Notes préparatoires de Karel Vereycken pour un entretien en six questions avec Radio Algérie internationale émis le 5 mai 2025.
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1. Cet accord intervient après des mois de négociations, pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui a débloqué la situation ?
Tout d’abord, Zelensky a été forcé d’accepter que ce partage des futurs revenus des opérations minières avec des sociétés américaines ne constituera en aucun cas une « caution » militaire américaine pour la défense de son pays. C’est en réalité une concession américaine à Poutine, pour que la paix puisse se faire.
Considérons le contexte plus général. Cet accord reflète la vision géo-économique et géopolitique de Washington, où le pouvoir fluctue au gré des influences des lobbies. Trump est un homme d’affaires. Il ne veut pas de guerre militaire (néfaste pour le commerce), mais il espère gagner un bras de fer avec la Chine, d’où les droits de douane extravagants qu’il lui a infligés.
Mais la Chine ne se laissera pas faire. Depuis le début du mois d’avril, elle a décidé de répliquer aux droits de douanes américains en sortant « l’arme fatale », un blocus sur les terres rares contre les Etats-Unis. Rappelons que la Chine contrôle près de 70% de la production mondiale de terres rares, selon l’US Geological Survey, et qu’elle possède un monopole sur le raffinage d’une bonne partie d’entre elles.
Or, les terres rares sont indispensables au fonctionnement d’une économie moderne et la Chine s’est assurée d’un contrôle presque total de leur approvisionnement. En 2024, de toutes les terres rares entrant dans les chaînes de production américaines, 80 % venaient de Chine, et jusqu’à 95 % en 2023. Or, depuis début avril, Beijing a décidé de limiter les exportations de sept types de terres rares (il en existe 17 dans le tableau périodique des éléments, dont sept dites « lourdes »). La fabrication d’aimants permanents en constitue la plus grande utilisation mondiale, représentant 44 % de la demande totale de terres rares en 2022. Les industries automobile, de défense et d’équipements électriques, qui ne peuvent pas s’en passer, n’ont que quelques mois de stocks.
Ainsi, depuis le 4 avril, les exportateurs chinois de samarium, gadolinium, terbium, dysprosium, lutécium, scandium et yttrium doivent demander des licences d’exportation et toute expédition vers les États-Unis leur est interdite. La Chine a placé 16 entités américaines (principalement dans la défense et l’aérospatiale) sur une liste de contrôle des exportations, les empêchant de recevoir des produits dits à double usage.
Tout cela fait paniquer les secteurs de la haute technologie aux Etats-Unis, et des gens comme Elon Musk en particulier. En effet, pas de StarX, de Tesla ou de Starlink sans batterie au lithium ni terres rares ! Et surtout, sans terres rares, les Etats Unis ne pourront pas produire l’énergie nécessaire pour stimuler l’Intelligence artificielle, l’industrie spatiale, les drones et les équipements de guerre.
C’est pourquoi, lorsqu’on se demande ce que l’Ukraine, le Groenland et le Canada ont en commun, la réponse est vite trouvée : ce sont les terres rares.
— Le sous-sol du Groenland regorge de fer, plomb, zinc, nickel, or, platine et abriterait entre 12 % et 25 % des réserves de terres rares de la planète. Les milliardaires américains Jeff Bezos et Bill Gates sont déjà sur le terrain. KoBold Metals, l’entreprise dont ils sont actionnaires et qui utilise l’intelligence artificielle pour explorer de nouveaux gisements, a lancé, en mars, ses premiers forages près de la baie de Disko, dans le sud-ouest du pays, afin d’y prospecter du nickel, du cuivre et du cobalt.
— Le Canada possède parmi les plus importantes réserves et ressources connues (mesurées et localisées) de terres rares au monde, estimées à plus de 15,2 millions de tonnes d’oxydes de terres rares en 2023.
Nous sommes confrontés à un système financier en faillite systémique depuis 2008 (surtout avec les cryptoactifs qui faussent totalement les chiffres de l’inflation), qui, pour se refaire une santé, s’est lancé dans un pillage des ressources de pays étrangers, qu’il soit allié ou pas. Après s’être infligé une sorte d’« auto-cannibalisation », il s’agit de dévorer l’autre. Cela rappelle de mauvais souvenirs. Tant que les pays occidentaux resteront enfermés dans cette logique, cela conduira inévitablement à un affrontement stratégique, d’abord économique, et fatalement, à un conflit militaire.
2. Beaucoup de questions restent en suspens concernant cet accord. Notamment sur les réserves réelles de terres rares du sous-sol ukrainien.
Selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS), il existe très peu de données permettant de savoir si l’exploitation des terres rares et autres matériaux stratégiques de l’Ukraine est commercialement viable.
De son côté, l’ancien directeur général du service géologique ukrainien confirme qu’on ne dispose d’aucune évaluation moderne des réserves de terres rares en Ukraine. La cartographie existante, réalisée il y a entre 30 et 60 ans par l’Union soviétique, repose sur d’anciennes méthodes d’exploration.
3. Ces minerais sont-ils exploitables ? Sont-ils en quantité suffisante pour que les sociétés minières y trouvent un intérêt économique ?
Les facteurs qui influencent la faisabilité commerciale des gisements miniers sont la profondeur, la teneur en minerai, les sous-produits et l’emplacement. Sans confirmation de ces données, il est peu probable que les compagnies minières prennent le risque d’investir des centaines de millions de dollars dans des gisements potentiellement non viables.
4. Entre la prospection et les infrastructures à construire, il faut plus de 15 ans pour ouvrir une mine avant exploitation. Quelle est la valeur de cet accord ?
La guerre a détruit des infrastructures essentielles en Ukraine, alors que l’exploitation minière est l’une des industries qui consomment le plus d’énergie au monde. Elle représente environ 38 % de la consommation d’énergie industrielle mondiale et 15 % de la consommation totale d’électricité.
Entre 2022 et 2023, près de la moitié de la capacité de production électrique ukrainienne a été occupée, détruite ou endommagée par les forces russes, tandis qu’environ la moitié des grandes sous-stations du réseau du pays ont été endommagées par des frappes de missiles et de drones. En conséquence, l’Ukraine ne dispose plus que d’un tiers environ de sa capacité de production d’électricité d’avant-guerre. La prospection et la production de minerais ne pourront commencer que lorsque l’infrastructure énergétique sera reconstruite. Ce n’est donc pas demain la veille.
5. Selon plusieurs spécialistes, la principale valeur de l’accord se situe dans le rétablissement de la confiance entre Kiev et Washington.
Les Européens, et surtout les Britanniques, qui ne sont pas enthousiasmés à l’idée d’envoyer leurs enfants mourir pour l’Ukraine, aimeraient bien entraîner les Américains dans cette guerre. C’est un jeu cynique entre des puissances arrogantes qui ne mesurent même pas les conséquences éventuelles de leurs sinistres calculs.
J’appelle Américains et Européens à négocier de bonne foi une paix durable au profit de tous. Ensemble, notamment avec l’énergie atomique, une énergie très dense, on pourra alors trouver des solutions appropriées pour répondre à l’épuisement cyclique des ressources et des matières premières.
6. La Russie n’a toujours pas réagi officiellement à l’accord signé entre les États-Unis et l’Ukraine. Comment est-il perçu en Russie ?
Le moment est venu de prendre en compte les intérêts légitimes de sécurité de la Russie. Celle-ci se trouve en effet confrontée à une sorte de crise des missiles de Cuba à l’envers. Elle ne peut en aucun cas accepter que l’Ukraine rejoigne l’OTAN, que des missiles stationnent devant sa porte et qu’une forte minorité néo-fasciste domine la politique ukrainienne et persécute les russophones vivant en Ukraine. Une stratégie des petits pas, « à la Kissinger », est condamnée à l’échec. Qui veut la paix la prépare. Dans une entente Est-Ouest, même la Russie peut fournir des terres rares aux Américains.
Cet accord n’a donc pas une grande valeur, sinon de rassurer des lobbies américains qui cherchent l’affrontement avec la Chine.
Si l’humanité n’a pas périclité jusqu’ici, c’est grâce à l’infinie patience dont la Russie a fait preuve face à tant de mépris et d’humiliations. Qu’elle en soit remerciée !