Par Christine Bierre, rédactrice-en-chef de Nouvelle Solidarité.
Poutine est contre le dollar ! Il veut détruire l’Occident ! Voilà ce qu’on peut lire dans notre presse française et occidentale. Mais est-ce bien le cas ? Les propos tenus par le président Poutine lors de la dernière réunion du Club Valdai, le 7 novembre à Sochi, après la 16e réunion des BRICS à Kazan, ne correspondent en rien à cela. Le président russe y a défendu la nécessité d’accepter la grande « diversité » du monde et le besoin d’une architecture mondiale qui en tienne compte.
Au dernier jour de la conférence de Valdaï, le président Poutine s’est livré à une longue réflexion et à quelques digressions philosophiques sur les profonds changements en cours, dont nous vous livrons certains passages :
Nous sommes destinés à vivre une époque de changements fondamentaux, voire révolutionnaires, et non seulement à les comprendre mais aussi à participer directement aux processus les plus complexes du premier quart du XXIe siècle. Nous assistons à la formation d’un ordre mondial totalement nouveau, qui n’a rien à voir avec ce que nous avons connu dans le passé, comme les systèmes de Westphalie ou de Yalta. (...)
De nouvelles puissances se lèvent. Les nations prennent de plus en plus conscience de leurs intérêts, de leur valeur, de leur spécificité et de leur identité, et insistent de plus en plus sur la poursuite des objectifs de développement et de justice. Dans le même temps, les sociétés sont confrontées à une multitude de nouveaux défis, allant de changements technologiques passionnants à des catastrophes naturelles, de divisions sociales scandaleuses à des vagues de migration massives et à des crises économiques aiguës. (...)
C’est en quelque sorte l’heure de vérité. L’ancien ordre mondial disparaît irréversiblement. En fait, il a déjà disparu, et une lutte sérieuse et irréconciliable se déroule pour le développement d’un nouvel ordre mondial. Irréconciliable, surtout parce qu’il ne s’agit même pas d’une lutte pour le pouvoir ou l’influence géopolitique. Il s’agit d’un affrontement sur les principes mêmes qui sous-tendront les relations entre les pays et les peuples au cours de la prochaine étape historique. Son issue déterminera si nous serons capables, grâce à des efforts conjoints, de construire un monde qui permettra à toutes les nations de se développer et de résoudre les contradictions émergentes sur la base du respect mutuel des cultures et des civilisations, sans coercition ni recours à la force. Et enfin, si la société humaine pourra conserver ses principes éthiques humanistes, et si l’être humain pourra le rester.
L’alternative à cela, poursuit Poutine, serait
la plongée de l’humanité dans les profondeurs de l’anarchie agressive, les divisions internes et externes, l’érosion des valeurs traditionnelles, l’émergence de nouvelles formes de tyrannie et la renonciation effective aux principes classiques de la démocratie, ainsi qu’aux droits et libertés fondamentaux.
Pour lui, le péril
réside dans l’imposition d’idéologies totalitaires qui deviennent la norme, comme l’illustre l’état actuel du libéralisme occidental. Ce libéralisme occidental moderne a dégénéré en une intolérance et une agressivité extrêmes à l’égard de toute pensée alternative, souveraine et indépendante. (...)
Dans les politiques récentes des États-Unis et de leurs alliés, par exemple, le principe ‘celui qui n’est pas avec nous est contre nous’ est de plus en plus mis de l’avant. Une telle formule est très dangereuse. Après tout, comme le dit le proverbe de notre pays, parmi tant d’autres, ‘on récolte ce qu’on a semé’.
La civilisation occidentale n’est pas un ennemi
Dans ce contexte, je tiens à souligner une fois de plus que, contrairement à nos homologues, la Russie ne considère pas la civilisation occidentale comme un adversaire et ne pose pas la question du ‘nous ou eux’. Je le répète : ‘Vous êtes avec nous ou contre nous’ ne fait pas partie de notre vocabulaire. Nous ne voulons rien enseigner à personne ni imposer notre vision du monde à qui que ce soit. (...)
L’Occident a certes accumulé d’importantes ressources humaines, intellectuelles, culturelles et matérielles qui lui permettent de prospérer en tant qu’élément clé du système mondial. Toutefois, il n’est qu’un « élément » parmi d’autres nations et groupes qui progressent rapidement. L’hégémonie dans le nouvel ordre international n’est pas une considération. Lorsque, par exemple, Washington et d’autres capitales occidentales comprendront et reconnaîtront ce fait incontestable, le processus de construction d’un système mondial capable de relever les défis de l’avenir entrera enfin dans sa phase de création véritable. (...)
Dans le monde multipolaire qui se dessine, aucune nation ni aucun peuple ne doit rester perdant ni se sentir lésé ou humilié. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons garantir des conditions véritablement durables pour un développement universel, équitable et sûr.
Poutine développa ensuite six principes qui doivent fonder ce nouveau monde, dont le deuxième concerne particulièrement notre propos ici : la diversité n’est pas une aspiration de chaque peuple, elle est la condition du bien-être d’une « communauté internationale » qui n’est pas juste une addition de peuples : elle est une « entité vivante ». Le monde est « non-linéaire », a insisté Poutine pour illustrer ce concept.
Nous n’avons cessé de souligner que la diversité du monde est une condition préalable à sa durabilité. Cela peut sembler paradoxal, car une plus grande diversité complique la construction d’un récit unifié. Naturellement, les normes universelles sont supposées aider à cet égard. Peuvent-elles remplir ce rôle ? Il va sans dire qu’il s’agit d’une tâche formidable et compliquée. Tout d’abord, nous devons éviter un scénario dans lequel le modèle d’un pays ou d’un segment relativement minime de l’humanité serait présumé universel et imposé aux autres. Deuxièmement, il est intenable d’adopter un code conventionnel, même s’il a été élaboré démocratiquement, et de le dicter aux autres comme une vérité infaillible à perpétuité. (...)
La communauté internationale est une entité vivante, dont la diversité civilisationnelle la rend unique et lui confère une valeur inhérente. Le droit international est le fruit d’accords non pas entre pays, mais entre nations, car la conscience juridique fait partie intégrante de chaque culture unique et de chaque civilisation. »
Un système mondial polyphonique
La montée en puissance de nations et de cultures qui, pour une raison ou une autre, étaient restées jusqu’ici à la périphérie de la politique mondiale, signifie que leurs propres conceptions du droit et de la justice jouent un rôle de plus en plus important. Elles sont diverses. Cela peut donner une impression de discorde, voire de cacophonie, mais ce n’est que la phase initiale. Je suis profondément convaincu qu’une nouvelle structure internationale n’est possible que selon les principes de la polyphonie, où les tons et les thèmes musicaux sonnent ensemble pour former une harmonie. Si vous voulez, nous nous dirigeons vers un système mondial qui sera polyphonique plutôt que polycentrique, un système dans lequel toutes les voix se font entendre et, plus important encore, doivent absolument être entendues. Ceux qui ont l’habitude de jouer en solo et qui veulent continuer à le faire devront s’habituer à la nouvelle partition [au sens musical].
Cette réflexion, qu’à partir de notre diversité française nous partageons totalement avec le président Poutine, est très profonde et juste, car un système « polycentrique » ou, diront certains, multilatéraliste, n’est pas exempt de conflits. Au contraire ! Par contre, la polyphonie implique une harmonie dans la diversité, et c’est bien le seul système sur lequel toute l’espèce humaine pourrait justement s’accorder.
Ces réflexions nous font d’autant plus plaisir que « l’accord des discords », comme l’appelai Jean Bodin dans ses Six Livres de la République, a été le motif conducteur de la conférence de Solidarité & Progrès du 21 septembre, dont le thème était « La France avec le Sud planétaire, notre combat, votre combat ».