipes découragées alors qu’elles avaient bien réussi, je ne comprendrai jamais ! » Et Jean Bertin se taira définitivement quelques mois plus tard. Non sans avoir écrit son épitaphe : « Malgré la peine et les difficultés que toutes ces discussions m’apportent, malgré la perte imminente de temps et d’efforts qui seraient mieux employés ailleurs, comme Piaf, je ne regrette rien. Bien au contraire. »

Aujourd’hui, l’espoir qu’un jour ce mode de transport révolutionnaire puisse voir le jour persiste en France grâce à quelques passionnés qui restaurent les derniers prototypes. De cette grande aventure technologique il reste le rail de béton perché à cinq mètres au-dessus de la campagne orléanaise, un dernier prototype que l’on vient de retrouver aux États-Unis perdu dans le désert du Colorado, et un giratoire à l’entrée du tunnel de Gometz comportant une sculpture représentant l’Aérotrain.

« Tant qu’une autre réalisation n’aura pas été relancée, je ne reprendrai pas mon journal », écrit Jean Bertin à l’automne 1975. Il n’aura hélas pas l’occasion de le reprendre. Son objet du futur restera inanimé mais au moins le manuscrit de Jean Bertin lui redonne-t-il la place qu’il mérite, celle d’une grande aventure inachevée.

AÉROTRAIN, LE RETOUR DU FUTUR

par Karel Vereycken

Déterminer, sans illusions ni préjugés, si des véhicules terrestres ou maritimes glissant sur un coussin d’air, peuvent à l’avenir rendre des services utiles à l’humanité, nous oblige d’abord de répondre à plusieurs questions.

A-t-on toujours besoin de l’Aérotrain ? Où en est notre connaissance de « l’effet de sol », c’est-à-dire le principe physique sur lequel se fonde la technologie des aéroglisseurs ? Quels sont les véritables atouts de l’aérotrain par rapport à d’autres technologies ? Quels sont les « retours d’expérience (rex) » obtenus à partir des activités de Bertin ou d’autres prototypes ? Quels étaient les problèmes non résolus lors du sabordage des projets ? Les progrès scientifiques et technologiques obtenus depuis, pourraient-ils nous offrir des solutions pour demain ?

A-t-on toujours besoin de l’Aérotrain ?

Un des plus grands industriels de pipe-lines du continent européen me confiait un jour sa vision de l’avenir. Pour lui, l’histoire de l’humanité se caractérise par la « pipeline-isation » croissante de nos activités. L’homme, depuis l’Antiquité, n’a cessé d’enterrer tous les réseaux et les services encombrants : d’abord les canalisations d’eau, ensuite les égouts, le gaz, l’électricité, le téléphone, la poste, et dans certains pays, le kérosène, l’air comprimé, les fibres optiques ou encore la collecte des ordures. Le point de départ de mon interlocuteur était simple : en aménageant le sous-sol, l’homme pourra faire de la surface terrestre un vaste espace vert où il sera agréable de travailler, d’habiter et de se détendre.

Au XVIe siècle, c’est l’ingénieur urbaniste Léonard de Vinci (1452-1519), dans ses croquis préparatoires pour la ville de Romorantin, cette nouvelle capitale que François Ier souhaitait de ses vœux pour son royaume, qui sera le premier à nous esquisser une ville en pierre de taille et équipée du tout à l’égout et donc à l’abri des épidémies et des incendies.

C’est également ce qu’avait compris à sa façon l’écologiste René Dumont, lorsqu’il annonça, dans l’Utopie ou la mort (1973) :

Tous les matériaux lourds, briques, tuiles, pierres, charbon, coke, minerais, peuvent utiliser plus largement nos canaux – qu’il faut approfondir – et le chemin de fer. Le turbo-train, le train électrique à grande puissance, puis l’aérotrain permettraient des transports plus rapides, et surtout moins polluants et beaucoup plus sûrs que n’importe quelle autoroute ; tout en coûtant bien moins cher à l’établissement, à trafic égal ; et en soustrayant moins d’espaces verts, de champs productifs ou de parcs de loisirs ; donc en permettant de produire plus d’oxygène.

A part descendre au sous-sol, on peut également envisager de monter à l’étage. C’est ce que nous proposent les remontées mécaniques dans les stations de skis lorsque le terrain est difficile à franchir. Et si nos ensembles urbains sont aujourd’hui trop encombrés à la surface, rien ne nous empêche de construire des voies aériennes de transport évoluant sur des pylônes.

Les pays émergents y pensent. Les dessins des dizaines de « smart cities » que l’Inde envisage de construire dans les décennies à venir nous montrent des métros et autres modes de transport en commun sur pylônes érigés sur la berme qui sépare les deux fois trois voies d’autoroutes.

Tout cela, est la réponse connue à des problèmes qui datent des années 1960 : l’apparition en grande nombre de la voiture, avant même que les infrastructures routières furent construites, avait transformé les grandes agglomérations du monde occidentale en bouchons désespérants.

C’est alors, à une époque plus optimiste que la notre, celle des frères Kennedy, qu’on s’est offert « le luxe » de réfléchir sur des vrais nouveaux modes de transports en commun et individuels. Et c’est en partie ce débat au niveau mondial, qui va faire naître en France le concept d’aérotrain comme le précise Jean Bertin dans L’Aérotrain, ou les difficultés de l’innovation (p. 45) :

Qu’était en effet l’Aérotrain selon nos vues de l’époque, sinon un moyen de se transporter deux ou trois fois plus vite qu’avec un moyen conventionnel, tout en nécessitant un investissement nettement inférieur et probablement aussi un meilleur coût d’exploitation ? S’il répondait en pratique à nos espoirs, il devait permettre du même coup de répartir les activités humaines sur une aire quatre à dix fois plus grande sans demander aux hommes un temps supérieur à celui qu’ils consacrent déjà à l’heure actuelle dans le système existant. Voila ce qui pouvait changer bien des choses dans l’aménagement de la région parisienne comme de plusieurs autres. L’aérotrain pouvait donc être à la base d’une politique efficace étant donné le manque de terrains dans la périphérie des villes ou leur coût trop élevé. Ses propriétés pouvaient permettre encore beaucoup d’autres choses dans le domaine des activités économiques ; par exemple éviter la duplication d’installations administratives, sportives et culturelles. En un mot, il s’agissait de remplacer la notion de distance par celle du temps de transport acceptable dans un contexte donné.

Les principes scientifiques

La découverte de « l’effet de sol » dans les années 1920 fut une percée majeure. Il s’agit d’un phénomène observé en aviation, lorsque le pilote a l’impression lors de l’atterrissage que l’avion « refuse » de se poser, l’engin, arrivé à quelques mètres du sol, tendant à refuser de descendre, alors que les commandes sont toujours en position « descente » et que l’avion conserve une assiette en piqué.

Il s’agit d’un phénomène aérodynamique difficile à calculer (vortex, compression d’air, etc.) qui augmente la portance et réduit la traînée d’une surface en mouvement à proximité du sol.

La nature cherchant toujours à être économe, c’est ce principe qu’utilisent de nombreux oiseaux lorsqu’ils volent au ras de l’eau à moindre effort. Durant la guerre, plusieurs aviateurs ont eu la vie sauve en les imitant. Après la perte d’un moteur ou de carburant, ils savaient que cette façon de faire permettait de substantielles économies de carburant. « Surfer » sur l’effet de sol leur permettait de se maintenir en vol malgré une perte de puissance sur un ou plusieurs moteurs.

En 1934, un connaisseur pronostiquait :

Un vaste champ s’offre à l’imagination des inventeurs. L’interférence du sol réduit le niveau de puissance demandé de façon importante ; on obtient un transport à la fois rapide et économique en concevant un avion qui vole en permanence à proximité du sol. A première vue ceci peut apparaître dangereux parce que le sol n’est pas toujours plat et que le vol rasant ne laisse pas beaucoup de liberté de manœuvre. Mais pour des engins de grande dimension, le coup vaut d’être tenté ...

Pendant la guerre froide les services secrets occidentaux sont intrigués par un aéronef géant construit par les Soviétiques. Surnommé "le monstre de la Caspienne", il s’agissait d’un ekranoplane (littéralement avion de surface) sorti des bureaux d’études de l’ingénieur russe Alekseyev.
jpcolliat.free.fr/ekra/ekraA.html

L’ingénieur russe Rostislav Alekseïev (1916-1980) sera un des premiers à mettre à profit ce principe pour concevoir durant la guerre froide le premier avion à effet de sol (ekranoplane), rebaptisé récemment « navion » en français (contraction des mots navire-avion), destiné au transport des matériaux lourds de préférence sur des lacs ou des grandes plaines.

Les aéroglisseurs marins (naviplanes) et terrestres (aérotrains) font appel à leur façon à la même sustentation aérostatique : en laissant écouler un jet d’air pressurisé dans une chambre ouverte par le dessous de petites perforations (dans le cas d’un aérotrain, il s’agit d’une zone située entre le véhicule et la voie), on produit, grâce à une poussée plusieurs fois supérieure à celle produite par l’écoulement du jet d’air libre, un « coussin d’air » permettant de soulever des charges considérables.

Alors qu’une roue en acier ne touche la voie que sur un seul point et que la surface de contact d’un pneu sur une route se réduit à celle d’une carte postale, le coussin d’air permet lui de repartir le poids total de la charge sur des surfaces beaucoup plus amples, répartissant de façon intelligente la pression. En architecture, ce fut le stratagème employé au XVe siècle par l’architecte italien Filippo Brunelleschi (1377-1446) pour faire tenir la coupole du dôme de Florence, répartissant, grâce à une organisation ingénieuse, le poids de la coupole de façon égale à l’ensemble des briques de l’édifice. En manutention, cette qualité du coussin d’air est fortement appréciée puisqu’elle permet de déplacer des poids énormes sur des sols peu solides avec une dépense en énergie faible.

La plupart des gens, aveuglés par une vision mécaniste et cartésienne qui part de la « certitude » des sens, imaginent qu’il faut des ventilateurs ultra-puissants consommant des quantités d’énergie phénoménales pour soulever des gros poids. Il n’en est rien ! Ce n’est pas l’air en tant que tel qui soulève les poids, mais l’effet de sol, c’est-à-dire un principe physique invisible à nos sens. Il reste à nous de le domestiquer et de le mettre au service de l’humanité.

En vérité, c’est grâce à l’effet de sol que le coussin d’air, avec peu d’énergie et en répartissant avec une « intelligence naturelle » les charges, effectue son travail. L’effet de sol n’est qu’une expression d’un invariant ontologique de notre univers, c’est-à-dire qu’il en révèle l’intention et donc sa véritable nature : celui d’un changement permanent et harmonique cherchant, en densifiant les flux d’énergie, par unité de volume, à effectuer un travail plus grand avec une dépense moindre.

Déjà, au XVe siècle, le cardinal-philosophe Nicolas de Cues (1401-1464), identifie le fait que la forme géométrique d’un cercle lui permet de circonscrire un maximum de surface dans un moindre périmètre. L’ingénieur italien Léonard de Vinci, le philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), avec son « principe de moindre action », ou encore le physicien français, Pierre de Fermat (1607-1665) avec son « principe de moindre temps », en feront les bases de la révolution industrielle.

Poussant la question encore plus loin et s’inscrivant en faux contre les prophéties malthusiennes du Club de Rome, l’économiste américain Lyndon LaRouche a établi dès les années 1960 qu’il existe un rapport direct entre la consommation d’énergie, la densification des flux d’énergie dans aussi bien les ressources que dans leur mise en œuvre technologique, et la capacité humaine à nourrir une humanité qui s’accroît en nombre et qui étend son champ d’action.

Le génie de l’ingénieur Jean Bertin, c’est d’avoir compris très tôt les implications socio-économiques de cette question : tout véritable progrès technologique s’effectue lorsque l’homme accorde de façon plus harmonieuse sa technologie sur ce principe.

En 1943, diplômé de l’école Supérieure de l’aéronautique, Bertin constate l’énorme progrès que représente le moteur à réaction sur le moteur à pistons et à hélice. Si son rendement énergétique est bien moins élevé, il représente un avantage majeur : sa rotation continue élimine les vibrations inhérentes au moteur à pistons.

En plus, sa puissance permet aux avions de voler deux fois plus haut (huit à dix mille mètres) permettant d’énormes économies de carburant puisque la densité de l’air, beaucoup plus faible, y diminue d’autant la puissance de propulsion nécessaire et par conséquent rallonge substantiellement le rayon de vol des avions. La compréhension des sauts qualitatifs grâce à des puissances plus élevées (densités énergétiques plus élevées) porte Bertin à dire que « tout choix que l’on s’efforcerait de faire porter sur le seul critère de la consommation énergétique procède d’une approche économique erronée. »

Ce principe physique, qui unit science physique et science de l’économie politique, il le définit avec une extrême précision dans « La relativité de l’énergie », un article paru dans L’ingénieur en 1967. Bertin y dénonce ce qu’il appelle « le scandale de la pelle et de la pioche » encore omniprésent en France à cette époque où bon nombre de travailleurs du monde rural, tout en possédant une voiture et quelquefois une machine à laver, passent cinq à six jours par semaine à travailler avec leur seule force musculaire, faute de machines suffisantes. Au-delà de la pénibilité d’un travail sous qualifié, Bertin en mesure les conséquences économiques :

Si la productivité propre d’un individu est insuffisante, ou ce qui revient au même, si son action n’est pas suffisamment amplifiée par l’intermédiaire d’une énergie autre que manuelle, la charge de pourvoir en biens de consommation ou d’équipement son foyer se trouve reportée sur d’autres.

Comme cause du problème, Bertin met le doigt sur ce vieux réflexe français qui consiste à vouloir économiser de l’énergie et des machines coûteuses, une obsession « qui fait bien souvent accepter la main-d’œuvre humaine faute d’en saisir le coût social véritable ».

Car, selon lui :

Le problème de l’énergie [convertie en travail grâce à des machines] est encore parfois mal compris (…) Je voudrais dire à certains ingénieurs : vous avez trop tendance à considérer l’énergie comme étant associée en elle-même à un certain résultat. Ce n’est pas cela qu’il faut examiner en fait, mais plutôt les critères de fourniture de l’énergie que sont la puissance d’une part, les modalités d’application de cette puissance dans le temps d’autre part. L’intégrale puissance-temps donne bien une énergie mais cela est secondaire car à énergie égale les résultats pratiques peuvent différer d’une manière extraordinaire suivant la puissance employée. Le niveau de puissance fantastique que l’on peut produire en concentrant l’émission d’énergie sur des temps infiniment petits permet d’obtenir des résultats absolument sans rapport avec la quantité d’énergie consommée qui reste, elle, incroyablement limitée. Si l’on veut préciser ce point de vue, on peut dire qu’il ne faut jamais oublier d’examiner le cas où l’on augmente de plus en plus la puissance mise à la disposition de l’homme car il peut arriver, en dehors même du cas où cela lui permet de faire ce qu’il ne pouvait pas auparavant, qu’il puisse faire une chose donnée, déjà possible, mais cette fois avec une consommation d’énergie totale plus faible. Ce n’est pas un paradoxe.

Appliqué à l’économie physique cela veut dire que « vu l’élévation continuelle des coûts de la main-d’œuvre humaine dans les sociétés modernes, (…) il deviendra de plus en plus bénéfique de la remplacer progressivement par une certaine consommation d’énergie (…) Le Progrès est là et non pas dans l’économie de l’énergie considérée en elle-même. »

On est bien loin des incantations actuelles qui, en faisant des économies d’énergie et des économies budgétaires des choses en soi, détruisent nos économies.

Les atouts de l’Aérotrain

Aujourd’hui, bien nombreux sont ceux qui, tout en ayant quelques sympathies pour les aéroglisseurs, diront qu’après tout, si cela fut abandonné, c’est bien que, pour des raisons qu’on ignore, ce n’était peut-être pas rentable. Et « après tout, si cela a pu forcer la SNCF à lancer le TGV, ce n’est déjà pas si mal ».

Il faut donc dynamiter les mythes qui ont été fabriqués pour des raisons purement politiques et économiques, en vue de contrer l’aérotrain. Alors que TGV et aérotrain auraient pu être mis en œuvre de façon complémentaire, les hauts fonctionnaires à la tête de la SNCF, en particulier l’ancien conseiller d’État et énarque André Ségalat, y voyaient une menace mortelle pour leur égo et leur carrière personnelle.

Rappelons les caractéristiques et principaux atouts de l’aérotrain :

  1. l’Aérotrain, un monorail sustenté et guidé par des coussins d’air horizontaux et verticaux, glisse sur une voie unique en béton ayant la forme d’un T inversé large de 3m40 et d’une hauteur de 90 cm ;
  2. Pour des pays émergents ne disposant pas encore d’un réseau électrique sur l’ensemble de leur territoire, l’aérotrain peut être propulsé de diverses manières : par des moteurs d’avions (à hélice ou à réaction dont les nouvelles générations annoncent des performances augmentées de 30 à 40 %) ; par des roues pneumatiques pressées contre la voie de guidage ; par des moteurs agissant sur une voie à crémaillère, ou, là où cela est possible, par des moteurs électriques linéaires à induction. Si les États-Unis restent aujourd’hui réticents à acheter nos TGV, c’est notamment parce que chez eux, le charbon et le pétrole restent bon marché. Comme conséquence, les infrastructures électriques requises pour faire rouler les TGV font cruellement défaut et les cheminots américains continuent à guerroyer pour l’électrification des lignes ;
  3. Le principe d’un monorail et la simplicité du système de sustentation et de guidage à coussins d’air se prêtent à merveille à la grande vitesse, bien plus que les autres systèmes qui fonctionnent avec deux points d’appuis (TGV, Maglev) ;
  4. C’est la différence structurelle qui donne un avantage décisif à l’aérotrain : sans roues et sans essieux ni systèmes d’amortissage (c’est le coussin d’air qui remplit cette fonction), l’aérotrain ne pèse que 300 au lieu de 1000 kg par passager en ferroviaire ;
  5. S’il peut pénétrer les villes au ras du sol ou par des tunnels, cette légèreté lui permet également d’évoluer en hauteur, c’est-à-dire sur une voie surélevée construite sur pylônes. Alors que l’emprise au sol d’une ligne ferroviaire est considérable (minimum 250 m), ce qui plombe ses coûts de construction (résultant des expropriations), l’emprise d’une voie aérotrain est nettement moindre et n’est pas de nature à couper aussi radicalement les territoires que l’est une ligne ferroviaire ;
  6. La légèreté relative de l’aérotrain lui donne un énorme avantage sur les distances courtes et moyennes où sa vitesse moyenne sera supérieure à ses concurrents. Son temps d’accélération et de freinage sont largement supérieurs à ceux des TGV, très lourds. Ainsi, d’après la Revue des Chemins de Fer de janvier 1973, la distance d’arrêt d’urgence d’un TGV à 240 km/h, est de 2300m, celle de l’Aérotrain interurbain à 80 places, dit I-80, à 250 km/h, est de 900 m, 2300 m étant la distance de freinage normal ! Par ailleurs, aujourd’hui, la distance de freinage normal d’un TGV sur la ligne Paris-Lyon, roulant à 270 km/h, est évaluée à 8200 m. On estime qu’aujourd’hui, un TGV lancé à 300 km/h a besoin de 3200 m pour un freinage d’urgence ;
  7. La stabilité de fonctionnement d’un véhicule à haute vitesse est également favorisée lorsque sa masse est faible par rapport à celle du support sur lequel il se déplace. A l’époque de Bertin, une locomotive ferroviaire pesant 116 tonnes (T), était supportée par 7,5 T de rails et de traverses, soit un rapport de 15,4 T de véhicule par T de rails. Pour sa part, l’Aérotrain I-80, qui ne pesait que 20 T, était supporté par 50 T de voie (poteaux et soutènement non compris) soit 0,44 T par T de voie, un rapport 30 fois plus favorable ;
  8. N’ayant quasiment aucun contact avec la surface sur laquelle il glisse grâce au coussin d’air, la voie aérotrain a un coût de maintenance quasiment nulle, jusqu’à deux à trois fois inférieur aux coûts de maintenance du rail classique.
Comparatif du coût de l’infrastructure fixe, par km en millions d’euro.
KV

Répondons enfin aux deux arguments principaux des détracteurs de l’Aérotrain :

  1. Il est cher car son infrastructure est incompatible avec les infrastructures ferroviaires existantes alors que le TGV peut utiliser les infrastructures et les gares qui existent déjà. Il est à souligner, que contrairement à l’époque, la SNCF admet aujourd’hui, qu’il est impératif de disposer d’une infrastructure spécifique pour la grande vitesse (voies et gares), séparée du réseau classique. Par ailleurs, comme le note le rapport de la Cour des comptes de 2014, cette facilité du TGV à avoir accès à l’ensemble du réseau existant, a fini par jouer en sa défaveur : car à force de s’arrêter à une multitude de gares, le TGV perd en vitesse, donc en rentabilité, argumente le rapport ;
  2. C’est un gouffre à carburant ! Voilà l’argument choc très à la mode lors du premier choc pétrolier en 1971. A partir de là, on a voulu imposer à tout prix le moteur électrique linéaire, alors que la réalisation technique était encore balbutiante, à l’Aérotrain, afin de l’accabler de difficultés. L’alternative, celle d’un train sur coussin d’air tracté par des roues pneumatiques pressées contre la voie de guidage a été écartée alors que Bertin, en attendant un moteur électrique linéaire réellement fonctionnel, en souhaitait la mise en œuvre. Rappelons une fois de plus que la consommation d’énergie n’est qu’un facteur parmi d’autres dans le calcul de la rentabilité économique de l’ensemble d’un projet, calcul qui doit prendre en compte aussi bien les frais de l’infrastructure fixe que les frais d’exploitation. L’argument du surcoût est développé par M. Coquand, président du groupe fonctionnel voyageur auprès de la Commission des transports du Commissariat général du Plan et de la productivité, dans la lettre résumant les conclusions du rapport de la commission chargée d’une pré-étude de la desserte Paris-Orléans déposé en décembre 1970. Dans cette lettre, M. Coquand conclut que, « compte tenu du coût des pénétrations urbaines, dont l’évaluation reste encore assez problématique, l’infrastructure de l’aérotrain coûterait environ 20 % de plus que celle de la voie ferrée. » De plus, la commission estime que si « le coût total du voyageur/km par Aérotrain modèle 250 km/h parait devoir être de 30 à 40 % plus élevé que le Turbotrain (de la SNCF), il le serait encore plus pour un Aérotrain à 400 km/h… »

Ce supposé surcoût résultait d’un calcul totalement biaisé, car, alors que la commission admettait que la SNCF pouvait profiter de ses installations existantes pour les pénétrations urbaines, il était évident qu’il fallait en construire des nouvelles pour l’Aérotrain. Pire encore, les coûts de l’infrastructure n’étaient pas calculés sur les mêmes bases. Une note d’un des rapports précise que « la TVA n’a pas été comptée dans le financement des travaux SNCF, car la SNCF, qui a à payer la TVA sur ses recettes, peut déduire la TVA sur ses travaux. » Idem pour les coûts d’exploitation : la SNCF profite de fioul domestique détaxé, tandis que l’Aérotrain paye pour son carburant au prix fort…

Le bilan et les perspectives d’une grande expérience scientifique

Tout ingénieur ou scientifique cherchant à « ré-inventer » l’aérotrain de demain devra regarder les différents prototypes de l’aérotrain, ainsi que ceux de ses compétiteurs, non pas comme une collection d’objets plus au moins exotiques, mais comme des « instruments de laboratoire » d’une seule et vaste expérience scientifique consistant à démontrer la faisabilité d’un transport de masse terrestre de type aérotrain.

Ainsi, chaque prototype, réalisé par les équipes de Jean Bertin (01, 02, I-80, S44, I-80HV, Rohr, etc.), était conçu, en mettant à l’épreuve une nouvelle hypothèse, à contribuer une percée scientifique supplémentaire d’une longue série conduisant, in fine, au résultat scientifique et au savoir-faire requis. Ce qui frappe d’emblée, c’est que Bertin, un peu comme Beethoven lorsqu’il composa la neuvième symphonie, commença, non pas par le début, mais par la fin ! C’est en effet, en partant des exigences dictées par le « produit » final, que Bertin conçoit toutes les étapes à franchir sur le chemin qui peut y conduire.

C’est ce qui ressort clairement des écrits de Jean Bertin et de Raymond Marchal, publiés en 1976 sous le titre L’aérotrain ou les difficultés de l’innovation. Après les premières expériences avec le coussin d’air et le dépôt du brevet de la « jupe souple », Jean Bertin, nous livre son hypothèse de travail lors de la construction de la première voie d’essai de Gometz :

Premier prototype. Nous avons pris par la suite l’habitude de l’appeler l’expérimentation à échelle moitié ou un demi. La raison en était simple ; nous avions eu déjà l’occasion de projeter [concevoir, ndr] un certain nombre de véhicules d’utilisation pour des lignes supposées comme Paris-Lyon, Paris-Rouen-Le Havre ou d’autres. Nous étions arrivés à la conclusion que le véhicule le plus intéressant, sauf ce cas particulier, devait avoir environ 80 places, 20 m de long et peser 18 à 20 tonnes.

Encore une fois, cette petite capacité unitaire avait, à l’époque, de quoi surprendre puisque l’idéal des chemins de fer était alors représenté par des trains de 800 à 1000 places ! Mais elle résultait directement de l’accent majeur que nous avions mis sur les hautes fréquences de desserte pour un meilleur service à l’usager des transports publics. Quoi qu’il en soit, nous avons effectivement choisi pour l’expérimentation une échelle linéaire sensiblement moitié de celle du premier Aérotrain interurbain que nous avions projeté.

Le véhicule de Gometz, appelé 01, avec le zéro placé devant le 1 pour bien marquer son caractère expérimental – selon le mode de repérage habituel en aéronautique – devait donc avoir 10 mètres de long et peser 2 tonnes, soit 8 fois moins que le véhicule réel, ce qui correspond bien aux lois générales de la similitude mécanique. En effet, les longueurs des véhicules homologues étant dans le rapport de 2, leurs surfaces sont dans le rapport de 4, c’est-à-dire de 2 x 2 et enfin leurs volumes ou leurs masses dans le rapport de 8, c’est-à-dire de 2 x 2 x 2 ou de 2 à la puissance de trois.

(…) Le choix de la vitesse à retenir dans le cadre de ce programme expérimental résultait des mêmes considérations de similitude. Dans des rapports et conférences antérieurs, j’avais eu souvent l’occasion de souligner que les plus hautes vitesses envisageables au niveau du sol pour un système de transport rapide se situaient entre 350 et 400 km/h. C’est le moment à partir duquel les puissances de pénétration dans l’air deviennent très élevées et coûteuses même avec des carènes ayant une aussi bonne finesse aérodynamique que possible.

Cet enseignement provenait tout simplement de l’aéronautique pour laquelle nos équipes n’ont jamais cessé de travailler. Il était remarquable, en effet, que les avions à cabine non pressurisée, dont les plus célèbres ont été les Douglas C4, volaient en croisière à 350 km/h avec un maximum de 400 km/h. Ces vitesses n’ont été dépassées par les avions commerciaux que lorsque l’adoption de la pressurisation eut permis de voler à des altitudes d’au moins 4 à 5000 mètres où la densité de l’air était moins élevée donc plus favorable.

Bertin conçoit également l’aérotrain en partant de sa compréhension de l’aérodynamique. Dès 1904, le physicien américain Robert Goddard (1882-1945), reconnu après sa mort comme un des pionniers de l’exploration spatiale, avait identifié avec précision les deux principaux obstacles que l’homme doit surmonter s’il veut se déplacer à très grande vitesse : le frottement de la roue et le frottement de l’air, ou pire encore celui de l’eau lorsqu’il s’agit de navires. Pour franchir l’obstacle de la roue, Goddard – ignorant l’effet de sol – opta pour la lévitation magnétique, déjà envisagé avant lui par le franco-américain Emile Bachelet.

La chronologie établie en novembre 1974 par l’ingénieur-en-chef de l’aérotrain Maurice Berthelot et complétée par nous permet de suivre cette grande expérience et de retracer le passage de l’idée de l’aérotrain à sa réalisation :

CHRONOLOGIE AÉROTRAIN

Pour « lire » notre chronologie, le lecteur doit d’abord se familiariser avec les appellations des différents prototypes que nous décrivons ici très succinctement :

  • Terraplane : véhicule amphibie sur coussin d’air, conçu pour l’armée française ;
  • 01 : Aérotrain expérimental 01, à l’échelle ½ de 6 places. Démonstrateur de principe visant à démontrer que le coussin d’air se prête à la grande vitesse et que l’on peut atteindre les 200 km à l’heure, c’est-à-dire la moitié de la vitesse cible qui était de 400 km/h ou 111 m/sec. Propulsé par une hélice et ensuite par un moteur d’avion, Bertin, en attendant l’arrivée de moteurs électriques linéaires performants, fît étudier également une version du 01 propulsée grâce à des roues pressées contre la voie centrale ;
  • 02 : Aérotrain expérimental 02 biplace. Démonstrateur de vitesse visant à dépasser les 400 km/h ;
  • I-80, dite « Orléans » : Prototype d’aérotrain « opérationnel » de type « inter-urbain » de 80 places testé sur une voie d’essai de 17 km construite entre Ruan et Saran dans le nord d’Orléans. La première version est propulsée par une hélice carénée, la version haute vitesse (I-80 HV) avec un moteur à réaction d’avion ;
  • S-44 : Prototype d’aérotrain suburbain de 44 passagers, propulsé par un moteur électrique linéaire ;
  • Tridim : Petit aérotrain suburbain de type navette et de la taille d’une cabine de taxi propulsé grâce à un rail à crémaillères. Baptisé « tridimensionnelle » car capable de grimper de fortes pentes ;
  • Rohr : Prototype d’aérotrain interurbain pour 60 passagers construit aux États-Unis sous brevet Bertin par la Société américaine Rohr. Inc., équipé d’un moteur électrique linéaire (voir vidéo sans son ci-dessous).

Chronologie de la genèse de l’aérotrain

  • Idée « coussin d’air » : juillet 1957 ;
  • Premier brevet « effet de sol » : 25 novembre 1958 ;
  • Idée « Aérotrain », lettre à Renault et Peugeot : septembre 1959 ;
  • Brevets « Terraplane » : août 1960 ;
  • Premier plans Aérotrain : janvier 1961 ;
  • Colloque effet de sol : 27 février 1961 ;
  • Brevets Aérotrain 26 juin 1962 ;
  • Conférence transports : 23 janvier 1963 ;
  • Expérimentation maquette Aérotrain:février 1963 ;
  • Proposition SNCF-RATP : 3 novembre 1963 ;
  • Présentation de la maquette à la SNCF : 4 décembre 1963 ;
  • Projet Paris-Lyon et Lyon-Grenoble : 1963 ;
  • Présentation de la maquette à l’Aménagement du territoire : 19 décembre1964 ;
  • Premier financement : 18 janvier 1965 ;
  • Formation de la Société de l’Aérotrain : 15 avril 1965 ;
  • Décision de la réalisation d’un prototype après présentation de la maquette à l’Hôtel Matignon : 11 mai 1965 ;
  • Début de la fabrication du prototype (01) : juin 1965 ;
  • Premier essai du prototype 01 : 29 décembre 1965 ;
  • Vitesse 200 km/h avec le 01 : mars 1966 ;
  • Décision de principe de réaliser Lyon-Grenoble pour les Jeux Olympiques : mai 1966 ;
  • Décision d’engager les études sur [le trajet] Paris-Orléans : octobre 1966 ;
  • Vitesse 300 km/h (obtenue par le 01) décembre 1966 ;
  • Début de l’étude de l’Aérotrain opérationnel, c’est-à-dire de l’I-80 à hélice : janvier 1968 ;
  • Premier essai Aérotrain 02 (haute vitesse)  : avril 1968 ;
  • Étude le l’Aérotrain suburbain (S-44) à moteur électrique linéaire (MEL) : 1968 ;
  • Vitesse maximale expérimentale 02 : 422 km/h : janvier 1969 ;
  • Premiers essais S-44 : septembre 1969 ;
  • Premiers essais I-80 : septembre 1969 ;
  • Accord de licence aux États-Unis (Rohr Corp.) : 8 novembre 1969 ;
  • Premier essai du S-44 : 28 novembre 1969 ;
  • Remise du dossier d’étude d’une ligne Orly-Roissy : 25 mai 1970 ;
  • Vitesse maximale S-44 : 170 km/h (MEL) : juin 1970 ;
  • Vitesse maximale I-80 à hélice : 290 km/h : 1971 ;
  • Essais d’endurance I-80 (750 heures) : mars 1971 ;
  • Décision de réaliser une ligne par le Conseil interministériel réduit : 25 mars 1971 ;
  • Remise du dossier d’étude ligne La Défense-Cergy : 5 avril 1971 ;
  • Décision d’examiner deux lignes : La Défense-Cergy et Orly-Roissy (Conseil interministériel) : 17 juin 1971 ;
  • Vote confirmatif du District (33 voix contre 12) : 5 novembre 1971 ;
  • Maîtrise d’œuvre donnée à la S.T.P. : 28 décembre 1971 ;
  • Aux États-Unis, la société Garret teste son véhicule (roues sur rail) avec un MEL : 302,4 km/h : octobre 1972 ;
  • Premiers essais avec le I-80 HV propulsé par un turboréacteur : 1973 ;
  • L’Aérotrain I-80 HV établit le record mondial de vitesse sur coussin d’air à 430,2 km/h : 5 mars 1974 ;
  • L’État français signe le contrat pour la réalisation de la ligne La Défense-Cergy : 21 juin 1974 ;
  • L’État français annule le projet : 17 juillet 1974 ;
  • Lors des essais aux États-Unis, le Garret avec un MEL, atteint la vitesse de 411,5 km/h, à l’époque le record de vitesse sur rail : 14 août 1974 ;
  • Lors des essais, aux États-Unis, l’Aérotrain Rohr atteint 233 km/h ;
  • Mort de Jean Bertin : 21 décembre 1975 ;
  • Le S-44 détruit dans un incendie : 17 juillet 1991 ;
  • Le I-80 HV détruit dans un incendie reconnu comme criminel : 22 mars 1992.

Le plus scandaleux est que la destruction du prototype I-80 HV est intervenue à un moment où l’on envisageait de le remettre sur les voies et de le faire fonctionner dans le cadre d’un parc d’attraction. Ce qui aurait forcément fait rêver toute une génération d’un progrès dont on cherche de l’exclure.

Aujourd’hui

Pour relancer le projet aujourd’hui, il serait opportun qu’une commission d’enquête parlementaire se penche sur la nature criminelle des incendies.

Par ailleurs, pour vraiment faire justice à Bertin, il est essentiel de ne pas céder aux intimidations et autres chantages. Pour marquer notre volonté et notre détermination, il serait judicieux et peu coûteux de restaurer la voie sur pylônes (ou d’en faire une nouvelle) et d’y faire circuler les deux prototypes, c’est-à-dire le 01 et le 02, qui ont survécu à la foudre de leurs détracteurs. Simplement les ranger dans un musée serait l’équivalent d’un enterrement première classe alors que les rendre accessible au grand public peut inspirer les nouvelles générations et faire naître des vocations.

Quant à l’avenir, en réunissant les meilleurs experts, on pourrait assez rapidement concevoir un prototype d’Aérotrain « nouvelle génération ». Les progrès accomplis depuis 40 ans dans le domaine de l’électronique, de la construction et des matériaux réjouiraient sans doute Jean Bertin.

Pour le transport à grande vitesse, au niveau de la sustentation, les équipes de Jean Bertin et de Maurice Berthelot ont fait la démonstration éclatante que le coussin d’air est le principe idéal pour servir l’humanité dans cette tâche. Rappelons que le chariot supersonique qui fut mis au point pour étudier les vitesses extrêmes sur coussin d’air a pu atteindre, sur une voie d’un kilomètre, la vitesse de 1300 km/h.

Au niveau de la propulsion, comme nous l’avons indiqué plus haut, on l’adaptera en fonction de la situation économique de chaque pays. Dans des pays sous-équipés en réseaux électriques ou très étendus, des aérotrains propulsés par des moteurs d’avions ou par un système de roues pressées, rendront d’excellents services.

En France, où l’on peut espérer pouvoir disposer d’une capacité électrique conséquente, l’Aérotrain du futur se propulsera grâce à des moteurs électriques linéaires silencieux. Ces moteurs sont déjà utilisés de façon courante dans le transport, notamment par la société canadienne Bombardier pour la propulsion de métros et de trains sur rail. Les travaux de la NASA sur la « catapulte » spatiale ainsi que les recherches effectuées par les laboratoires américains Sandia dans le cadre de l’Initiative de défense stratégique (IDS) dans ces domaines, se montreront d’une grande utilité.

Étant donné qu’il s’agit de « marier » deux domaines scientifiques dont les bases sont solides et dont des applications technologiques ont déjà vu le jour, mais dans des secteurs séparés, il nous est permis d’espérer qu’il ne faudrait pas des siècles de travail pour mettre au point quelque chose de totalement révolutionnaire et bien moins onéreux que la plupart des modes de transport actuels.

Quand aux vitesses que l’on obtiendrait et les gains de temps qu’elles permettraient, elles s’établiront en fonction des sites qu’on choisira pour installer les nouvelles infrastructures. L’approche la moins onéreuse et la plus intéressante, serait sans doute de tout simplement « doubler » nos grands axes autoroutiers en installant, sur la berme centrale, des voies d’Aérotrain sur pylônes, ce qui permettrait de réduire quasiment à zéro le coût des expropriations, un poste qui pèse souvent très lourd dans le coût des infrastructures de transports.

Il est clair que de plus en plus de jeunes qui découvrent aujourd’hui qu’on « leur a volé l’aérotrain » ne comptent pas rester des enfants nostalgiques attardés qui se font plaisir en faisant du modélisme.

Tout comme à l’époque de Jean Bertin, une longue liste de pays (voir annexe) ne souhaite qu’une chose : c’est que le génie français remonte sur scène et contribue au monde ce qu’il a de meilleur. À nous de ne pas les décevoir.

Quelques projets de lignes d’aérotrain étudiés par la Société de l’Aérotrain.
Capture d’écran, documentaire ARTE
Lettre manuscrite de Jean Bertin peu avant son décès en 1975.

Annexe :

Projets étudiés par Jean Bertin et la Société de l’Aérotrain :

LIAISONS SUBURBAINES :

France :

  • Besançon-ZUP Plannoise
  • Paris-Orly
  • Orly-Roissy
  • Lyon- L’Isle d’Abeau
  • Paris - La Défense - Cergy
  • Marseille - Marignane
  • Lyon Terreaux - Croix Rousse

Scandinavie :

  • Copenhague - Arlanda
  • Copenhague - Malmoë
  • Oslo-nouvel aéroport

Italie :

  • Alessandria - Gênes

Pays-Bas :

  • Amsterdam - La Haye

Royaume-Uni :

  • Londres - Maplin

États-Unis :

  • Dallas-Forth Worth (Texas)
  • Los Angeles-aéroport international

Mexique :

  • Mexico - Zumpango
  • Mexico - Cuernavaca
  • Mexico - Toluca

Canada :

  • Montréal - aéroport Mirabel

Brésil :

  • Rio - Galeao
  • Rio – Paulo - Santos

Argentine :

  • Buenos Aires - Ezeiza

Venezuela :

  • Caracas-littoral

Israël :

  • Tel Aviv - Jérusalem

Chine :

  • Hong Kong - nouveaux territoires

Australie :

  • Melbourne - Tullamarine

LIAISONS INTER-URBAINES :

France :

Europe :

Italie :

  • Milan-Turin-Alessandria

États-Unis :

  • Las Vegas-Los Angeles

Canada :

  • Montréal-Toronto

Brésil :

  • Rio-Sao Paolo
  • Sao Paolo-Campinas

Japon :

  • Tokyo-Narita
  • Sapporo-aéroport

Arabie Saoudite :

  • Djeddah-La Mecque

Australie :

  • Melbourne-Geelong
  • Melbourne-Canberra-Sydney

UNE FORMIDABLE INVENTION FRANÇAISE :
BIENTÔT IL N’Y AURA PLUS DE ROUES

Par Jacques Le Bailly, Paris Match, 29 mai 1965

LE TRAIN SUR AIR : 400 À L’HEURE

C’est une révolution dans les transports terrestres. Peut-être la fin de l’ère de la roue. Un ingénieur français, Jean Bertin, invente l’aérotrain, le coussin d’air : vitesse 400 km/h. Le gouvernement s’y intéresse. Un prototype sera prêt à la fin de l’année.

BIENTÔT LE TRAIN SANS ROUE

La longue marche qui l’a mené de Lille à Toulouse, en passant par Matignon, la rue Saint Dominique et le faubourg Saint Honoré est-elle enfin terminée ? Il n’ose encore y croire. Pendant 7 années, Jean Bertin a tiré les sonnettes, cinquante, soixante… Il ne veut plus y penser. Ce soir, il a gagné la première manche d’un long combat. Dans le « Who’s who » en France, comme dans le Bottin mondain, il y a huit Bertin, mais le seul Jean Bertin n’est pas polytechnicien, c’est un artiste peintre. Et pourtant ce soir toute la France parle de lui et il est vraisemblable que demain ce sera le monde entier. Jean Bertin en effet est, de l’avis des spécialistes en passe de révolutionner purement et simplement les transports en commun sur les distances allant de 5 à 1000 km. Tout porte à croire que ce sera là un immense succès français, quelque chose comme la Caravelle avec ses réacteurs à l’arrière que le monde entier a copiée sans vergogne, ou la télé couleur d’Henri de France. Mais tel l’ingénieur en chef Pierre Satre de Sud-Aviation, et Henri de France de la SECAM, l’homme qui me fait face avec son visage florentin à la Savonarole et son accent bourguignon qui fait penser à la grande Colette, ne cesse de répéter – Dites bien que je ne suis pas l’inventeur de l’Aérotrain. Ce fut un travail d’équipe. Toute découverte de nos jours ne peut être qu’un travail d’équipe. Il n’y a plus d’inventeurs solitaires frappés comme par le Saint Esprit de quelque éclair génial. Malheur, dans ce monde, au Newton de la seconde moitié du XXème siècle qui recevrait une pomme sur la tête : d’isolé, il deviendrait solitaire. Nous ne pouvons plus espérer - et ce grâce à une accumulation de nouvelles connaissances fondées le plus souvent sur la science physique – qu’à mettre au point des solutions de ce qui passait jusque là pour insoluble.

Jean Bertin, quarante sept ans, 1 m 75, soixante-dix kilos, teint mat, cheveux gris, marié, cinq enfants, habitant Neuilly sur Seine, à l’orée du Bois, promotion 1938 de Polytechnique, classes interrompues par la guerre comme artilleur, un doigt coupé dans une culasse de 75, études complétées à Lyon-Villeurbanne, puis à Super Aéronautique, replié à Toulouse où il passa en se jouant une licence de droit, se remet lentement des fatigues de sa longue marche. Il ne s’est encore que mal habitué au confortable bureau des bâtiments modernes et fonctionnels construits à Plaisir les Gâtines. Le paysage de l’Ile de France n’en a pas trop souffert, et il en est heureux.

À 400 KILOMÈTRES/HEURE, DIX FOIS MOINS DE BRUIT QUE LE MÉTRO

La dernière fois que je l’avais vu, c’était il y a un an et demi, dans un étonnant "atelier – garage" de Colombes. Que de chemin parcouru. L’essentiel de l’activité de son groupe semblait axé sur l’unique maquette de l’Aérotrain, gonflée d’air comprimé pour recréer le coussin d’air. De joyeux manœuvres en salopette, accent parisien, cigarette aux lèvres, l’envoyaient d’un bout à l’autre d’une piste monorail en contre-plaqué. La piste existe toujours. Elle a été transportée à Plaisir. Les manœuvres sont toujours là. Ils ont toujours l’accent parisien et le mégot aux lèvres. Mais, le matin même, la maquette avait été reçue en grande pompe à l’hôtel Matignon et le premier ministre s’était amusé, d’une légère poussée – presque une pichenette – à lui faire franchir les 10 mètres de la piste en bois contre-plaqué. Il fut aussitôt convaincu : coussin d’air, pas de contact donc pas de frottement, tout le miracle tient là.

(…)

Le déraillement est impossible

  • La vitesse peut-être aussi élevée qu’on le veut. Dans le « glissement » obtenu, aucun organe mécanique ne voit ses conditions de travail rendues plus sévères, ce qui est la règle pour les véhicules à roues, quels qu’ils soient, tel le train monorail japonais et allemand ou le futur métro suspendu Charenton – Créteil. Avec l’Aérotrain, la révolution est totale : c’est la fin de l’ère de la roue.
  • 400 km/h peuvent aisément être atteints avec un moteur d’avion traditionnel de faible puissance ou un turboréacteur. Mais rien n’empêche d’utiliser un réacteur pur. Aucune limite théorique à la vitesse, fut-elle supersonique. Elle reste fonction du profil du parcours obligé et de la longueur de celui-ci.
  • Extrême confort des passagers, dû à la notion même de coussin d’air. Les perturbations dues aux défauts de la voie ne peuvent en aucun cas être transmises à l’habitacle. Seule rançon des très grandes vitesses et, au cas exceptionnel où le freinage normal prévu par inversement du pas de l’hélice ou du jet ne fonctionnerait pas, recours au freinage de sécurité par patins sur le rail central entraînant une décélération pouvant dépasser la valeur de la pesanteur "G", d’où nécessité d’une ceinture de sécurité en cas d’alerte. Mais n’était-elle pas d’un usage quotidien au décollage et à l’atterrissage des avions et ne se répand-elle pas chez les automobilistes ?
  • Aucun déraillement n’est possible en raison de la hauteur du monorail et même, en cas de panne totale de sustentation, il ne peut y avoir coincement des patins de sécurité, ceux-ci travaillant dans des conditions d’allongement surabondant.
  • Ces avantages ne sont aucunement contrebalancés par des coûts prohibitifs de construction du véhicule et de la voie. Le véhicule ne comportant ni roue, ni suspension, ni point de concentration d’effort, peut être de structure analogue aux carlingues d’avion. Ce sera d’ailleurs vraisemblablement l’industrie aéronautique qui en assurera la construction. La seule partie onéreuse est le groupe motopropulseur si l’on vise de très hautes vitesses. Quant à la voie elle même, son profil en est simple. Elle peut se traiter en béton ou en métal. Les charges étant totalement réparties, la pression au sol sera très inférieure à celle d’un pied humain.

Cette voie pourrait être aussi légère qu’une passerelle de piéton par exemple. Son implantation n’a plus à tenir compte des profils. Immense avantage lorsque l’on sait qu’un train ne peut affronter une pente de plus de 4 pour 1000, car les roues motrices patinent et s’emballent. La piste pourrait être soit posée à même le sol, soit être montée sur des piliers légers à 10 ou 20 mètres de hauteur au milieu des autoroutes ou parallèlement à des voies ferrées existantes. Aucun bruit ou presque, aucune vibration en tout cas, la piste pourrait même passer au dessus des toits des immeubles d’une grande ville. Les aérotrains ne feraient pas le dixième du bruit du métro aérien.

Nous ne prévoyons d’ailleurs, dit-il, que deux catégories différentes. Tous auront une habitabilité de 80 à 100 passagers. Mais les uns assureront les liaisons urbaines pour des distances comprises entre 100 et 5, 6, 800 kilomètres avec des fréquences aussi grandes que pourront le souhaiter les usagers réduits pour l’instant à un choix de trois, quatre, cinq horaires par vingt quatre heures. Ils circuleront pour commencer à 400 km/h. Les autres, prévus pour les liaisons suburbaines et des distances de 5 à 50 kilomètres, auront une vitesse de 200 km/h.

Il va de soi que, lorsque nous citons une ville, nous entendons départ et arrivée au cœur de celle-ci. Nous n’entendons pas concurrencer les lignes aériennes mais, bien au contraire, les compléter. Au lieu de perdre une heure pour aller à Orly et souvent plus pour aller au Bourget, le voyageur y serait rendu dans le quart du temps. De toute façon, il s’agirait d’un véritable desserrement des zones urbaines. Les travailleurs pouvant, en un temps donné, parcourir deux à cinq fois plus de trajet qu’avec les moyens conventionnels, il s’ensuivrait qu’ils pourraient utiliser des aires de résidence quatre à vingt cinq fois plus étendues.

Jean Bertin s’est tu. Il sait qu’il détient la clef de l’un des plus effarants problèmes de notre temps. Ce problème se pose d’ores et déjà aux Américains de la côte Est. Il y a quelques semaines, le grand magazine Fortune lui consacrait une enquête aux conclusions dramatiques. Toute la zone qui s’étend de Boston à Washington est frappée d’apoplexie. C’est en vain que les Américains ont construit des autoroutes à cinq, six, huit voies. La vérité est là, évidente : le transport individuel est inéluctablement condamné dans la grande banlieue des villes, après qu’il ait été tué au cœur même de celle-ci. C’est le retour irrémédiable aux transports en commun si timidement esquissé à Paris avec les bus bleus. Encore faut-il en effet que ces transports en commun ne soient pas ceux de grand papa.

Or, à Saint Lazare par exemple, les trains de banlieue sont encore dans leur majorité remorqués par des locomotives à charbon quinquagénaires. Sauf sur la ligne de métro Vincennes-Neuilly, des millions de parisiens s’entassent chaque jour dans des wagons datant du président Fallières. Les autres prennent place dans des autobus dont beaucoup encore datent des années 30 et possèdent la charmante mais archaïque plate-forme arrière de l’autobus S cher aux « Frères Jacques ».

Prix du voyage : 6 centimes le km

Ainsi, Jean Bertin et son équipe vont-ils recevoir de l’État, au titre du FIAT (Fonds d’investissement de l’aménagement du territoire) et après sept années de patience, quelque trois millions venant s’ajouter aux deux déjà dépensés et aux deux autres millions que les actionnaires viennent in extremis de lui apporter. Car tous les coups de sonnette ne furent malgré tout pas inutiles. Il y eut de très rares réponses favorables, mais de qualité et, parmi elles, celle des Grands Travaux de Marseille, d’Hispano Suiza, des usines Ratier (fabricant d’hélices à Figeac) et de la banque de Rivaud.

Ces fonds vont permettre la construction d’un prototype de six places, qui sera essayé en fin d’année sur six kilomètres de piste construite sur une voie désaffectée de la SNCF. Elle doit permettre de faire une démonstration décisive. L’opération a d’ailleurs un nom d’examen : « Essai probatoire ».

Le gouvernement n’a consenti cette subvention, qui n’est d’ailleurs pas à fonds perdus, bien au contraire, que pour hâter cette épreuve. Il est bien entendu en effet que Bertin et compagnie, et plus spécialement sa filiale, la Société d’Études de l’Aérotrain, consentirait en cas de réussite des conditions particulières aux organismes français intéressés : ministère des Transports, SNCF, chambres de commerce, aéroports, etc.

Un plan plus ambitieux qui aurait coûté, lui, non pas 300 millions mais un milliard d’anciens francs et aurait permis la construction immédiate d’un prototype de quatre-vingts ou cent places n’a pu être entériné et c’est dommage, car il aurait fourni des indications définitives sur le problème essentiel de la rentabilité. Les prévisions sont optimistes. Le prix du kilomètre voyageur avec amortissement de la voie sur cinquante ans pour un trafic journalier de cinq mille personnes est de 0,06 franc. Deux à trois centimes s’y ajouteraient si l’amortissement de la voie devait se faire en vingt cinq ans. Ce sont ces chiffres qui ont particulièrement intéressé, par exemple, les Brésiliens et les Japonais. Ce sont ceux que Jean Bertin partira offrir aux Américains le 21 mai. Lui aussi doit à ses actionnaires de traverser l’Atlantique. Mais quel progrès réalisé après cette décision du conseil des ministres sur les deux équipées outre Atlantique de deux français géniaux qui, il y a trente cinq ans, las de tirer les sonnettes, durent se contraindre à l’exil.

Nous louons notre matière grise

Au cœur de la crise de 1930, l’ingénieur Eugène Houdry proposait aux Américains de la Socony Oil de remplacer les traditionnels procédés de cracking pour le raffinage du pétrole par la catalyse. Il avait perdu quelques quinze années en Europe. Huit jours plus tard, on construisait à New Jersey la première usine destinée à utiliser ce procédé. A peu près à la même époque, Raymond Loewy s’expatriait lui aussi. Il allait révolutionner l’esthétique commerciale américaine : sa devise, qui allait faire fortune et sa fortune : « la laideur se vend mal ». Tous deux sont naturalisés américains.

Caravelle a admirablement réussi. La Télé couleur française est en passe de la faire. Concorde a toute chance d’être un grand succès mais n’est une opération française qu’à 50%. Alors que la France est contrainte d’acheter de plus en plus de brevets à l’étranger et se tourne même aujourd’hui vers l’Union Soviétique, le geste du gouvernement français est capital. Et tout à coup, Jean Bertin si calme jusque là, parle avec passion.

Par delà l’Aérotrain, c’est le problème de la recherche qui se pose. Chaque industrie avait, jusqu’à notre époque ses recettes industrielles. Celles-ci ne sont plus valables à l’échelon de la concurrence mondiale, ni même à celui du Marché commun. Il faut aujourd’hui rassembler d’immenses sources polyvalentes et des connaissances. L’heure n’est plus où la recherche doit seulement dépendre de l’industrie de production. Un grand orchestre ne peut engager à l’année de grands virtuoses, mais il peut les louer pour un concert ou un enregistrement.

Quand j’ai quitté la SNECMA en 1956, pour me lancer dans cette aventure, j’avais avec moi vingt personnes ; nous somme quatre cents aujourd’hui, dont une centaine d’ingénieurs appartenant à toutes les branches de la production. Ce qui nous animait était notre désir d’être consultés en tant que bureau de recherche et en fonction de nos ressources et formations polyvalentes sur des problèmes techniques précis. Nous avons, en sept ans, trouvé des centaines de solutions et nous l’avons fait de tout notre cœur. Notre vocation, en un mot, est de louer notre matière grise. Mais que de déceptions et de tentatives inutiles. Tant et tant de fois nous nous sommes heurtés à la méfiance et à la routine. Il a bien fallu que l’État lui-même complète l’effort de l’industrie privée.

Aux États Unis, ce sont le plus souvent les laboratoires des universités qui sont à la pointe des recherches. Elles sont financées par le capitalisme privé, qui bénéficie de dégrèvements fiscaux.

En Union Soviétique, l’État finance directement. Ce n’est pas parce que j’ai fait Super Aéro, mais j’estime que l’élite des chercheurs s’était dirigée vers l’aviation. Puis, à partir de 1945, ils se penchèrent vers les problèmes nucléaires. Maintenant, ce sont les recherches spatiales. Il faut comprendre que ces recherches à l’échelon le plus élevé se révèlent finalement rentables.

Un seul exemple : voyez tout ce que les moteurs d’automobiles doivent aux moteurs d’avions : soupapes, alésage, injection directe. Voyez même tout ce que le matériel ménager, des réfrigérateurs aux mixeurs, a emprunté à l’industrie aéronautique qui, d’ailleurs, faute de mieux, se résout parfois à se lancer dans leur fabrication.

Dehors, la forêt de Plaisir vient brouter les prairies à peine défrichées. Au loin, vers l’Est, vers Paris et l’Autoroute, les HLM dévorent à belles dents les derniers terrains vagues. Avec le printemps revenu, de nouvelles industries jaillissent ici et là. Or, nous voici peut-être parvenus à un tournant décisif.

A part des efforts rares jusque là et venus à peu près uniquement de la Défense nationale, le Comité d’aménagement du territoire va-t-il généraliser une politique gouvernementale d’aide à la recherche et ceci dans tous les domaines. Olivier Guichard a fait triompher son point de vue à l’échelon le plus haut. C’est l’Élysée, en fin de compte, qui a décidé cette subvention de trois cents millions d’anciens francs, une goutte d’eau dans le fleuve qu’est au fil des ans le budget de la France.

Mais tout aussi symptomatiques ont été l’appui de Georges Pompidou et Marc Jacquet au projet Concorde menacé par les Anglais, et celui accordé sur le plan international au procédé télé couleur d’Henri de France.

Après tout, peut-être n’est il pas trop tard pour décider d’une défense de ce que pendant des siècles, le monde entier avait coutume d’appeler « le génie français ».


[1Bernard Esambert. Né en 1934, Polytechnicien, X-Mines ; Conseiller industriel et scientifique du président Georges Pompidou (1969-1974) ; Président de la Compagnie Financière Edmond de Rothschild (1977-1993) ; Vice-président du Conseil de surveillance du Groupe Lagardère (1994-2004) ; Président puis vice-président du Groupe Bolloré (1994-2001) ; Président de l’école Polytechnique (1985-1993) ; Président de l’Institut Pasteur (1994-1997).

[2Dans le domaine aéronautique, la reverse ou inversion de poussée est un dispositif permettant d’orienter vers l’avant la poussée exercée par un moteur à hélice ou à réaction dans le but de ralentir l’avion et de réduire les distances de freinage lors de l’atterrissage.