Norbert Wiener, quand l’entropie cognitive mène au capitalisme de surveillance

jeudi 20 juin 2024, par Benjamin Bak

L’économiste et penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019) a toujours affirmé que la méthode LaRouche-Riemann avait pour point de départ sa réfutation de la théorie de l’information de Norbert Wiener (1894-1964) [1], telle qu’il la développe dans Cybernétique et Société, l’usage humain des êtres humains (1950).

Il me semblait plus que temps, suite à l’arrivée inopinée de cet ouvrage sur la table de mon salon, d’explorer la pensée de Norbert Wiener pour comprendre avec plus d’acuité les enjeux d’une telle critique.

A l’époque, Lyn [Lyndon LaRouche] étant déjà très engagé dans l’étude de Leibniz et de la composition classique de Beethoven, il a pu reconnaître sans peine que Norbert Wiener et John Von Neumann laissaient hors de l’équation un facteur décisif : l’effet d’une découverte créative (…), impossible à prévoir avec des méthodes statistiques ou d’analyse systémique. C’était le début de ce qui allait devenir le modèle LaRouche-Riemann d’économie physique. »

Helga Zepp-LaRouche, présidente de l’Institut Schiller, 18 novembre 2007, République ou Empire, créativité ou contre-culture.

En effet, plus je lisais ce livre, plus je prenais conscience que la critique de LaRouche envers Norbert Wiener débordait du simple cadre de la prévision économique. A travers un ensemble de propos de Norbert Wiener, et en les confrontant aux réponses développées par LaRouche dans ses écrits, nous allons montrer que derrière des principes en apparence scientifiques peut se cacher le fondement de la pensée oligarchique moderne.

L’Humanité selon Norbert Wiener

Pour commencer, rendons à Wiener ce qui est à Wiener. En effet, après Leibniz, il est le premier à regarder l’économie à la lumière de la question énergétique. Malheureusement pour lui, ce sera la seule qualité que nous lui trouverons.

Nous utiliserons les définitions posées par Wiener lui-même dans son ouvrage. Je vous demande de les lire et de méditer sur ces définitions, car le diable se cache souvent dans les détails.

De même que l’entropie est une mesure de désorganisation, l’information fournie par une série de messages est une mesure d’organisation. En fait, il est possible d’interpréter l’information fournie par un message comme étant essentiellement la valeur négative de son entropie [néguentropie ?] et le logarithme négatif de sa probabilité. C’est-à-dire que plus le message est probable, moins il fournit d’information. Les clichés ou les lieux communs éclairent moins que les grands poèmes. 

Ce qui est intéressant ici, c’est que Norbert Wiener définit la néguentropie comme étant l’inverse de l’entropie, comme une entropie à rebours. La définition suivante va encore plus loin dans cette direction :

Au fur et à mesure que l’entropie augmente, l’univers et tous les systèmes clos qui existent en son sein tendent à perdre leurs caractères distinctifs et à aller de l’état le moins probable à l’état le plus probable, à avancer d’un état d’organisation et de différenciation, dans lequel les distinctions et les formes existent, vers un état de chaos uniforme.

Tel que défini par Wiener, l’état de néguentropie est l’état le moins probable. De plus, il est physiquement « monstrueux », car il remet en cause l’irréversibilité des processus physiques en « remontant » la flèche de l’entropie en sens inverse.

Soit dit entre parenthèses, on comprend pourquoi Norbert Wiener considère une néguentropie telle qu’il la définit lui-même comme étant improbable. Fort logiquement, cela le conduit à considérer les découvertes scientifiques comme faisant elles-mêmes parties des évènements improbables :

A un certain niveau, les inventions doivent être presque certainement considérées, dans un certain sens, comme fortuites et accidentelles. Ce sont des évènements trop rares dans un système pour que nous puissions leur appliquer sans défiance des notions comme la probabilité ou la statistique.

Sans surprise, cela se répercute également dans sa conception de la culture :

Même dans les grands classiques de l’art et de la littérature, on ne retrouve plus grand-chose de leur valeur informatrice, simplement parce que le public s’est familiarisé avec leur contenu.

Un peintre comme Picasso, qui passe par de multiples périodes et par maintes phases, finit par avoir exprimé tout ce que le siècle avait sur le bout de la langue et, en fin de compte, il stérilise l’originalité de ses contemporains et de ses cadets.

Ne donnons pas trop d’importance à l’idée saugrenue voulant que la réception des classiques serait la même à chaque époque. Il est au contraire évident que chaque époque les accueille différemment, sans oublier que la distance chronologique rend le travail pour les comprendre d’autant plus nécessaire. Cette idée rejoint d’ailleurs le principe de « stérilisation » utilisé dans la 2ème citation.

Quoi qu’on pense de Picasso, on peut légitimement se demander par quelle sorcellerie il aurait « stérilisé » la créativité de son époque. La créativité serait-elle une ressource finie que l’artiste conserve jalousement dans ses coffres, sans la partager avec le reste de l’humanité ? N’en serait-il pas plutôt le multiplicateur et le plus grand héraut ? Certes, la question se pose légitimement pour Picasso, mais tout de même !

On voit là la faille épistémologique de Wiener : les comportements néguentropiques/créateurs étant improbables, ce n’est donc pas la peine de les prendre en compte dans votre analyse.

Appliqué à la société, ce raisonnement peut même aboutir au réflexe de les considérer comme dangereux, et donc de vouloir les restreindre et les contrôler. De ce fait, sur ce point, Wiener est implicitement d’accord avec Aristote, qui, dans son Traité de l’âme, fonde le comportement humain non pas sur la créativité, mais sur l’imitation.

Partons de ces définitions de Wiener, et voyons ce que LaRouche a pu soulever comme problème, à partir de ce que nous avons déjà dit.

La « singularité » de LaRouche

L’économiste et penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019).

Car la méthode développée par LaRouche, en pointant le refus de Wiener de prendre en compte les découvertes créatrices, ne se contente pas de relever une faille minime dans un raisonnement qui serait valable sans cela.

Chez LaRouche, la néguentropie (qu’il a d’ailleurs rebaptisée « anti-entropie » pour éviter de la confondre avec la notion développée par Wiener), manifestée par la créativité en science et en art, n’est ni probable ni improbable, elle est la mesure nécessaire de la survie de la société humaine.

Pour autant, LaRouche a un point d’accord avec Wiener sur le fait que ces phénomènes seraient improbables, non dans le sens de leur rareté, mais de la possibilité de les prévoir par des méthodes statistiques.

En effet, dans la méthode LaRouche-Riemann, chaque acte de découverte créatrice est la transformation du réseau de théorèmes déductifs A en réseau de théorèmes déductifs B. Pour lui, aucun théorème du réseau A n’est cohérent avec aucun autre du réseau B.

Il n’y aucune continuité déductive entre les deux réseaux. Ils sont séparés par un gouffre logique dont les bords ne peuvent être reliés par aucune méthode déductive. Dans le langage de la mathématique formelle, ce gouffre logique porte le nom de « discontinuité mathématique » (encore appelé « singularité »).

C’est là que se manifeste la limite de Norbert Wiener et de ceux qui utilisent la même méthode. Si on ne peut déduire ce qui se passe après la singularité de ce qui s’est passé avant, une méthode de prévision statistique ne peut, par essence, prévoir les effets de la singularité (ici l’acte de découverte créatrice). La créativité devient statistiquement improbable, parce les statistiques ne peuvent tout simplement pas en prévoir les effets.

A la fin du chapitre 10 de son livre En défense du sens commun, intitulé « Isochronisme, moindre action et paradoxe de Parménide », LaRouche va jusqu’à définir la néguentropie (ou « anti-entropie ») comme « l’augmentation de la densité de singularités par intervalle d’action », expliquant que l’entropie existe bien, mais sous la forme d’une « néguentropie négative ».

La notion d’augmentation de la densité de flux énergétique, comme il l’explique dans son Alors, vous voulez tout savoir sur l’économie ? permet également de comprendre le principe d’anti-entropie tel qu’il le conçoit.

Les conséquences politiques de la cybernétique

La conception de l’humanité véhiculée par la théorie de l’information de Wiener ne peut être sans conséquence sur le long terme. N’oublions pas que le terme « cybernétique » vient lui-même d’un mot grec signifiant « gouverner ».

Car de quoi a besoin un système prédictif dans lequel la créativité humaine, au sens où nous l’avons définie plus haut, n’existe pas ? Il a besoin d’accéder à toujours plus de données comportementales. Comment ne pas penser à nos « chers » réseaux sociaux, aux sites d’hébergement vidéo et même tout simplement à nos recherches Google ?

Bien entendu, ce type de modèle sert notamment à prédire les attitudes de consommation, voire à les diriger. Mais il sert également à faire le profil des éléments considérés comme indésirables pour la société, ce qui peut aller du fanatique religieux terroriste au militant politique plus motivé que la moyenne pour renverser les puissants.

Bien évidemment, dans un tel monde, les comportements créateurs, imprévisibles selon les méthodes utilisées, deviennent gênants, car comment contrôler ce qui est imprévisible ? De là à considérer que les actes créateurs sont eux-mêmes le problème, il n’y a qu’un pas que certains services de renseignement franchissent allégrement, classant les personnalités créatrices dans la catégorie « dangereuse », « autoritaire » ou, si l’on pense aux Gilets jaunes, « complotistes ».

Palantir

Par exemple, une entreprise comme Palantir Technologies, officiellement spécialisée dans l’analyse et la science des données, mettra ses méthodes au service des troubles intérêts de son fondateur, le libertarien Peter Thiel. Palantir a été notamment impliquée dans le scandale Cambridge Analytica, du nom de la firme britannique créée par Steve Bannon pour faire basculer l’opinion publique en faveur de l’élection de Donald Trump, à l’aide d’algorithmes...

De fait, Norbert Wiener a posé les fondements du néo-féodalisme algorithmique revendiqué par Peter Thiel, s’imaginant en nouveau Lord au-dessus des États eux-mêmes. Ironiquement, Norbert Wiener, de parents socialistes et surveillé après-guerre par le FBI de J. Edgar Hoover pendant le maccarthysme, se serait bien peu reconnu politiquement dans ce néo-féodalisme...

Cette conception féodale de la société et de l’économie est aux antipodes de l’humanisme défendu par le parti politique Solidarité & Progrès.

Notre combat pour un nouveau système économique mondial et pour la souveraineté nationale et populaire rejoint de fait une lutte plus que nécessaire pour la souveraineté intellectuelle et culturelle des individus qui composent la société.

Bibliographie


[1Norbert Wiener (1894-1964), mathématicien américain, est l’un des pères des théories de l’information, des communications et de l’automatique. Il a popularisé sa vision unifiée de ces domaines et de leur implication scientifique et philosophique sous le nom de « cybernétique ».