Le 12 décembre, dans la revue Science, 38 éminents scientifiques de renom, dont des lauréats du prix Nobel, demandent l’arrêt, du moins temporaire, de certaines recherches sur la « vie en miroir ».
Après les inquiétudes suscitées par les recherches « Gain de fonction (GdF) » (visant à rendre plus virulents, plus contagieux et plus puissants certains virus et bactéries pour anticiper leur évolution éventuelle...), la mise au point récente de « bactéries miroirs », construites à partir d’images inversées de molécules présentes dans la nature, crée des risques considérables.
La vie en miroir est liée à la « chiralité », le phénomène omniprésent dans le monde naturel selon lequel une molécule ou un autre objet ne peut pas être simplement superposé à un autre. Léonard de Vinci et surtout Louis Pasteur (cristallographe avant de devenir virologue et microbiologiste) ont découvert l’importance de la dysmétrie fondamentale organisant le vivant.
Une molécule est « chirale » si elle possède deux formes, dites énantiomériques, dont les images l’une de l’autre dans un miroir ne sont pas superposables, exactement comme la main gauche et la main droite chez l’homme.
Bien que dans la nature, les molécules constitutives de l’ADN et des protéines existent sous deux formes miroirs, les cellules vivantes n’en utilisent qu’une seule. Par exemple, l’ADN utilise des molécules de sucre droites, tandis que les protéines sont constituées d’acides aminés gauches. Cet arrangement est le même pour toutes les espèces connues sur Terre. Or, en biologie miroir, les scientifiques cherchent à créer des cellules vivantes dont la chiralité est inversée.
Pour comprendre, nous avons interrogé le Pr Patrick Berche, chef de service de microbiologie de l’hôpital Necker-Enfants malades, ancien doyen de la faculté de médecine Paris-Descartes et membre du Conseil scientifique de défense pour le risque biologique. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment « L’Histoire secrète des guerres biologiques » (Robert Laffont, 2009).
Le 23 décembre 2024, le Professeur Berche a accepté de nous livrer « à chaud » quelques réflexions sur cet enjeu.
Entretien avec le Pr Patrick Berche
Recherches sur « la vie miroir » ? La plus grande vigilance s’impose
Karel Vereycken : Que pensez-vous de l’appel des 38 chercheurs paru dans Science, réclamant une pause dans la création de bactéries « miroirs » ?
Pr Patrick Berche : Je pense que c’est un appel inédit et exemplaire depuis la conférence d’Asilomar en 1975. [1]
C’est une mise en garde préventive contre certains risques liés aux progrès de la biologie de synthèse des molécules organiques. La création d’une vie en miroir (bactéries, virus ou autre) pourrait survenir dans la prochaine décennie. Cela mérite une réflexion approfondie.
L’Évolution depuis l’origine de la vie a abouti à la synthèse de molécules du vivant (protéines et acides nucléiques) présentant une chiralité, c’est-à-dire une asymétrie imposée par certaines contraintes (carbone tétravalent, forme et repliement des molécules facilitant leurs fonctions, notamment la réplication [double hélice], etc.). Les protéines sont gauchères, les acides nucléiques droitiers.
L’utilisation de biomolécules miroirs permet des applications, notamment thérapeutiques, qui doivent être poursuivies. C’est le cas par exemple des aptamères, oligonucléotides capables de se fixer à des cibles biologiques sans susciter de réponse immunitaire.
A contrario, le problème est très différent si l’on crée des entités biologiques réplicatives et autonomes, ce qui peut avoir des conséquences délétères. La création de micro-organismes « chiraux » pourrait leur conférer des propriétés inédites et nécessite une analyse des risques potentiels. Tel est le but de la publication de Science.
Quels risques y voyez-vous ?
La création notamment de bactéries miroirs est une préoccupation importante. On peut désormais synthétiser in vitro [en laboratoire] des bactéries et des virus entiers à partir des séquences in silico [par des modèles informatiques]. Il existe donc une possibilité de créer des entités vivantes « en miroir », à l’inverse des êtres vivants façonnés par l’Évolution. La synthèse de bactéries miroirs est désormais à portée de main et cela peut entraîner des risques importants.
Le premier risque est écologique : ces organismes miroirs (bactéries, etc.) pourraient se répandre dans l’environnement, où ils trouveraient les ressources nutritives à partir notamment de molécules achirales présentes dans de nombreux environnements. Leur étrange et singulière chiralité pourrait les rendre résistantes aux prédateurs naturels (protistes, bactériophages), ainsi qu’aux antibiotiques, aux protéases et aux nucléases qui normalement les dégradent. Ces bactéries pourraient créer ainsi des écosystèmes et proliférer à l’instar des espèces envahissantes. Nul ne peut prévoir leur propre évolution dans un monde de chiralité opposée.
Le second risque est celui de la propagation de ces bactéries chez les plantes et les animaux, en particulier chez l’homme. Leur chiralité les empêchera d’être reconnues par le système immunitaire, incluant les récepteurs de l’immunité innée et ceux de l’immunité acquise (anticorps, lymphocytes T). Ces bactéries pourraient pénétrer les tissus en franchissant la muqueuse digestive par translocation, de façon non spécifique. Elles ne seraient pas reconnues ni dégradées par les cellules immunitaires (résistance aux protéases). Leurs antigènes ne seraient pas présentés aux lymphocytes pour générer une immunité protectrice. Ces bactéries pourraient donc être des pathogènes potentiels très dangereux, déclenchant des infections persistantes et sévères. De plus, elles seraient résistantes à tous les antibiotiques connus.
Pourraient-elles échapper aux laboratoires ?
Les accidents de laboratoire sont toujours possibles. La prévention de leur dissémination ne peut être basée que sur des mesures strictes de confinement. Cependant, nul n’est à l’abri d’erreurs humaines ni de fuites accidentelles ou intentionnelles dans les laboratoires.
Cela représente-t-il un intérêt pour les armes biologiques ?
Ce type de bactéries ou virus miroirs pourrait indubitablement constituer des armes biologiques redoutables. Cependant, elles nécessitent une très grande compétence scientifique qui reste aujourd’hui limitée à quelques équipes spécialisées. Elles présentent aussi un inconvénient majeur pour une arme biologique, celui de la non-discrimination des « ennemis ». De telles armes pourraient se retourner contre les populations de l’attaquant.
Quel bilan avantage/risque ?
Ces créatures dangereuses feront-elles réellement progresser les connaissances scientifiques ? Les avantages prévisibles de la création de bactéries miroirs semblent très limités, et les risques importants. Je pense personnellement qu’il n’est pas nécessaire de créer des entités vivantes explicatives et autonomes, mais que la recherche sur les molécules chirales, dans un but de nouvelles thérapeutiques, doit être poursuivie.