Claude Bernard : La méthode expérimentale pour sortir de l’impasse génétique

mardi 17 juin 2008, par Agnès Farkas

[sommaire]

L’approche actuelle du « tout génétique » nous mène dans une impasse. Et pour cause, les généticiens appliquent la « méthode a priori » des systématiques et empiristes que dénonçait Claude Bernard lors de ses cours de médecine au Collège de France, en 1862-1863. Tout en suivant le faux-débat « matérialisme contre vitalisme », on comprend en quoi la méthode expérimentale de Bernard est supérieure et comment celle-ci devrait devenir une source d’inspiration pour aujourd’hui.

Celui qui ne connaît pas les tourments de l’inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui sont les plus vives que l’esprit de l’homme puisse jamais ressentir. Mais par un caprice de la nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s’évanouit dès qu’elle est trouvée. [...] C’est pour cela que les esprits qui s’élèvent et deviennent vraiment grands, sont ceux qui ne sont jamais satisfaits d’eux-mêmes dans leurs oeuvres accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des oeuvres nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes. C’est ce sentiment qui a fait dire à Priestley qu’une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d’autres à faire ; c’est ce sentiment qu’exprime Pascal sous une forme paradoxale peut-être quand il dit : “nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.” Pourtant c’est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c’est parce que ce que nous en avons trouvé jusqu’à présent ne peut nous satisfaire.

Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865.

1. le génie génétique gêne la véritable découverte scientifique

Claude Bernard (1813-1879) et son ami Louis Pasteur (1822-1895) enseignaient la méthode de l’hypothèse qui les a conduits à des découvertes majeures dans le domaine des sciences du vivant. Cet enseignement aurait pu permettre des avancées scientifiques bien supérieures à celles que nous connaissons si l’idéologie matérialiste n’avait étouffé toute créativité dans la science médicale. Bernard aurait sans doute été très critique à l’égard de l’état de la science actuelle et le génie génétique serait sûrement devenu l’une de ses cibles privilégiées. Chercher la cause première du vivant lui semblait en effet relever de l’idéologie et non de la méthode expérimentale. Affirmer de surcroît, comme le font les généticiens, que chaque tare ou chaque maladie est contenue dans un gène, lui aurait paru une aberration supplémentaire des philosophes matérialistes qui ruinent la véritable pensée scientifique. Tout comme Prosper Lucas [1], Claude Bernard pensait que l’élimination des tares passait avant tout par une nourriture suffisante et une bonne éducation pour chaque enfant. Il ne croit pas que l’individu soit déterminé par son hérédité comme on le constate dans son Cahier de notes :

« (Maladies héréditaires.)

« Le premier individu qui développe une maladie, la développe très caractérisée. Celui qui la tient de ses parents, la présente beaucoup moins caractérisée et souvent anomale. Le type tend donc à disparaître. On voit aussi des individus qui résistent à l’hérédité.

« (Croyance.)

« L’éducation scientifique amène à ne croire qu’à ses sens. Mais ce n’est point naturel du tout. Naturellement, au contraire, l’homme croit au suprasensible. On ne peut pas espérer que tous les hommes arrivent à ce degré parce que c’est là une forme de l’esprit acquise et qui ne se transmet pas par l’hérédité. »

Aujourd’hui, la génétique absorbe une part démesurée des budgets accordés à la recherche médicale. Le paludisme tue plus de 1 million de personnes par an et 500 millions d’individus en sont atteints. Or à peine 200 millions d’euros par an sont consacrés dans le monde à cette maladie, dont une grande part est affectée à la recherche du décryptage du génome du P. falciparum (l’un des trois parasites provoquant cette fièvre), alors qu’un grand nombre d’enfants africains meurent simplement parce qu’ils n’ont pas accès aux méthodes de soins existantes. Face à ce désastre, Adrian Hille (université d’Oxford) s’indigne : « Si nous avions 100 millions de dollars supplémentaires à dépenser pour la recherche d’un vaccin antipaludéen, j’en consacrerais très peu à l’étude du génome du parasite. » Il faut ajouter à cela le manque de collaboration des chercheurs des pays industrialisés poursuivant des études sur le génome avec les scientifiques et les institutions locales des zones endémiques.

L’impasse

Au moment où nous fêtons le cinquantenaire de la découverte de la structure de l’ADN, on apprend que la « découverte » du génome humain par les collaborateurs de James Watson n’apporterait qu’un flux d’informations peu étayées. De plus, les espoirs de retombées dans les progrès thérapeutiques tardent à se concrétiser. Alors que James Watson, codécouvreur avec Francis Crick, de la structure en double hélice de l’ADN, nous promettait de résoudre l’une des plus passionnante énigme des origines de la vie, il s’avère que ces recherches ont été avant tout une source d’enrichissement personnel pour ces deux personnages vivant de la spéculation sur les places financières, comme une grande partie de l’industrie génétique. L’engouement pour le génie génétique est tel que des chercheurs n’ont pas hésité à pratiquer plusieurs essais de thérapie génique sur des malades qui ont provoqué des maladies cancéreuses, ou pire la mort du patient [2].

La revue scientifique belge Athena donne un commentaire intéressant sur l’ADN :

ADN : abréviation d’Acide désoxyribonucléique. Cette substance est le constituant principal du noyau de chacune des cellules vivantes. Elle est le support de l’hérédité. Cette définition elliptique devrait suffire à éclairer celui qui souhaite avoir une information de base. On comprend toutefois que rien, dans ces quelques mots, ne permet de savoir comment une molécule, aussi complexe soit-elle, peut traduire sa propre structure en caractères phénotypiques. Impossible de savoir, par ailleurs, comment le processus peut marcher à tous les coups, tant chez l’animal ou l’humain que chez le végétal. [3]

Il reste que selon les chercheurs, notre patrimoine génétique serait contenu dans le long filament d’environ 1,2 m de la molécule d’ADN. Cependant personne ne peut donner une définition du patrimoine génétique, ni même du gène ! La génétique relève d’un mysticisme scientiste (voir encadré).

Officiellement, on vient de réaliser le décryptage tant attendu du génome humain (30 000 gènes) mais, au même moment, les milieux de la recherche s’interrogent sur ce « succès » : on déclare que la complexité des caractères génomiques « ne résiderait pas dans le nombre des pièces élémentaires, ni dans leur nature, mais dans leur combinaison et leur interaction ». [4] Autrement dit : nous n’expliquerons rien sur le mécanisme de l’hérédité avec la découverte du génome. Autre déconvenue, l’expérience des faits ne confirme pas la théorie : le knock-out (inactivation ciblée des gènes), une technique généticienne destinée à montrer par défaut les fonctions que commande un gène, s’avère inopérante. Après maints bricolages, l’absence du gène en question n’entraîna pas d’inactivation de la fonction qu’on lui avait attribuée. Par cette technique, on espérait traquer les gènes du comportement, et ainsi poursuivre les études effectuées par Thomas Hunt Morgan au début du XXe siècle sur la drosophile et la génétique fonctionnelle. Les vieux démons de la « société pure » ne sont pas enterrés.

Faute de résultat génotypique probant, les généticiens s’adonnent donc à l’étude des phénomènes épigéniques, c’est-à-dire à l’influence de l’environnement cellulaire sur l’expression des gènes, parfois transmise – chose curieuse – sans intervention du gène sur plusieurs générations. L’aveu est là : le séquençage du génome du virus du sida n’explique pas le sida, pas plus que le gène de la mucoviscidose n’explique la mucoviscidose. Faut-il conclure que si la double hélice de l’ADN n’est plus porteuse du « livre de la vie », nous pouvons espérer que la science va reprendre ses droits ? Rien n’est moins sûr car les idées reçues ont la vie longue, et la méthode de penser des généticiens avait déjà été réfutée au milieu du XIXe siècle, avant même l’apparition de la génétique.

En effet, les généticiens appliquent la « méthode a priori » des systématiques et des empiristes que dénonçait Claude Bernard lors de ses cours de médecine au Collège de France, l’hiver 1862-1863. Louis Pasteur y assistait de manière assidue et a transcrit ces leçons dans un cahier. Voici un extrait de la leçon du 17 décembre 1862 :

Aujourd’hui, je parlerai des écueils de la méthode expérimentale, écueils nombreux, surtout dans la médecine et la physiologie. [...] Il y a des esprits empreints de la méthode a priori et peu de la méthode a posteriori [méthode de l’hypothèse, NdlA], et inversement. [...] Les systématiques sont à moitié dans la méthode a priori et à moitié dans l’autre. Ils font des expériences en vue des théories. Et cherchent la démonstration de leurs idées, acceptant les faits, et repoussant les autres. Ils cherchent les résultats. C’est fréquent en médecine. On introduit alors des erreurs dans les sciences d’autant plus dangereuses qu’elles paraissent avoir des faits à leur appui. Si on leur dit, mais voilà des faits contraires : oh, ce sont des exceptions. » Claude Bernard ajoutera : « Celui qui fait un système ne veut pas changer sa théorie. Il aime mieux modifier les faits.

Claude Bernard attaque l’ « esprit de système » dans la science. Pour lui, une découverte ne doit jamais devenir une théorie, elle doit sans cesse être remise en cause, soumise à des hypothèses nouvelles et à nouveau à l’expérience. Si l’expérimentateur s’accroche de manière « égoïste » à ses théories, il s’aveugle et les condamne à n’être que des idées fixes. Pour Bernard, c’est une mauvaise disposition d’esprit qui est éminemment opposée à l’invention :

En effet, une découverte est en général un rapport imprévu qui ne se trouve pas compris dans la théorie, car sans cela, il serait prévu. [...] On fait de la science étroite à laquelle se mêle la vanité personnelle ou les diverses passions humaines. [...] Mais ces théories et ces idées n’étant point la vérité immuable, il faut être toujours prêts à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu’elles ne représentent plus la réalité. En un mot, il faut modifier une théorie pour l’adapter à la nature, et non la nature pour l’adapter à la théorie.[5]

L’approche des généticiens semble souffrir de la même idéologie empirique que celle de l’école des anatomo-physiologistes, comme celle de Xavier Bichat au XVIIIe siècle, c’est-à-dire l’une des principales écoles visées explicitement par les attaques de Bernard dans les lignes qui précèdent.

Encadré 1 - L’idéologie du gène

Notre culture ambiante est imprégnée de l’idée selon laquelle chaque individu serait déterminé par le « gène ». Or, à ce jour, personne n’est capable de définir physiologiquement cette entité abstraite. Si l’on s’interroge sur l’origine historique de cette notion, on découvre un projet politique consistant à apporter une « justification » scientifique à une idéologie eugéniste et malthusienne. L’idée prévalant a toujours associé la notion de gène à l’hérédité, cette dernière étant elle-même réduite à une série de caractères phénotypiques de l’individu. En d’autres termes, on a réduit la personne à des caractères physiques apparents. Le racisme a ainsi acquis un habillage scientifique. Cette conception de gène étant arbitraire et erronée, on a cherché à la remodeler, tout au long de son histoire, pour l’adapter au nouveau cadre scientifique du moment. Donnons quelques points de repère historiques.

Théorie pangénique

Charles Darwin (1809-1882) appelait sa conception de l’hérédité : « hypothèse de la pangénèse » (engendrement par le tout). Dans cette pangénèse, les caractères acquis et les caractères héréditaires ne sont pas différenciés. Darwin admet même une hérédité des caractères acquis, pour s’en servir dans son évolutionnisme. Cependant, Darwin n’indique à aucun moment qu’elle est l’origine des espèces. Implicitement, il admet la génération spontanée malgré la réfutation de ce concept philosophique par Louis Pasteur (1822-1895). En effet Darwin affirme qu’il a existé une première cellule germinale – la « gemmule cellulaire » – mère de toutes les cellules qui contient l’hérédité. On ne peut pas connaître cette première cellule, mais on connaît ses descendantes qui sont engendrées et qui engendrent à leur tour. Celles-ci transmettent l’hérédité à travers ce qu’il appelle la « gemmule » qui se colle à la cellule. Il est important de souligner ici que Darwin n’a jamais apporté de preuve expérimentale de l’existence de cette gemmule.

C’est sur cette fraude que Hugo De Vries (1848- 1935) a basé sa théorie de l’hérédité et, en hommage à Darwin, il a renommé cette gemmule « pangène intracellulaire », car cette dernière ne circulerait plus à travers le corps pour s’accoler à la cellule mais serait interne à celle-ci. L’observation d’une modification phénotypique serait, selon De Vries, la « preuve » d’une mutation pangénique, donc la « preuve » de l’existence du pangène.

Pour confirmer cette hypothèse, il s’appuie sur une bien curieuse expérience du cousin de Darwin, le zoologue et mathématicien Francis Galton (1822-1911). L’historien des sciences André Pichot écrit non sans ironie à ce sujet : « En effet, Galton avait “démontré” l’impossibilité d’une telle circulation en étudiant la descendance de lapins de race A auxquels on avait transfusé du sang défibrinisé de lapins de race B : ce sang était supposé contenir les gemmules de lapins de race B et aurait donc pu transmettre les caractères de celles- ci aux descendants de lapins de race A transfusés, ce qui évidemment n’a pas été observé, d’où la conclusion de Galton sur la non-circulation des gemmules et diverses ratiocinations de Darwin défendant sa théorie (1871)... Une parodie d’expérience destinée à réfuter une parodie de théorie. »

Reprenant les conceptions du mathématicien Adolphe Quételet (1796-1874), créateur d’une anthropologie statistique, Francis Galton et son école de biométrie (mesure du vivant), ont basé leurs théories génétiques sur des études phénoménistes et statistiques des rapports entre parents et enfants (ressemblances, différences, etc.). Des calculs de probabilités statistiques qui mineront la science sociale du XIXe et XXe siècle, et conduiront le système éducatif à des aberrations, tel celui du fameux QI (quotient intellectuel). Louis Pasteur et Claude Bernard furent tous deux des élèves médiocres. Auraient-ils passé le test ? Quoi qu’il en soit, s’appuyant sur cette philosophie, les premières campagnes de stérilisations de « tarés » eurent lieu fin du XIXe siècle. Galton soulignait : « C’est sans réserve que je m’oppose aux prétentions à l’égalité [à la naissance, NdlA]. Les expériences faites au jardin d’enfants, à l’école, à l’université et dans les carrières professionnelles, sont une chaîne de preuves de l’effet contraire. » Galton préférait les enfants de « bonne naissance » : c’est lui l’inventeur du mot « eugénisme » (« sélection des enfants de bonne naissance »).

Le chromosome, support de l’hérédité

Le mot « gène » a été créé à la fin du XIXe siècle, par la suppression du préfixe « pan », car seuls les gènes (engendrement) seraient supposés déterminer l’hérédité, le tout (pan) n’y étant pour rien. La découverte des chromosomes donna aux héritiers de Darwin et Galton l’idée d’y « localiser » les gènes. En même temps, ils détournèrent les travaux de Grégor Mendel (1822-1884) sur les lois de l’hérédité. Sur les pas de Weismann et de De Vries, Thomas Hunt Morgan (1866- 1945), le père de la théorie génétique du XXe siècle, établit les premières cartes chromosomiques.

En effectuant des croisements de drosophiles (mouche à vinaigre), il établit des correspondances, par corrélation statistique, entre des caractères physiques extérieurs et des lieux sur les chromosomes. Signalons ici que Claude Bernard avait déjà réfuté l’utilisation de la statistique comme étant contraire à la véritable méthode expérimentale. Il écrit dans son Introduction : « Si l’on recueille l’urine d’un homme pendant vingt-quatre heures et qu’on mélange toutes les urines pour avoir l’analyse de l’urine moyenne, on a précisément l’analyse d’une urine qui n’existe pas ; car à jeun l’urine diffère de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans le mélange. Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l’urine dans un urinoir de gare de chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l’analyse de l’urine moyenne européenne ! »

En accord avec la biométrie et l’eugénisme de Galton, Morgan a généralisé sa théorie chromosomique à l’homme, ouvrant ainsi la voie à tous les « dérapages » précédant le nazisme en Europe et aux Etats-Unis (stérilisations forcées de malades, chômeurs, délinquants, etc.).

L’ADN, ou la génétique moléculaire

Après la Deuxième Guerre mondiale, les généticiens se sont plus particulièrement intéressés à la chimie. La chimie biologique qui était généralement évincée dans les études du début du siècle arrive alors en force dans les recherches. Cependant, l’approche chromosomique avait été trop explicitement liée au nazisme. Par exemple, le Pr. Fisher, médecin nazi, avait déclaré en 1943 : « C’est une chance rare, et toute particulière, pour une recherche en soi théorique, que d’intervenir à une époque où l’idéologie la plus répandue l’accueille avec reconnaissance, et mieux, où ses résultats pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement de mesures prises par l’Etat. » On trouva donc un nouveau lieu d’accueil pour le gène : la protéine d’ADN, qui reçut néanmoins une réception très mitigée dans les milieux scientifiques des années 50.

On adopta pour l’occasion le nouveau langage de la théorie de l’information : « code » génétique, « information » génétique, « lecture de base de donnée » génétique, etc. La géométrie en double hélice de l’ADN, découverte en 1953 par James Watson et Francis Crick, devint la carte d’identité de l’individu. Lors d’une rencontre avec le journaliste Sydney Brenner de la revue Nature en 1953, Francis Crick évoque son parcours dans la recherche, ses lectures, notamment le livre Qu’estce que la vie ? d’Erwin Schrödinger (1887-1961), et parle de « ces chromosomes [...] qui contiennent sous la forme d’une espèce de code le modèle intégral du développement futur de l’individu et de son fonctionnement dans l’état d’adulte ». Il évoque aussi l’intervention de John von Neumann sur la théorie des machines autoreproductrices, lors du colloque de Hixon (publié par Jeffress L.A. : Hafner publishing Co, New York, 1951). Ceci lui aurait donné, dit-il, des « idées nébuleuses » sur la façon dont les acides nucléiques pourraient exercer leurs fonctions.

Le gène est alors considéré comme un segment de l’ADN. On remplace donc l’approche « gène-segment de chromosome = caractère phénotypique », par « gène-segment d’ADN = caractère physiologico-structurel ». Curieusement, la nécessité d’effectuer ce passage n’a jamais été expliquée... Dans l’esprit même de ses découvreurs, prix Nobel de physiologie en 1962, cette théorie ne vise pas à guérir des maladies mais à prédire des tares. En effet, Francis Crick affirme : « Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique. [...] S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » James Watson déclare quant à lui : « La violence, aussi, peut-être regardée par l’objectif de la génétique. Certaines personnes sont plus violentes que d’autres. C’est un fait. Et le comportement violent peut être régi par un gène simple sur l’individu avec des facteurs environnementaux. Cela ne signifie pas que nous portons tous un “gène de violence”, mais nous avons identifié au moins un changement génétique simple qui peut mener aux accès violents. »

Aujourd’hui, la presse nous apprends que les généticiens auraient établi la cartographie du génome humain. Précisons : cartographié la composition atomique moléculaire des cellules humaines. Enfin, pas tout à fait, puisqu’il ne s’agit que de 99,99 % du génome humain, ce qui laisse 0,01 % d’une part inconnue. On peut du reste s’interroger sur la manière dont est quantifiée cette part d’inconnu... Le plus surprenant est que la part d’ADN connu correspondant au génome ne serait que de 1,5 à 3 %, le reste étant qualifié le plus sérieusement du monde d’« ADN poubelle » ! Ce que l’on ne comprend pas ne peut donc pas être reconnu scientifiquement : une perspective qui devrait certainement alléger le lourd fardeau de nos chercheurs. Tout ceci n’empêche pas les sciences du vivant d’êtres cotées en bourse et les codes génétiques d’être brevetés.

Néanmoins, il apparaît de plus en plus clairement que la génétique conduit dans une impasse : on apprend maintenant que tout ne résiderait pas dans le génome. L’hérédité pourrait bien être en grande partie extragénomique – épigénique ! Les généticiens seraient-ils prêts à confesser leur « part d’erreur » ? Eh bien, non ! Chaque jour les journaux nous annoncent la découverte d’un nouveau décryptage d’un organisme vivant. Sans remettre en cause l’idéologie qui réduit le vivant à un certain nombre de caractères fixes, d’autres seraient tentés d’aller étudier de plus près la structure moléculaire du cerveau afin, disentils, de trouver la clé des rouages du vivant, car le rôle des gènes semble « difficile à définir ». On lit ainsi dans Science et Vie de mars 2003 : « Pourquoi l’homme et le chimpanzé sont-ils si différents, disent-ils, alors qu’ils sont génétiquement très proches ? Probablement parce que l’expression des gènes dans le cerveau varie fortement. »

2. Le faux débat dans la médecine du XVIIIe siècle : matérialisme contre vitalisme

Claude Bernard et son maître François Magendie (1783-1855) se sont opposés aux doctrines qui ont trouvé leur aboutissement dans l’idéologie newtonienne de Marie François Xavier Bichat (1771-1802). Pour mettre un terme au faux débat entre matérialisme et vitalisme qui occupait encore le monde scientifique du XIXe siècle, ils créèrent l’école de physiologie expérimentale. Selon les matérialistes, la vie peut être ramenée à un ensemble de processus qui régissent la matière brute – mécaniques ou chimiques. Selon les vitalistes, les processus qui régissent la matière organique – la « force vitale » – sont différents, voire opposés, aux lois de la matière brute. (En réalité, l’opposition entre ces deux doctrines est un peu plus nuancée que ce qui précède ; elles finissent même par se rejoindre dans leurs erreurs.) Aussi, pour mieux comprendre les réformes fondamentales apportées à la science par Claude Bernard, il nous faut d’abord comprendre les théories empiriques qui imprégnaient le monde médical et empêchaient les découvertes majeures dans ce domaine.

Depuis Descartes (1560-1650), la science médicale sépare nettement le monde métaphysique du monde matériel, l’âme du corps. Descartes définissait le corps vivant comme une machine formée de rouages, de tuyaux, de ressorts, de soupapes, suivant les lois de la mécanique (« l’animal-machine »). Croyant échapper au matérialisme, il localise l’âme dans le bulbe cérébro-spinal. Les idées de Descartes furent adoptées par un certain nombre de médecins physiologistes, tel Hermann Boerhaave (1667-1738), et devinrent une doctrine – l’iatro-mécanisme – qui fut la source du matérialisme au XVIIIe siècle. [6]

Contre cette école de pensée, Georg Ernst Stahl (1660-1734) créa l’animisme. Il s’opposait aux disciples de Descartes qui expliquaient les manifestations vitales par les propriétés mécaniques ou chimiques de la matière vivante en les séparant complètement du monde de l’âme. Stahl place les faits vitaux sous la dépendance d’une force immatérielle et intelligente, que l’on peut appeler « vie » ou « force vitale ». Son vitalisme ne distingue pas ce principe de l’âme, laquelle est dotée d’attributs identiques.

L’encyclopédie et la recherche médicale

Les fondateurs de l’Encyclopédie tentèrent de créer de nouvelles doctrines vitalistes distinctes de l’animisme, c’est-à-dire débarrassées de l’âme, et intégrant de fait une pensée matérialiste influencée par Diderot. C’est de ce milieu que sont issus les partisans du vitalisme de l’Ecole de médecine de Montpellier. Certes, dans un premier temps, l’école de Montpellier a soutenu les idées stahliennes mais elle n’est pas restée animiste. Théophile de Bordeu (1722-1776) et Paul-Joseph Barthez (1734-1806) y créèrent la doctrine vitaliste qui aboutit aux conceptions anatomo-physiologistes de Bichat. Barthez est un ami de d’Alembert, et Bordeu est très proche de Diderot. Alors que pour Barthez, il n’existe qu’un principe vital unique, pour Bordeu, il y a dans l’organisme un ensemble d’activités et de sensibilités locales qui sont irréductibles à la physique et à la chimie, et donc spécifiquement vitales.

Contrairement à Stahl, Barthez affirme que le principe vital est distinct de l’âme. Le principe vital – principe unique et distinct de l’âme et du corps – serait donc capable de régir tous les actes de la vie. Cependant, cette force vitale reste inaccessible à l’expérience et s’évanouit quand on veut la saisir. Nageant en pleine contradiction, Barthez se sent obligé de faire entrer une composante mécaniste dans sa conception : les lois de l’attraction newtonienne. De même que dans sa conception de la chimie, Newton imaginait des « affinités électives » (attractions ou répulsions) entre les particules, modelées sur sa vision de la gravitation universelle, Barthez pense que ces attractions ou répulsions pourraient expliquer l’affinité et la réactivité des organes entre eux dans l’organisme. Pour Barthez, la matière (mécanique) est donc animée par une « infinité de mouvements nécessaires aux fonctions de la vie ».

Lorsque Diderot écrit Le rêve de d’Alembert, il met en scène son ami Bordeu qui explique que le corps est un amalgame de parties ayant chacune leur vie propre, et que c’est l’ensemble de ces vies propres qui constitue l’organisme, tel un essaim d’abeilles. Dans un essaim d’abeilles, chaque individu a sa sensibilité propre. De même, chaque organe, chaque glande, chaque nerf a sa manière d’agir, de se mouvoir et d’être. La vie est la somme de ces propriétés particulières, une sorte de consensus. Bordeu fait intervenir la « sensibilité locale » pour obtenir « la raison du consensus des organes et le secret de la solidarité qui les lie », ce qu’il appelle encore un « esprit recteur ». Ainsi, pour Bordeu, c’est la multiplication des fonctions qui crée les organes, et la multiplication des organes qui crée l’organisme vivant. Bordeu va jusqu’à dire que « chaque organe est un animal dans l’animal ». Cependant, pas plus que ces sensibilités individuelles, cet esprit recteur n’est sujet à expérience.

Les multiples théories vitalistes du XVIIIe siècle atteignirent leur apogée chez Xavier Bichat qui prétendait les concilier dans son système.

La doctrine des propriétés vitales de Xavier Bichat

En écrivant « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », Xavier Bichat s’inspire de la définition de l’Encyclopédie selon laquelle « la vie est le contraire de la mort ». Pour Bichat, la mort est représentée par les propriétés de la matière brute, chimiques ou physiques, qui ne peuvent ni être la source de la vie, ni même y participer. [*]

En conséquence Bichat en est réduit à émettre des théories sur le vivant à partir de la dissection de cadavres. Ayant disséqué plus de six cents cadavres, cet anatomiste a une grande connaissance empirique des organes. Il est le fondateur de l’histologie et le premier à tenter d’établir une classification des organes ainsi que des tissus humains. Comme le reconnaît Bernard, ceci n’est pas sans utilité mais le « Tableau de la physiologie » qu’il dresse à la fin de son Anatomie générale révèle les limites de son approche exclusivement anatomique. Bichat y parcellise le vivant en un canevas d’organes de deux ordres distincts, la vie organique et la vie animale :

  • la vie animale est attribuée au système nerveux, donc en particulier aux mouvements volontaires et aux perceptions (sens, nerf, cerveau, organes locomoteurs et vocaux) ;
  • la vie organique est une succession d’assimilations et d’excrétions ; par elle, l’organisme transforme sa propre substance (digestion, circulation, respiration).

Cette classification rigide n’est pas exempte de contradictions qui le conduisent à en douter au paragraphe VIII de son Anatomie générale : « Le plan que j’ai suivi dans cet ouvrage n’est pas le plus favorable à l’étude des fonctions. » Ce qui ne l’empêche pas de souligner un peu plus loin qu’ »il est impossible de se former une idée précise des propriétés vitales, tant qu’on n’admettra pas la division que j’indique »... Il ira même jusqu’à diviser les occupations humaines, donnant à chacune une localisation anatomique. [8] Pour limiter l’usure de la vie, il conseille de ne pas mobiliser trop d’organes à la fois. Ainsi, une spécification des tâches humaines permettrait à chaque individu d’exercer pleinement une activité : « Cette vérité nous mène tout naturellement à ce principe fondamental de l’éducation sociale, savoir, qu’on ne doit jamais appliquer l’homme à plusieurs études à la fois, si l’on veut qu’il réussisse dans chacune. » La localisation reste la base de ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort [9] : « Tout ce qui est relatif à l’entendement appartient à la vie animale. [...] Tout ce qui est relatif aux passions appartient à la vie organique. »

Après avoir bien séparé ces deux vies, comment les rassembler dans le même organisme ? D’une manière tout à fait arbitraire, comme on peut le voir dans ses Recherches physiologiques : « Au voisinage de la peau, il y a sensibilité animale, qui diminue peu à peu, et devient organique dans l’intérieur des parties. » Ces notions de vie organique et vie animale étaient déjà présentes chez Stahl où elles étaient cependant unies par un principe unique – l’âme. Chez Bichat, il y a non seulement ces deux vies, mais cela se complique encore à un niveau inférieur où il veut relier chaque organe à une fonction et vice versa. Malheureusement pour Bichat, Bernard fera plus tard la preuve de l’impossibilité d’une telle classification en montrant, par exemple, que certains organes (comme le foie) peuvent avoir plusieurs fonctions et que plusieurs organes peuvent participer à une même fonction.

« Hypothesis non fingo »

Considérant son activité comme une science d’observation, Bichat prétend en exclure les hypothèses. Dans son Discours sur l’étude de la physiologie, il en fera une règle : « Les explications doivent accommoder aux théories générales, rentrer dans elles. Il faut se méfier des hypothèses ; il ne faut que des théories qui embrassent un grand nombre de faits. » Pour contrer la multiplicité des hypothèses compliquées et erronées mises en avant par les prédécesseurs du vitalisme, Newton est la référence : « Rendons grâce à Newton ; il a trouvé, le premier, le secret du créateur, savoir, la simplicité des causes réunie à la multiplicité des effets. [...] Partout vous verrez les corps inertes graviter les uns sur les autres et s’attirer, les corps vivants graviter aussi, mais de plus sentir et éprouver un mouvement qu’ils ne doivent qu’à eux. » [Anatomie générale.]

Newton avait doté la matière inerte d’une propriété – l’attraction universelle. De même, Bichat dote ce que nous serions tentés d’appeler « la matière vivante inerte » de deux propriétés similaires – la sensibilité et la contractilité. Etant donné que grâce à l’attraction universelle, les corps matériels sont maintenus par un mouvement permanent, Bichat écrit : « Supposez qu’ils en soient tout à coup privés ; à l’instant tous les phénomènes de la nature cessent, et la matière seule existe. Le chaos n’était que la matière sans propriétés : pour créer l’univers, Dieu la doua de gravité, d’élasticité, d’affinité, etc., et de plus, une portion eut en partage la sensibilité et la contractilité. » Cette dernière portion, c’est bien entendu la matière organique. Bichat reprend, en ce sens, Albrecht von Haller (1708- 1777) qui comparait « l’irritabilité » à l’attraction newtonienne (dont on ne sait rien et dont on constate les effets), et définissait les propriétés vitales comme une sensibilité (la faculté de sentir) et une contractilité (la faculté de se contracter sous l’influence d’un stimulus). Ainsi, tout comme Newton, Bichat prétend ne pas faire d’hypothèses et accouche finalement d’un système arbitraire...

Une théorie qui s’oppose à l’expérimentation

Pour Bichat, les propriétés vitales sont irrégulières et même capricieuses. C’est justement cette irrégularité qui empêche, selon lui, l’utilisation de la physique et de la chimie (de la matière brute) dans l’étude de la matière vivante : « [...] appliquer les sciences physiques à la physiologie ; c’est expliquer par les lois des corps inertes, les phénomènes des corps vivants. [...] Laissons à la chimie son affinité, à la physique son élasticité, sa gravité, n’employons pour la physiologie que la sensibilité et la contractilité. » [Anatomie générale.] Il accuse Lavoisier et les chimistes de vouloir « habiller la physiologie de chimie, comme on l’avait habillée de physique » lorsqu’ils poussent leurs recherches sur la chimie organique et la respiration. La méthode expérimentale étant propre à la physique et à la chimie, Bichat refuse son application dans l’étude du vivant.

Par ces conceptions, la dissection cadavérique semble la seule voie de recherche pour expliquer les phénomènes du vivant. Les théories et les systèmes vitalistes prennent ainsi le pas sur l’expérimentation sur le vivant, ce qui ralentit considérablement les progrès de la recherche scientifique et médicale en Europe. [10]

C’est ainsi que Bichat écrit dans son Discours sur l’étude de la physiologie, que l’expérimentation sur le vivant perturbe les forces vitales de l’animal et rend les résultats incertains : « L’animal agité, craintif, entre en spasmes, en convulsions ; l’irritabilité, la sensibilité ne sont plus les mêmes, tout change dans l’économie sous le rapport des forces vitales. » Les expérimentations sur le vivant ne sont certaines que lorsqu’elles sont faites dans des circonstances qui ne portent pas atteinte à l’intégrité physique extérieure de l’animal. Seules l’ingestion de divers produits et leurs actions sur la digestion, ou l’inhalation de divers gaz, ou encore l’observation des maladies (ce qu’il appelle « pathologie »), semblent être des expériences « certaines » dont on tirera des « résultats invariables ». (Assez curieusement, l’ingestion de poisons par un animal n’est donc pas considérée comme perturbant son principe vital...)

Bichat ne cherche donc pas à évaluer les dégâts internes provoqués par une maladie en expérimentant sur le vivant, mais il dissèque des cadavres d’hommes morts de causes identiques ou différentes et les compare. Ainsi, pour Bichat, seule « la pathologie fournit à l’anatomie des données essentielles ». Or il faut savoir que durant l’agonie, les organes subissent des modifications chimiques importantes. La seule observation post-mortem des organes ne peut donc expliquer toutes les causes morbides ayant entraînées la mort du patient. [**]

En l’absence de moyens d’investigation interne sur le vivant, on peut mieux comprendre l’empirisme thérapeutique des médecins de l’époque qui entrevoyaient avec beaucoup de difficultés les résultats réels de leurs soins, et avaient une estimation très approximative du dosage des médicaments qu’ils prescrivaient. De plus, les médecins avaient pris de mauvaises habitudes commerciales dans leurs pratiques thérapeutiques envers une clientèle ignorante. Tout comme Magendie, Claude Bernard s’attaquera à ce commerce médical : « On ne peut augmenter sa clientèle que parce que les malades croient qu’on les guérit. [...] La médecine est considérée comme une industrie par la majorité des médecins praticiens. » [Principes de médecine expérimentale.] Dans ce contexte, souvent le doute subsistait, et l’on avait beaucoup de difficultés à déterminer si le patient était mort ou guéri des suites de sa maladie ou du zèle des médecins...

3. Claude Bernard : enseigner la méthode de découverte

Claude Bernard naquit le 12 juillet 1813 à Saint-Julien, près de Villefranche en Beaujolais, dans une modeste famille de vignerons. Il reçut une éducation humaniste bien plus que religieuse, tout d’abord chez le curé de sa paroisse, puis aux collèges religieux de Villefranche et de Thoissey. A 19 ans, il entre en qualité d’élève en pharmacie au service de l’apothicaire Millet à Vaise, banlieue de Lyon. Le souvenir que lui laisse la thériaque, que son patron remplissait avec des restes de médicaments pour en faire un « produit miracle » à l’usage des malades qui se présentaient à l’officine, le portera à douter de la pharmacopée de l’époque. Il quittera son emploi pour s’essayer aux belles-lettres. Son drame héroïque intitulé Arthur de Bretagne est un échec, mais on retrouve une grande qualité pédagogique et littéraire dans ses écrits scientifiques ultérieurs qui ne sont pas simplement destinés à un public averti. Abandonnant la littérature, Bernard passe à grand-peine son baccalauréat en 1834. Il s’inscrit la même année à la Faculté de médecine où il ne brille pas : il échoue à son agrégation.

En 1839, c’est au laboratoire de François Magendie au Collège de France que Bernard découvre, avant la fin de ses études cliniques, sa véritable vocation : l’expérimentation physiologique. Le maître aura en effet une grande influence sur son disciple. D’une part, Magendie était scandalisé par les conséquences malheureuses des soins apportés aux malades par les médecins hospitaliers, en particulier quand ceuxci pratiquaient la saignée à toute personne atteinte « du poumon » sans se préoccuper de l’état de faiblesse des malades. D’autre part, il entreprit une attaque contre l’héritage de Bichat, prenant le contrepied de la définition « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » de Bichat en affirmant : « Bichat regarde la vie comme un résultat, non comme une cause. »

Dès 1809, Magendie publia une critique des propriétés vitales de Bichat (Quelques idées générales sur les phénomènes particuliers aux corps vivants) en démontrant l’abus d’un système qui avait porté les physiologistes et les médecins à se payer de mots, et à abandonner la voie expérimentale. Dans la critique qu’il a faite en 1822 des Recherches physiologiques sur la vie et sur la mort de Bichat, Magendie donne des réfutations expérimentales rigoureuses aux théories de ce dernier. Par exemple, Bichat, toujours dans la pensée que chaque organe a une vie en soi, émet l’idée que le vomissement est provoqué par un soulèvement de l’estomac. En faisant diverses expériences sur des chiens vivants, Magendie prouvera que ce sont des abaissements successifs du diaphragme provoqués par les nausées qui compriment l’estomac et provoquent le rejet de son contenu. Ce n’est donc pas l’action d’un organe seul, mais l’interaction de deux organes qui a provoqué le phénomène. [***]

Ernest Renan, un grand admirateur de Claude Bernard, cite un jugement significatif de ce dernier à propos de Magendie :

Comme le vrai professeur au Collège de France, il ne préparait pas son cours et donnait à ses élèves le spectacle de ses doutes, de ses perplexités. Bien différent de ceux qui prennent d’avance leurs précautions pour éviter l’embarras que leur causerait un entretien trop immédiat avec une réalité qui leur est peu familière, il interrogeait directement la nature, souvent sans savoir ce qu’elle répondrait. Quelquefois, quand il se hasardait à prédire le résultat, l’expérience disait juste le contraire. Magendie alors s’associait à l’hilarité de son auditoire, il était enchanté ; car, si son système, auquel il ne tenait pas, sortait ébréché de l’expérience, son scepticisme, auquel il tenait, en était confirmé.

Une belle leçon d’humilité qui animera la vie scientifique de Claude Bernard. Magendie lui apprend donc surtout à se méfier des théories et des doctrines généralement admises :

Magendie a été le chiffonnier de la Physiologie. Il a été l’initiateur de l’expérimentation ; aujourd’hui il faut créer la discipline, la méthode.

Cependant, tout en étant l’héritier de Magendie, il porte les idées de ce dernier à un niveau supérieur. En effet, entraîné dans sa bataille contre les théories établies, Magendie pousse son système de pensée à l’extrême, et n’admet pas non plus qu’une idée ou une hypothèse puisse diriger l’expérience. Pour lui, l’expérience parle en soi et il suffit de coordonner les faits ou même que les faits se coordonnent seuls : « J’ai des yeux, je n’ai pas d’oreilles ! » Ce qui fait dire à son élève Claude Bernard que « Magendie est empirique sous ce rapport ». L’élève sut dépasser avec succès l’empirisme et le scepticisme de son maître.

Introduction à l’étude de la science expérimentale

Son ouvrage majeur paru en 1865 – Introduction à l’étude de la médecine expérimentale – est un livre de philosophie écrit par un scientifique. A cette époque, l’école positiviste d’Auguste Comte est hégémonique. Elle stérilise la science et la philosophie par une séparation arbitraire. Les scientifiques voudront ignorer la parution de l’Introduction. Seul Louis Pasteur lui fera un accueil enthousiaste dans un long article publié dans Le Monitor universel du 7 novembre 1866 : « On n’a rien vu de plus lumineux, de plus complet, de plus profond sur les vrais principes de l’art si difficile de l’expérimentation. » Par contre, les philosophes prennent parti et se rangent soit dans le camp de Bernard, soit dans celui de Comte. Elme-Marie Caro, opposant farouche à Auguste Comte, soutient le physiologiste : « N’y a-t-il de science possible que les sciences positives ? Ce qui revient à une autre question : n’y a-t-il de réalité possible que celle qu’atteignent nos instruments matériels, aides du calcul et dirigés par la puissance de l’esprit ? Et ce n’est pas l’école expérimentale [de Claude Bernard] qui refusera de l’admettre. [...] Avec elle, la métaphysique pourra se développer pacifiquement à côté des sciences de la nature, à laquelle elle confine sur tant de points, sans se voir condamnée à perpétuité à cette guerre à outrance qui épuise en polémiques stériles des forces mieux employées de part et d’autre à l’avancement des ordres de sciences noblement utiles. »

Qu’on ne s’égare pas en voyant Bernard être classé positiviste par nombre d’auteurs actuels ! Auguste Comte s’appuie explicitement sur les théories l’Ecole de Montpellier et de Xavier Bichat – ceux que Magendie et Bernard attaquent dans leurs travaux – pour justifier cette séparation entre les sciences et la philosophie. [11] Il est d’autant plus étrange de voir des historiens des sciences médicales considérer Bernard comme un positiviste, alors que ce dernier a annoté un livre de Comte, son Cours de philosophie positive, sans doute vers 1866, d’une manière très critique. Face à l’affirmation de Comte qui prétend que le positivisme doit remplacer la théologie et la métaphysique, Bernard reprend à son compte un argument de son ami Eugène Chevreul [****] (1786-1889), selon lequel le positivisme reste dans le domaine de la métaphysique :

« [Comte] La seconde conséquence qu’aura la philosophie positive est de présider à la réforme générale de notre enseignement, chasser tout ce qu’il y a de théologique et de métaphysique dans l’instruction pour le remplacer par les généralités scientifiques.

« [Réponse de Bernard] L’erreur de Comte en cette affaire est de croire qu’il y a quelque chose de positif. Il croit chasser la métaphysique en admettant des généralités philosophiques qu’il appelle positives : pas du tout. Toutes les théories scientifiques sont des abstractions métaphysiques. Les faits eux-mêmes ne sont que des abstractions. » [Chevreul.]

De la même veine, on peut lire dans les notes (Cahier de notes) de Bernard la pensée suivante : « Si on voulait faire admettre l’athéisme, il faudrait en faire une religion. Exemple : Auguste Comte. » Comte a bel et bien cet « esprit de système » que Bernard a en horreur.

En défense de l’hypothèse

En 1865, Bernard est déjà considéré comme « le plus illustre des physiologistes » suite à une longue série de découvertes. On pourrait sans doute penser que l’ »esprit de système » est en voie de disparition suite au recul du vitalisme de Bichat mais, en réalité, il n’en est rien. Le dogmatisme persiste chez les positivistes qui ont réintroduit dans la science un préjugé philosophique très fort – l’hypothèse matérialiste – tout en prétendant à « l’objectivité scientifique » (une nouvelle génération de physiologistes matérialistes s’opposera à la philosophie de Bernard, et donnera naissance aux biologistes du XXe siècle).

Bernard le comprend et s’attaque aux fondements de cette idéologie qui se situent, au-delà des encyclopédistes, chez Francis Bacon que l’on considère aujourd’hui à tort comme le fondateur de la méthode expérimentale alors qu’il n’est qu’un empiriste : « Cependant Bacon n’était point un savant, et il n’a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale. Il suffirait de citer, pour le prouver, les essais malheureux qu’il en a faits. Bacon recommande de fuir les hypothèses et les théories ; nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont nécessaires pour construire une maison. »

L’induction baconienne est la source principale de la philosophie matérialiste qui imprègne le positivisme du XIXe siècle, tout comme elle était la source des concepts empiristes de l’Encyclopédie. Pour Bernard, l’induction baconienne n’est qu’une forme du syllogisme. Aussi, contre le doute stérile et le scepticisme de Bacon, Bernard met de l’avant le doute expérimental de Pascal. Tout comme son ami et interlocuteur privilégié Eugène Chevreul, Bernard réintroduit explicitement l’hypothèse dans la science – un grand acte de courage, compte tenu du contexte culturel de l’époque – que Chevreul appelle également « la méthode a posteriori expérimentale ».

Dans la véritable méthode expérimentale, il faut toujours s’attendre à ce que surgisse un fait venant contredire une théorie établie. Ainsi, lorsqu’une hypothèse est validée avec succès par une expérience, il faut ensuite la soumettre à une contre- épreuve, c’est-à-dire essayer de la mettre en défaut par d’autres expériences. L’exemple historique de contre-épreuve cité par Bernard et Chevreul est l’expérience de Pascal sur le vide au Puy-de-Dôme, à la suite de l’expérience de Torricelli. Contre la méthode « de l’induction et de la déduction » de Bacon, Bernard va même jusqu’à dire que la simple observation n’est jamais objective et qu’elle présuppose déjà une certaine hypothèse, au minimum implicite, chez l’observateur. A la manière de Kepler, Bernard décrit dans la troisième partie de l’Introduction un certain nombre de ses découvertes et surtout la manière dont sa pensée a fonctionné au cours de ces expériences : il n’hésite pas à montrer comment il s’est trompé et comment il a dû changer certaines hypothèses en cours de route. Il y a donc chez Bernard une remise en cause permanente des théories, et des découvertes qui s’enchaînent.

Parmi ses nombreuses découvertes, la fonction glycogénique du foie est celle qui lui tient le plus à coeur. Avant Bernard, on attribuait aux végétaux un rôle constructeur (celui de la production de sucre), et aux animaux un rôle destructeur, celui de la consommation. Tout naturellement, la croyance générale était que le sucre ingéré par les animaux – le saccharose produit par les végétaux – était le même que celui qui circulait dans leur organisme. Ayant vu que cette théorie était contredite par l’expérience (il trouve du sucre en grande quantité chez des animaux qui n’en consomment pas), Bernard a donc rejeté la théorie et émis l’hypothèse d’un organe destructeur du sucre végétal, puis celle d’un organe producteur d’un sucre animal. Il fera ainsi la découverte de la fonction glycogénique du foie (encadré 2).

Comme on connaissait le foie en tant que producteur de suc biliaire, cette découverte remet également en cause l’idée « un organe = une fonction ». De plus, elle contredit les idées de l’époque sur la séparation entre les règnes animal et végétal : « Il n’y a qu’une seule manière de vivre, qu’une seule physiologie pour tous les êtres vivants : c’est la physiologie générale qui conclut à l’unité des deux règnes. » [Leçon III sur les phénomènes de la vie...] La variété des aspects physiologiques ne justifie pas, non plus, une classification des organes : « A son degré le plus simple (réalisée isolément d’ailleurs dans la nature, ou non), dépouillée des accessoires qui la masquent dans la plupart des êtres, la vie, contrairement à la pensée d’Aristote, est indépendante de toute forme spécifique. » [Leçon IX sur les phénomènes de la vie...] Il existe donc une loi unique de construction des organismes. Mais plus la structure de l’organisme est compliquée, plus ce dernier doit assurer de manière diversifiée « une subordination des éléments à l’ensemble » pour une autonomie et une liberté plus grandes de l’individu. C’est par cette compréhension d’une loi unique du vivant que Bernard a pu faire ses découvertes majeures dont celle de la glycogénie du foie.

« Des yeux autour de la tête »

Bernard insiste sur un aspect émotionnel fondamental : l’expérimentateur ne doit surtout pas attacher son identité à une hypothèse donnée, même si celle-ci se trouve à l’origine d’une de ses propres découvertes antérieures, ayant été validée par une expérience. Dans ses Principes de médecine expérimentale, Bernard écrit à propos de cette attitude d’attachement aux anciennes hypothèses :

Je pense que cela tient à l’amour égoïste que nous avons pour nos propres production.s [...] Ce n’est que par un effort soutenu sur soimême qu’on parvient en science à se détacher de l’amour des théories pour ne poursuivre que la vérité pour ellemême.

Un autre point fondamental dans la pensée bernardienne est qu’il n’existe pas de « mauvaise » expérience. On pourrait croire en effet que si l’hypothèse n’est pas validée par l’expérience, alors il faut considérer l’expérience ratée car on n’a rien découvert de nouveau. Ceci est sans doute vrai pour l’expérimentateur obsédé par son hypothèse et qui a le regard focalisé sur le lieu où le résultat est attendu. Toutefois, pour Bernard, le résultat d’une expérience n’est jamais local : l’expérimentateur n’intervient pas sur un organe particulier mais sur l’ensemble de l’organisme, même si l’acte s’exerce localement. Le regard de l’expérimentateur doit donc être à l’affût de la moindre anomalie qui peut se produire n’importe où. C’est ainsi que l’entourage de Bernard était stupéfait de le voir faire sans arrêt des découvertes « imprévues », de « rebondir » sur des échecs apparents. Son élève, Paul Bert, disait de lui qu’il avait « des yeux autour de la tête ».

Dans le pire des cas, Bernard considérait qu’une expérience qui ne produit pas l’effet attendu est quand même un succès, car elle nous ôte un préjugé...

Le milieu intérieur, un principe universel de découverte

Pour exprimer l’idée fondamentale qu’il existe une unité dans l’organisme, que toutes ses parties concourent à son harmonie, Bernard élabore un concept supérieur, un point de vue à partir duquel il ordonne ses hypothèses et ses expériences : le milieu intérieur. C’est ce principe qui dirige le regard de l’expérimentateur et celui-là qui provoqua l’étonnement de Paul Bert mentionné plus haut.

Ses réflexions sur le caractère « aquatique » des tissus, ainsi que ses recherches sur le maintien de l’homéothermie (température constante) chez les animaux à sang chaud, l’aideront à comprendre le rôle du sang dans le bon fonctionnement de l’économie de l’individu. Voici un extrait d’un texte recueilli par l’historien des sciences Emile Alglave qui comporte une explication sur des phénomènes d’endosmoses à travers les parois histologiques :

A mesure que les phénomènes de la vie s’élèvent, l’organisation est plus délicate et se complique, les éléments organiques deviennent plus délicats et ne peuvent plus vivre dans le milieu extérieur, ou bien ses êtres deviennent parasites et vivent dans les autres. [...] Ces organismes parasitaires empruntent en quelque sorte les milieux d’autres êtres vivants. [...] Dans les organismes plus élevés et à mesure que la masse augmente, comme les éléments organiques ne pourraient plus être en rapport avec les influences physico-chimiques extérieures, le milieu intérieur prend de l’importance et il se constitue sous la forme d’un liquide circulant et se mettant en rapport incessamment avec les organes et les éléments. Ce liquide prend le nom de sang ou de liquide nourricier.

Dès les années 1854-1855, en opposition au vitalisme de Bichat et pour soutenir ses idées sur la nécessité d’un déterminisme physico-chimique des organismes vivants, Claude Bernard démontre que pour vivre et assurer son unité, l’individu doit se maintenir dans une certaine constance de son milieu intérieur (constance des conditions physicochimiques dans l’organisme). Cette constance est assurée par les liquides interstitiels (lymphe, plasma) dans lesquels baignent les organes et les tissus. Parmi ces liquides, le sang joue un rôle fondamental de régulateur thermique et d’apport nutritionnel et gazeux. L’individu est un microcosme dans le cosmos (milieu extérieur). Il en fait partie tout en maintenant son indépendance physiologique. Si le cosmos recèle toutes les conditions matérielles nécessaires à l’évolution de l’organisme animé (microcosme), cet individu, pour survivre, doit concilier une organisation interne qui le défende des agressions du milieu extérieur, tout en vivant en harmonie avec celui-ci :

Ainsi, l’être vivant ne constitue pas une exception à la grande harmonie naturelle qui fait que les choses s’adaptent les unes aux autres ; il ne rompt aucun accord ; il n’est ni en contradiction ni en lutte avec les forces cosmiques générales ; bien loin de là, il fait partie du concert universel des choses, et la vie de l’animal, par exemple, n’est qu’un fragment de la vie totale de l’univers [Leçon II des phénomènes communs...]

Cette constance du milieu intérieur permet à Bernard d’établir une hiérarchie entre les différents organismes vivants (organismes monocellulaires, végétaux, animaux inférieurs, animaux à sans froid, animaux à sang chaud). Dans les formes de vie inférieure, l’organisme est moins indépendant et plus soumis aux forces du milieu extérieur. Un animal à sang froid, par exemple, entrera en léthargie avec un abaissement de la température extérieure, alors que chez l’animal à sang chaud, la température interne tendra à se maintenir constante malgré les variations des saisons. Ce qui induit que plus l’organisme a un niveau métabolique complexe, plus il sera indépendant par rapport au milieu extérieur. Cependant, ces individus supérieurs dont la forme métabolique est plus complexe sont plus fragiles car leur mécanisme est plus délicat : un animal en hibernation est capable de vivre dans des conditions qui le tueraient s’il était éveillé. Ainsi, l’hibernation est un abaissement du niveau hiérarchique du milieu intérieur.

Au sommet de la hiérarchie se trouve l’homme pour lequel il faut encore ajouter la complexité des mécanismes psychiques dont Bernard constate l’influence sur le niveau physiologique. Une conséquence implicite de cela, c’est que plus l’organisme est élevé dans la hiérarchie, plus il est capable de transformer son environnement immédiat pour le rendre plus habitable. Bernard affirme ainsi que si le milieu intérieur de l’individu (microcosme) est de nature complexe, il bénéficie d’un libre-arbitre supérieur dans le milieu extérieur déterminé (cosmos).

La notion du milieu intérieur est liée à une certaine idée de finalisme. C’est par le milieu intérieur que Bernard exprime le fait que l’organisme est un tout harmonique, et à ce sujet, la notion d’harmonie préétablie de Leibniz est explicitement la référence :

[...] il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non seulement un déterminisme très complexe, mais que c’est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s’associant ou se combinant pour un but final commun. [...] le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. [Introduction...]

Tout comme chaque organisme vivant a sa détermination cosmique, chaque organe a sa détermination physiologique et participe au bon fonctionnement de tout l’organisme. De la même manière, l’ensemble des organes participe à la vie de chaque organe.

Bernard réfute ceux qui confondent déterminisme et fatalisme. En réalité, la liberté physiologique et morale ne peut exister que par le déterminisme. En effet, sans déterminisme, l’homme serait incapable de comprendre et maîtriser les lois de l’univers ; en conséquence, il perdrait sa capacité de faire des choix, donc son libre-arbitre :

La liberté ne saurait être l’indéterminisme. Dans la doctrine du déterminisme physiologique, l’homme est forcément libre : voilà ce qu’on peut prévoir. [...]. Il me suffira de dire, au point de vue physiologique, que le phénomène de la liberté morale doit être assimilé à tous les phénomènes de l’organisme vivant. – Si toutes les conditions anatomiques et physico-chimiques normales existent dans le bras, par exemple dans les organes nerveux correspondants, vous pouvez prédire que vous ferez mouvoir le membre et que vous le ferez mouvoir dans tous les sens suivant votre volonté. Seulement, le sens dans lequel vous le ferez mouvoir existe dans un futur contingent que vous ne pouvez prévoir, mais dans lequel vous êtes libre de vous déterminer plus tard, suivant les circonstances. De même, l’intégrité anatomique et physico-chimique présumée de l’organe cérébral vous fait prédire que ses fonctions s’exerceront pleinement et que vous serez libre d’agir volontairement ; mais vous ne pouvez pas prévoir le sens dans lequel votre volonté s’exercera, parce que ce sens est, je le répète, donné par la contingence des événements que vous ignorez ou que vous ne pouvez prévoir. C’est pourquoi vous restez libre d’agir ou de choisir suivant les principes de morale ou autres qui vous animent. [Leçons sur les phénomènes communs de la vie aux animaux et aux végétaux.]

Il ajoute dans son Cahier de notes :

L’homme est forcé d’être libre par cela seul qu’il a une conscience et un jugement. La liberté en découle ; il est libre de faire le bien ou le mal, le remord lui prouve qu’il était libre et qu’il aurait fait autrement s’il avait voulu.

Le déterminisme organique et la rédintrégation

En menant ses expériences sur le vivant, dans lesquelles ses recherches en toxicologie jouent un rôle fondamental, Bernard découvre l’harmonie de l’organisme et le déterminisme de ses parties. Grâce à son ami, l’explorateur et chimiste Théophile Pelouze (1807-1867) dont le laboratoire jouxtait le sien, il a testé les effets du curare que celui-ci lui avait rapporté d’Amérique du Sud. Il a découvert expérimentalement que chaque poison attaque une partie précise de l’organisme. On pourrait dire que le poison fait un choix sélectif.

Le curare, par exemple, agit exclusivement sur le nerf moteur. Chaque poison possède, en quelque sorte, son affinité organique. Il existe donc un déterminisme chimique dans l’attrait moléculaire du poison et de la cellule nerveuse. Les poisons ne peuvent atteindre ces cellules nerveuses qu’en passant par les liquides interstitiels. Ce n’est que grâce au milieu métabolique intermédiaire (le sang, la lymphe) que les poisons peuvent atteindre leur cible. De plus, cette action sur la cible est déterminée par la dose du poison : un même produit peut empoisonner ou soigner suivant la quantité employée (sa répartition sélective dans l’organisme et sa concentration locale) – une évidence de nos jours, mais une idée totalement méconnue avant Bernard. Celui-ci affirmait que « l’action médicamenteuse n’est au fond qu’un empoisonnement incomplet ». La pharmacothérapie du XXe siècle est redevable de ces découvertes fondamentales.

Au-delà de l’étude de l’action en soi du produit sur l’organe, Bernard eut l’idée originale d’utiliser le poison comme outil d’étude expérimentale : son action sélective permet en effet d’atteindre un organe sans endommager les organes voisins, ce que ne permettent pas les instruments de chirurgie. C’est dans ce contexte qu’il parle de « bistouri chimique ».

Nous pouvons mieux comprendre le concept de déterminisme physiologique dans ce que Bernard nomme l’« acte de réparation vitale ». Comme nous l’avons vu plus haut, Bernard a écrit une métaphore – « la vie c’est la mort » – pour réfuter les théories vitalistes qui séparaient arbitrairement les processus physicochimiques des phénomènes du vivant. Pour comprendre cette approche, il faut voir dans les processus de la matière vivante un continuel phénomène de création et destruction organique. Les deux opérations de destruction et de rénovation organiques sont absolument connexes et inséparables.

Les vitalistes du XVIIIe siècle considéraient que les phénomènes physico-chimiques sont ceux de la matière brute, qu’ils représentent la mort et ne peuvent donc se produire dans un organisme vivant. Bernard donne la preuve du contraire, notamment dans ses études sur des marmottes en état d’hibernation : « L’influence des conditions cosmiques produit d’abord la suppression incomplète des phénomènes physiques et chimiques de la destruction vitale. [...] C’est donc la manifestation vitale fonctionnelle, correspondante à la destruction des organes, qui est atténuée en premier lieu. » [Leçon II des phénomènes communs.] Ces marmottes en hibernation ne mangent pas et vivent sur leurs réserves. Il les réveille et ne leur fournit pas de nourriture. Lors du retour à la vie manifestée (le réveil) de ces animaux, il constate donc qu’ils épuisent rapidement leurs réserves organiques. Les animaux éveillés soumis à l’abstinence meurent car il leur faut rapidement trouver les aliments nécessaires pour la reconstruction organique. En somme les phénomènes physico-chimiques de destruction, que les vitalistes n’attribuent qu’à la mort, sont plus importants à l’état d’éveil qu’à l’état de vie ralentie !

Poursuivant ses recherches sur ces marmottes, il constate, en les blessant, que les cicatrisations et les rédintégrations [*****] se produisent encore très activement pendant le sommeil. Ceci peut paraître paradoxal pour un animal vivant au ralenti. Bernard en conclut que l’organisme se mobilise totalement pour maintenir son existence, même lorsqu’une partie de ses fonctions est ralentie.

L’organisme a une fonction autoréparatrice non seulement pour assurer le bon fonctionnement de ses organes mais aussi lorsqu’il a subi une mutilation : « Génération, régénération, rédintégration, cicatrisation sont des aspects divers d’un phénomène identique, la synthèse organisatrice ou création organique. » [Leçon II des phénomènes communs.] Donc ce que les vitalistes appellent « actes de destruction » sont les précurseurs et les instigateurs de ceux par lesquels les parties se rétablissent et renaissent. Ainsi, on constate que Bernard (ainsi que Pasteur) considère la vie comme une puissance organisatric essentielle à l’univers, alors que Bichat ne la considérait que comme une exception à la mort universelle.

Cette reconstruction organique ne se fait pas de manière anarchique. Chaque tissu et chaque organe a sa place déterminée. Seule la subordination des parties à l’ensemble de l’organisme permet à celui-ci de vivre libre et indépendant. Des organismes élémentaires (organes, tissus, etc.) déplacés ou extraits de l’organisme changent leur propre organisation ou disparaissent. Pour le prouver, il déplace des cellules périostales (membrane fibreuse qui entoure l’os et qui est à l’origine de sa formation) sur une partie non osseuse du corps, pour voir s’il en résulte malgré tout une formation osseuse. Dans un premier temps, l’évolution osseuse a bien lieu mais ensuite le périoste disparaît (il ne se maintient pas dans un milieu qui n’est pas le sien) et l’os également.

Avec son élève Paul Bert, Bernard réalise une expérience sur un jeune lapin. Il retire un os entier de la patte de l’animal, l’introduit sous la peau du dos et referme la plaie. Il constate que l’os continue à vivre, il grossit même un peu, mais bientôt le développement s’arrête et il se produit un phénomène de résorption jusqu’à la disparition totale de l’os implanté. Au contraire, dans l’espacement métatarsien qui avait été évidé, un os nouveau se produit et persiste, remplaçant l’os enlevé. Cette expérience montre que l’élément organique a une place déterminée. Bernard en conclut que l’organisme a donc « un plan morphologique » :

La cellule a son autonomie qui fait qu’elle vit, pour ce qui la concerne, toujours de la même façon en tous les lieux où se trouvent rassemblées les conditions convenables ; mais d’autre part, ces conditions convenables ne sont complètement réalisées que dans des lieux spéciaux, et la cellule fonctionne différemment, travaille différemment et subit une évolution différente suivant sa place dans l’organisme. [...] C’est la subordination des parties à l’ensemble qui fait de l’être complexe un système lié, un tout, un individu. C’est par là que s’établit l’“unité” dans l’être vivant.

Il en résulte donc une « conspiration universelle de toutes les parties ».

Il résulte de tout ceci une constatation paradoxale : bien que la vie se manifeste dans chaque cellule, dans chaque élément organique, qui fonctionne pour son propre compte, elle n’est centralisée nulle part. Et pourtant si nous détruisons une partie des organes ou des cellules, nous détruisons les fonctions et la vie de l’individu. Contrairement à ce qu’affirment les vitalistes, les matérialistes ou les généticiens, la vie n’est pas dans la cellule, dans l’organe ou dans une partie quelconque, ou même dans la somme des parties, elle ne fait que s’exprimer par eux. On ne peut pas réduire la vie à un objet perceptible par nos sens, on ne peut en voir que les manifestations. Nous ne pouvons donc pas agir sur la vie, mais seulement sur ses conditions, et nous ne pouvons être, comme Bernard le précise, que « les contremaîtres de la nature ».

Conclusion

Comme Bernard le souligne avec insistance dans tous ses écrits, la démarche véritablement scientifique consiste à rechercher la cause des phénomènes observés. Tout ce qui se produit dans cet univers a une cause. C’est ce principe fondamental que Bernard appelle « déterminisme » et que Leibniz, avant lui, appelait « principe de la raison suffisante ». Comme Bernard l’avait clairement identifié et pressenti, le risque existait que les scientifiques abandonnent ce principe et, du coup, cessent d’être véritablement des scientifiques. L’introduction de la statistique dans tous les domaines au cours du XXe siècle confirme cette évolution désastreuse : on admet désormais qu’il se produit des événements sans cause.

C’est ici que l’enseignement de Bernard est irremplaçable aujourd’hui, non seulement pour l’avenir de la physiologie, mais pour l’avenir de la science en général. Ce n’est qu’en rejetant le mysticisme et la paresse intellectuelle qui règnent actuellement que l’on pourra créer les bases d’une véritable révolution scientifique. Concluons donc par un extrait des Principes de médecine expérimentale, chapitre XII sur le « Rapprochement de la médecine et de la politique » :

Ce sera intéressant de présenter les sciences politiques sous ce jour nouveau. On a souvent comparé la politique à la médecine sous ce rapport ; il faut les rapprocher et les mettre toutes les deux dans la voie des sciences expérimentales. [...] La médecine expérimentale est caractérisée par un principe philosophique et scientifique qui sert de base à toutes les autres sciences expérimentales.

Encadré 2 - La découverte de la glycogénie animale

A l’époque où Bernard travaille encore comme apprenti dans le laboratoire de Magendie, l’opinion dominante est que les animaux sont incapables de synthétiser le sucre, la graisse et l’albumen, et que seuls les végétaux le font. Pourtant, il existe un fait observé expérimentalement : le sang contient ces substances. L’idée a priori admise par la communauté scientifique est que les végétaux produisent des matières saccharoïdes (sucre, fécule) et que les animaux les détruisent pour leur alimentation. Dans un premier temps, Bernard a mené une série d’expérience pour confirmer cette théorie, mais celles-ci ont fait apparaître des paradoxes.

Le premier paradoxe a été observé par l’analyse de l’urine et du sang de diabétiques, et en faisant varier la quantité de sucre ingérée par les sujets. On savait déjà que le diabète sucré se manifeste par une production surabondante de sucre dans l’organisme. Les expériences de Bernard ont montré que la quantité de matière sucrée expulsée par les urines était bien supérieure à la quantité ingérée par l’organisme. De plus, il y avait encore une production excessive de sucre dans le sang et les urines lorsque l’on supprimait, par un régime sévère, l’ingestion de saccharose. En réalité, Bernard n’avait pas été le seul à faire cette constatation, mais il fut le premier à émettre une hypothèse originale et à chercher à la valider expérimentalement : il supposa que la matière sucrée que l’on trouvait dans le sang n’était pas de même nature que celle que l’on trouvait dans les végétaux. On avait constaté que, par injection dans le sang, certains sucres étaient absorbés par l’organisme et d’autres non, mais ce paradoxe n’avait pas été élucidé.

Dès 1843, Bernard investigua sur cette question. En injectant du sucre de canne (saccharose) dans le sang d’un chien, il constata que celui-ci n’était pas détruit et passait sans altération dans les urines. Malgré ce résultat, il continua à chercher un organe « destructeur de sucre » : il pensait que le sucre injecté dans le sang n’était pas transformé mais que le sucre ingéré normalement l’était. Il se plaindra ultérieurement d’avoir perdu ainsi trois ans de recherches pour avoir cru aux idées reçues.

Néanmoins, cette recherche le conduisant à analyser les concentrations de sucre dans divers organes le mit sur la voie du foie. Il constata que le sang d’un chien nourri de lait sucré était très sucré à la sortie des veines hépatiques à leur abouchement dans la veine cave inférieure. La présence de ce sucre pouvant s’expliquer par l’alimentation du chien, il fit une contre-épreuve en sacrifiant un autre chien nourri pendant sept jours exclusivement de viande (c’est-à-dire par un régime sans sucre). Or il constata la même abondance de sucre dans le sang du second chien et ce résultat inattendu était reproductible. Il commença à envisager l’existence d’un organe producteur de sucre et le foie se présentait comme un candidat naturel.

Cependant, il ne constatait pas de présence de sucre dans le foie d’individus morts diabétiques. Le problème venait du fait que le foie d’un individu mort naturellement se décompose au cours de l’agonie, seule une mort violente réduit la possibilité de changements chimio-organiques. Comme il excluait la vivisection sur l’homme, il expérimenta sur divers animaux, mammifères, poissons ou reptiles. Bernard constata la présence de sucre dans le foie de chacun d’eux (à jeun, au cours du repas, après le repas, etc.). Il existait une constance de la matière sucrée dans chacun des cas et une abondance de sucre dans le sang à la sortie de la veine cave plus grande qu’à son entrée dans le foie par la veine porte.

Ayant extrait et lavé un foie pour le débarrasser de son sucre, il fit une observation capitale : après avoir placé l’organe plusieurs heures dans une étuve, il constata qu’il y avait de nouveau du sucre. En d’autres termes, même après la mort, le foie continuait à produire de la matière sucrée. Après avoir prouvé qu’il existait une source interne de sucre, il voulut démontrer que celui-ci était chimiquement différent du sucre végétal. Pour cela, il fit bouillir le foie dans de l’eau et fermenter ses préparations avec de la levure, ce qui produisit de d’alcool tout comme avec le sucre végétal. Cependant, en faisant passer de la lumière polarisée dans les deux éprouvettes contenant l’une du sucre animal, l’autre du sucre végétal, il démontra que le végétal faisait tourner le plan de polarisation à gauche, et l’animal à droite. Ces analyses montrant que le sucre du foie – le glucose – était optiquement et chimiquement différent du sucre de canne – le saccharose, Bernard avait découvert la fonction glycogénique du foie. Il isola ensuite la matière qui produit ce sucre dans le foie et l’appela glycogène.

Bernard étudia aussi l’influence du système nerveux sur la production de sucre. Il montra que l’on peut accroître la production de matière sucrée chez les animaux à volonté, en agissant sur certaines parties du système nerveux (la piqûre diabétique). Ce résultat important appuyait son hypothèse sur la production du sucre animal.

Les découvertes s’enchaînant, il n’en resta pas là et s’attela à diverses recherches sur la glycogenèse d’animaux dépourvus de foie ou sur l’évolution du glycogène dans le placenta des mammifères et dans la membrane vitelline des oeufs des oiseaux. Bernard arriva à la conclusion que le sucre est une fonction spéciale de certaines cellules épithéliales et qu’elle préexiste avant la formation du foie dans le foetus. La fonction précède l’organe : « J’arrivai donc à cette conclusion que le sucre ne se forme pas d’emblée dans le foie mais par la transformation d’une matière insoluble qui lui préexiste. » Il arrivait ainsi à un nouveau paradoxe. Loin d’être pour lui un sujet de mécontentement, ceci était la porte ouverte à de nouvelles hypothèses pour des chercheurs ultérieurs : Bernard est peu possessif de ses propres découvertes...

La découverte de la glycogenèse animale fut maintes fois expérimentée et est restée l’un des principaux débats dans le milieu de la physiologie jusqu’à nos jours. Pendant une centaine d’années après la mort de Bernard, on affirma que le grand physiologiste s’était trompé et la plupart des manuels distribués dans les écoles de médecine soutinrent que la glycogenèse hépatique était essentiellement une mise en réserve des glucides alimentaires. Ceci fut remis en cause au début des années 80 par une équipe dirigée par Joseph Jacob Katz et J.D. MacGarry qui a démontré que seule une petite partie du sucre alimentaire est transformée par le foie et que, sans aucun doute, la glyconéogenèse (c’est-à-dire la glycogenèse de Bernard) est beaucoup plus importante que la glycogenèse (au sens actuel du terme, c’est-à-dire la transformation des glucides par le foie). Bernard avait vu juste.


Notes

1. Prosper Lucas (1805-1885), psychiatre à Paris et auteur de l’ouvrage Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle dans les états de santé et de maladies du système nerveux, Paris, Baillère, 1847-1850, 2 vol.

2. En 1999, Jesse Gelsinger, traité par thérapie génique pour une maladie affectant le foie, meurt à la suite d’une réaction immunitaire déclenchée par le traitement. En 2002, l’apparition d’une leucémie chez un « enfant-bulle » traité par thérapie génique entraîne l’arrêt des essais cliniques dans le monde. Un deuxième cas est diagnostiqué début 2003.

On a par ailleurs annoncé la « découverte » du gène héréditaire du cancer du sein. Or celui-ci que l’on croyait éliminer par des manipulations génétiques refuse de disparaître. Pire : en injectant des cellules génétiquement « bricolées », les généticiens se sont aperçus qu’ils provoquaient des cancers de diverses formes chez des souris qui n’en souffraient pas. Nous pouvons ajouter que les personnes qui pourraient souffrir d’un héritage génétiquement cancéreux peuvent très bien... ne jamais êtres atteintes de cette maladie. Le comble fut atteint lorsque des femmes supposées porteuses de cette tare, après des tests génétiques, ont poussé la folie jusqu’à se soumettre à des mammectomies.

3. Jean-Michel Debry, « ADN : cinquante ans déjà ! », Athena, n°190, avril-mai 2003.

4. Michel Morange, biologiste et historien des sciences (Ecole normale supérieure, Paris-VI).

5. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (Considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants).

6. Poussant la logique du cartésianisme jusqu’au bout, Boerhaave, dans son Second discours des éléments de chimie, s’inquiète de « ces fâcheux égarements » des philosophes portés à croire qu’il existerait une cause qui ne soit pas corporelle, mais d’une nature supérieure : « Il ne revient de son erreur, qu’après que la géométrie lui a fait connaître que chaque corpuscule peut être divisé en d’autres corps plus petits, sans changer de nature, soit que ces petits corps soient sensibles ou non. La subtilité mécanique s’en mêle, l’opinion s’évanouit, et il voit enfin que les grands corps agissent comme les petits [...] C’en fut donc fait de ces monstrueuses hypothèses, au grand plaisir des vrais philosophes ; une fois que cette science commence à agir, on ne s’attacha plus à de vaines chimères pour expliquer les différents phénomènes. »

7. Cet ouvrage comporte une série de neuf leçons données par Bernard dans les cours de physiologie générale du Muséum d’histoire naturelle. Elles seront rassemblées et publiées peu après sa mort en 1878. Ces leçons sont avant tout des textes de philosophie biologique qui restent d’une grande actualité.

8. Paragraphe IV des Recherches physiologiques sur la vie et sur la mort : « Influence de la société sur l’éducation de la vie animale ».

9. Xavier Bichat, Recherches Physiologiques sur la vie et la mort. Cette édition est augmentée des notes et réfutations de François Magendie, ce qui fait apparaître la différence de méthode fondamentale entre les deux écoles.

10. Pourtant, la méthode expérimentale avait fait ses preuves dans le passé : William Harvey (1578-1657) en est un des exemples, car c’est en expérimentant sur les biches vivantes du parc royal de Charles Ier en Angleterre qu’il a découvert le mécanisme de la grande et la petite circulation sanguine.

11. Dans une note de la 28e leçon du Cours, Comte salue la personne de l’illustre Barthez « un philosophe d’une bien plus haute portée » que le métaphysicien Condillac.

* Dans la première leçon sur les Phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux 7, Claude Bernard réfute cette séparation entre la vie et la mort. En conséquence, il démontre que les manifestations vitales ne peuvent exister sans les propriétés physico-chimiques : « Les propriétés vitales ne sont en réalité que les propriétés physico-chimiques de la matière organisée. » Pour Bernard, la vie est un mouvement perpétuel entre destruction et réorganisation organique et cellulaire. Il existe un plan particulier pour chaque organisme vivant qui lui permet de se rétablir, de se cicatriser (une organisation déterminée, maintenant son unité, son individualité morphologique). Précisant que toute définition formelle de la vie est impossible, il raille la définition de Bichat par une métaphore : « La vie c’est la mort. » Cette différence de point de vue entre Bernard et Bichat permet au premier d’expérimenter sur le vivant, mais pas au second.

** Comme le précise Claude Bernard dans ses Principes de médecine expérimentale : « L’anatomie pathologie n’apprend rien ; ce n’est qu’un caractère pour classer les maladies anatomiquement. » Excédé par ces pratiques, Claude Bernard voudra prendre des mesures sanitaires et rapprocher le laboratoire de l’hôpital. Dans ses Principes de médecine expérimentale, il démontre l’inanité des préceptes vitalistes qui veulent séparer la thérapeutique et la physiologie. Pour le bénéfice tant des praticiens que des patients, il prouvera que la pathologie, la thérapeutique et la physiologie sont une même science expérimentale.

*** Ainsi, tout comme Claude Bernard ultérieurement, Magendie attaque l’idée a priori des vitalistes selon laquelle un organe = une fonction, en démontrant que l’organisme vivant est un tout. Si chaque organe participe au bien commun de l’organisme dans son ensemble, l’organisme entier – la totalité des organes – s’investit dans le bon fonctionnement de chaque organe particulier. Une notion d’économie du vivant qui devrait inciter les généticiens à réfléchir lorsqu’ils affirment qu’un gène = une maladie. Il n’existe ni fonction isolée, ni gène simple.

**** Eugène Chevreul est l’héritier d’une tradition de chimistes qui, depuis Lavoisier, ont participé de près ou de loin à la révolution de la médecine en attaquant le dogme vitaliste. Il a été l’ami intime d’Ampère. Sa longévité exceptionnelle lui a permis de connaître Bernard qu’il a manifestement influencé dans sa notion de « méthode expérimentale ».

***** « M. Pasteur a signalé des faits de cicatrisation, de rédintégration cristalline, qui méritent toute notre intention. Il étudia certains cristaux et les soumis à des mutilations qu’il a vu se réparer rapidement et très régulièrement. Il résulte de l’ensemble de ses recherches que, lorsqu’un cristal a été brisé sur l’une quelconque de ses parties et qu’on le replace dans son eau-mère, on voit, en même temps que le cristal grandit dans tous les sens par un dépôt de particules cristallines, un travail très actif avoir lieu sur la partie brisée ou déformée, et en quelque sorte il a satisfait, non seulement à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal, mais au rétablissement de la régularité de la partie mutilée.

« Ces faits remarquables de rédintégration cristalline se rapprochent complètement de ceux que présentent les êtres vivants lorsqu’on leur fait une plaie plus ou moins profonde. Dans le cristal comme dans l’animal, la partie endommagée se cicatrise, reprend peu à peu sa forme primitive, et dans les deux cas le travail de reformation des tissus est en cet endroit bien plus actif que dans les conditions évolutives ordinaires. » Extrait de la La science expérimentale.

 


Bibliographie

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  • Principes de médecine expérimentale, Quadrige, PUF, 1987.
  • Cahier de notes, extraits du Carnet Rouge Gallimard, 1965.
  • Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Vrin, 1966.
  • De la physiologie générale, Culture et civilisation, 1965.
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  • François Magendie, Leçon d’ouverture du cours de médecine du Collège de France.
  • François Magendie, Leçons sur les phénomènes physiques de la vie, J.B. Baillère, 1856
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  • Mirko Grmek, Le legs de Claude Bernard, Fayard, 1997.
  • Mirko Grmek, Claude Bernard et la méthode expérimentale, Petite bibliothèque Payot, 1991.
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  • Hermann Boerhaave, Institutions de médecine et Eléments de chimie.
  • Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et sur la mort et autres textes, GF- Flammarion, 1994.
  • Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif, Vrin, 1995.
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