Lorsque vous lirez ces lignes, les neuf pays membres des BRICS et la quarantaine de ceux qui entendent le devenir ou s’y associer se seront réunis, du 22 au 24 octobre, à Kazan. Les observateurs bien informés savent que c’est l’évènement le plus important de l’année 2024, celui qui déterminera le cours de l’histoire mondiale. L’avez-vous vu mentionné dans la grande presse française ? A peine. Seuls les réseaux sociaux en parlent, mais en le situant à tort comme une étape dans un combat entre blocs, dans le contexte d’une nouvelle Guerre froide. A peine ? Nous sommes bien trop occupés à analyser une élection américaine qui se déroule entre deux candidats assujettis au même complexe militaro-financier et à suivre, chez nous, les aléas du vote d’un projet de loi de finances (PLF), déterminé par la soumission à un système qui se détruit lui-même. Il n’est pire idiot que celui qui regarde les mouvements de sa monnaie, aujourd’hui électronique, plutôt que de mesurer l’espérance de son peuple et la productivité réelle, physique, de son économie.
Les pays rassemblés à Kazan représentent environ 50 % de la population mondiale et 38 % du PIB exprimé en parité de pouvoir d’achat, contre, respectivement, 10 % et 29 % pour les pays du G7. Si l’on y ajoute de nombreux autres pays qui ne sont liés ni au G7 ni aux BRICS, on obtient une « Majorité mondiale ». Le monde a basculé. Que veulent ces pays ? Ne plus subir la domination de l’Occident global ni le privilège exorbitant d’un dollar incarnant le pouvoir du monde de la City et de Wall Street. On nous dira que ces pays ne forment pas un tout homogène, que ce n’est pas un ensemble monolithique. C’est vrai, eux-mêmes l’admettent. Mais tous exigent plus de justice dans les relations internationales, la fin de l’ère coloniale. Ils pensent que le système actuel du Fonds monétaire international ne peut être réformé et qu’il faut donc en changer.
La politique de leurs principaux dirigeants n’est pas anti-occidentale, elle n’est pas exclusive. Ils ne veulent plus être dominés et entendent s’organiser pour ne pas l’être, mais laissent la porte ouverte aux pays occidentaux pour aller vers un développement mutuel, inclusif. Incroyable, trop généreux pour être vrai ? Non, c’est la conception selon laquelle l’avantage d’autrui peut correspondre à son propre avantage, ainsi que l’a établi le principe fondamental du Traité de Westphalie, afin d’assurer la coexistence pacifique entre nations. C’est à prendre, car dans la situation actuelle, imposer son hégémonie au détriment de l’autre signifie la guerre, cette guerre désastreuse à laquelle se prépare l’oligarchie dominante, dans l’illusion de sauver son système, et qui nous conduirait tous à notre perte, y compris elle-même.
Ecoutons les éléments les plus représentatifs de ce concept gagnant-gagnant. Selon Sun Xiaobo, directeur général du Contrôle des armements au ministère chinois des Affaires étrangères, assurer la paix nécessite d’établir une nouvelle architecture internationale de sécurité et de développement économique entre nations indépendantes. De nombreux commentateurs chinois et des pays du Sud global reconnaissent aujourd’hui que la présidente de l’Institut Schiller international, Helga Zepp-LaRouche, et moi-même avons été visionnaires sur ce point. Mieux encore, l’ancien vice-président de la Nouvelle Banque de développement des BRICS, le brésilien Paulo Nogueira Batista, vient de proposer un triple fondement pour cette architecture : des échanges en monnaies nationales hors dollar, un nouveau système de paiement international et une monnaie de réserve des BRICS pour régler les excédents et déficits entre participants, avec une référence à un panier de matières premières dont le prix serait fixé non par des marchés mais par des contrats à long terme, assurant la stabilité.
Pour Vladimir Poutine, cela ne peut se faire aussi vite, il faut procéder par étapes. A quoi Paulo Nogueira répond : formons une commission spéciale pour réfléchir à sa mise en œuvre au sein d’une avant-garde, les autres se joignant progressivement à cette dynamique.
A Kazan, il ne faut donc pas s’attendre à un miracle mais à un pas en avant fondamental. Emmanuel Macron avait dit le 8 janvier 2018 à Xi’an que la France et la Chine devaient rêver ensemble. Il n’est plus temps de rêver mais de retrouver notre souveraineté nationale — sans Emmanuel Macron. En participant à ce processus de salut commun que poursuivent les autres pays qui affirment leur propre souveraineté.
Vous constaterez que je n’ai pas parlé de notre PLF. Je me méfie, comme nous le conseillait Henri Barbusse en son temps, des grands mots et « de tous ceux qui cuisinent des faits isolés », surtout lorsqu’ils nous proposent de nous serrer la ceinture ou étalent des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir. C’est de règle du jeu qu’il faut changer, au plan national comme international, car la souveraineté ne se divise pas et n’est pas une identité impuissamment narcissique assaisonnée de statistiques.